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Dîner de wine-dinners au restaurant de Guy Savoy jeudi, 26 septembre 2002

Déjeuner chez Guy Savoy Pour les amis de Bipin Desai 26 septembre 2002
Bulletin 42

Champagne « maison »
Bâtard Montrachet Domaine Ramonet 1979
Château Lagafellière Naudes 1953
Richebourg Anne Gros 1996
Musigny Comte de Voguë 1978
Beaune Grèves, Vigne de l’Enfant Jésus Bouchard Père & Fils 1947
Château Mouton-Rothschild 1982
Lafaurie Peyraguey 1961

Le menu conçu par Guy Savoy
Poêlée de girolles et Jabugo « Bellota Bellota »,
homard breton roti, bordelaise au corail,
légumes croustillants au beurre de homard,
ragoût de lentilles et truffes noires, cèpes en marmite, jus d’automne,
volaille de Bresse pochée en vessie,
riz basmati et petit chou farci aux légumes d’automne,
sauce Albufera, saveurs exotiques et poivres.

Déjeuner de wine-dinners pour les amis de Bipin Desai jeudi, 26 septembre 2002

Un déjeuner qui brille un peu plus qu’un rayon de soleil. On entre chez Guy Savoy, où l’on se sent si bien. Une assistance plus qu’abondante : le Club des Cent tenait séance. Je me glisse entre deux doctes discours, pour rejoindre la salle du fond de belles proportions. Un magnifique Alechinski donne une touche de confort moderne, expression affirmée du mouvement Cobra que j’adore. Là, je retrouve avec joie Bipin Desai, l’homme qui a tout bu, tout retenu, et qui organise les plus folles dégustations de la Terre. A ses cotés, un ami grand amateur de vin, un autre ami complice des plus belles bouteilles de wine-dinners, un restaurateur connu pour l’exceptionnelle collection de Pétrus qu’il disperse sur sa carte des vins, un producteur de vins, connu pour la plus belle collection de vins de plus d’un siècle. Autour de la table, la plus grande compétence dégustative possible (si on peut accepter ce néologisme). Bipin n’aurait évidemment besoin d’aucun des cinq autres convives pour avoir « la » compétence absolue qu’il incarne à lui seul, mais le partage des avis est toujours enrichissant. J’avais le plaisir du lieu, de l’incomparable talent culinaire, du service complice d’une brigade attentive, et des commentaires d’une richesse extrême de goûteurs hors pairs. Il ne me restait plus qu’à chausser un sourire béat, et l’aventure commence.
A noter que si je suis du « fan club » de Bipin Desai, je ne le suis pas sur l’ouverture des bouteilles. Il avait demandé qu’on ouvre chaque vin une demie heure avant consommation, et carafage avant service. Je suis pour une ouverture quatre heures avant, une oxygénation lente, et une absence de carafage. Ce déjeuner m’a confirmé que j’ai raison pour les vins que j’affectionne. Les raisons de Bipin sont autres : homogénéiser le vin servi et éviter la lie.
Le menu composé pour nos vins : Poêlée de girolles et Jabugo « Bellota Bellota », homard breton roti, bordelaise au corail, légumes croustillants au beurre de homard, ragoût de lentilles et truffes noires, cèpes en marmite, jus d’automne, volaille de Bresse pochée en vessie, riz basmati et petit chou farci aux légumes d’automne, sauce Albufera, saveurs exotiques et poivres.
Après un champagne « maison » fort rafraîchissant, Bâtard Montrachet Domaine Ramonet 1979. Le nez est impressionnant, extrêmement dense. En bouche, on a la structure caractéristique du Bâtard. Avis partagés sur sa longueur, mais mon opinion est qu’il s’agit d’un grand Bourgogne blanc, doté d’un spectre très large de différents goûts. Réellement grand. Une des magies de Guy Savoy : le Lagafellière Naudes 1953 Saint-Emilion avait strictement le même nez que la sauce du homard. Ce n’est pas la première fois, et ce n’est pas un hasard si Guy Savoy arrive à cloner l’ADN d’un vin dans sa sauce: il sait saisir les structures intimes du vin. Ce vin que j’ai bu de nombreuses fois est excellent, aimable, enveloppant et rassurant. Il a de l’onction. C’est un succès de 1953 qui est une si belle année, si belle en ce moment.
Le Richebourg Anne Gros 1996 est un pur bijou. Vin jeune bien sûr, mais tellement bien fait. Même si mon palais est fait pour le vin ancien, je ne peux pas ne pas admirer ce talent. C’est un vin sauvage, un de ces pur-sang que le temps va apprivoiser. Le Musigny Comte de Voguë 1978 fut l’occasion de nombreux commentaires. Plus on est compétent, et plus on est difficile. Garde-t-on la même capacité d’émerveillement ? La magie des cèpes a fonctionné tellement bien que ce fut, à mon goût, la plus belle association mets et vin. Le Musigny était de bonne qualité, et je l’ai aimé. Le Beaune Grèves, Vigne de l’enfant Jésus Bouchard Père & Fils 1947 est alors apparu. La méthode d’ouverture suggérée par Bipin nous a privé de 40% de la perfection de ce vin. En moins d’une semaine j’ai goûté trois grands Bourgognes de 1947. Pourquoi les comparer? Il suffit de se rappeler qu’ils sont grandioses, et que 1947 est une année merveilleuse en Bourgogne, généreuse, polie, chatoyante et riche d’arômes développés. Avec la spectaculaire volaille en vessie le Beaune distillait de beaux messages. Le Mouton-Rothschild 1982 aurait dû être bu plus tôt. Il était si coincé qu’on l’a servi au fromage. C’est un bébé. Mais un surdoué : il a tellement de talent. Il faudra attendre encore vingt ans avant qu’il ne livre tout son formidable potentiel, et se guérisse de sa cryptorchidie ! Nous avons fini avec une demie bouteille de Lafaurie Peyraguey 1961, qui, chaque fois que je l’ouvre, étonne par son invraisemblable perfection. Il va sans dire que la bonne humeur prévalait. Les anecdotes fusaient, sans que cela frôle l’académisme ou la pédanterie. Bipin avait d’incroyables anecdotes, mais je relève la jolie remarque d’un des amis : « si on ne se dispute pas sur le vin, alors à quoi ça sert de faire de tels repas ? » Le vin sera toujours, avec bonheur, le sujet d’inépuisables discussions.
Il n’y a pas eu de classement des vins, mais je hasarde mon tiercé de vins si différents. Je mets le Richebourg d’Anne Gros en premier, parce qu’il m’a plus que surpris. En second le Lafaurie 61 pour son incomparable perfection. Et en troisième le Beaune Grèves, si belle expression de 1947. Ce choix est évidemment subjectif, car la palette présentée était vaste.
En une semaine, j’ai pu voir comment Alain Dutournier, Philippe Bourguignon et Guy Savoy abordent la cohabitation entre leur approche culinaire et des vins moins souvent bus que ceux de leurs cartes. Trois approches très différentes où s’exprime la personnalité de l’artiste. J’ai bien sûr mes propres canons, mais je préfère que la personnalité de chacun s’exprime. La diversité est source de richesse.

dîner de wine-dinners au restaurant Laurent mardi, 24 septembre 2002

Dîner au restaurant Laurent le 24 septembre 2002
Bulletin 41 – livre page 69

Les vins :
Magnum Champagne Veuve Cliquot rosé 1964
« Y » d’Yquem 1980
Meursault Bouchard Père & Fils 1959
Château Palmer, Margaux 1964
Château Ausone, Saint Emilion 1967
Santenay Louis Latour 1985
Chateauneuf du Pape, Château Fortia, premier cru 1943
Vosne Romanée Antonin Rodet 1947
Monbazillac Monbouché 1921
Château d’Yquem Sauternes 1967

Le menu, créé par Philippe Bourguignon et son équipe :

Amuse-bouches, toasts au foie gras
Langoustines rôties dans leur suc, aux champignons des bois
Raviolis de cèpes
Canard sauvage rôti aux pêches de vigne,
en deux services
Bleu des Causses
Gratin de mirabelles de Lorraine
Café, mignardises et chocolats

Dîner de wine-dinners au restaurant Laurent mardi, 24 septembre 2002

Ce dîner chez Laurent était organisé autour du voyage de noces d’un jeune couple de californiens. D’autres amis californiens s’étaient joints à eux, dont un couple, lui aussi nouvellement marié, avait fait le voyage pour ce seul dîner (bravo !). Je crois avoir repéré l’un de ces fanatiques que je recherche, prêts à participer à l’ouverture des bouteilles les plus folles. Comme d’habitude, un dîner chez Laurent est une fête, car le cadre vous tend les bras et le personnel vous guide ou accompagne avec discrétion. J’ai une forte affinité pour Philippe Bourguignon qui gère le site avec talent, et pour Patrick Lair, sommelier attentif et passionné, qui met en valeur les vins. Il a définitivement conquis l’une des convives lorsqu’il lui a préparé le canard sauvage, pour lui éviter le moindre effort. Tout était si bien ordonnancé que j’avais même demandé à la lune, presque pleine, d’apparaître au strict aplomb de notre table, au moment du service de l’Yquem. Tablée joyeuse, ambiance amoureuse. Tout annonçait un grand moment.
Le menu : Amuse-bouches, toasts au foie gras, Langoustines rôties dans leur suc, aux champignons des bois, Raviolis de cèpes, Canard sauvage rôti aux pêches de vigne, en deux services, Bleu des Causses, Gratin de mirabelles de Lorraine, Café, mignardises et chocolats. Une agréable sophistication, et un respect du vin remarquable : le plat est fait pour le vin. Voici ce que l’on a bu.
Le magnum de Veuve Clicquot rosé 1964 est beau. Sa photo est sur le site wine-dinners.com. Très jolie couleur de sanguine, plus marquée en haut de coupe qu’en bas. La bulle est généreuse, et ce qui frappe, c’est sa jeunesse. Pas la moindre trace de madérisation, en opposition avec le Krug 1979 récent. Beaucoup de goût, belle intensité. Ce champagne a émerveillé les californiens qui n’ont pas accès à de si vieux champagnes.
Le Y d’Yquem 1980 est un agréable compagnon de route : il est toujours présent au rendez-vous. Comme au dernier dîner où l’odeur des cèpes avait occulté l’odeur du Carbonnieux 28, les merveilleuses langoustines ombrageaient les émanations généreuses du Y, sans porter atteinte à son goût. Belle expression du Bordeaux blanc, et belle affirmation de maturité mais sans trace d’age.
Le Meursault Bouchard Père & Fils 1959 a un nez explosif. Il écrase tout voisinage. Un goût très fort, présent, et une persistance extrême. Solidement charpenté, il en impose.
Les deux Bordeaux se complétaient à merveille. Le Palmer 1964 tout en rondeur, délicieusement séducteur, et l’Ausone 1967, plus réservé, mais dévoilant ses charmes progressivement, comme dans la danse des sept voiles. Le Palmer 1964 confirme une nouvelle fois qu’il est une réussite de cette année qu’on aurait bien tort de classer trop vite dans les années âgées. Et l’Ausone me ravit toujours par sa complexité. Mais j’aimerais bien en ouvrir un qui se défroque, qui s’encanaille, qui se dévergonde.
Le Santenay Louis Latour 1985 est un délicieux Bourgogne de transition. Belle structure, beau ramage. Mais comme dans beaucoup de dîners précédents, quand on a près de soi Chateauneuf du Pape, Château FORTIA, premier grand cru de Chateauneuf du Pape 1943, peut-on vraiment exister ? Ce Santenay fut très plaisant, mais plus en faire valoir. Quelle merveille que ce Chateauneuf ! Un nez étonnant de largeur, d’authenticité, de générosité. Et en bouche, une perfection. Bien enveloppé, drapé, dégageant de belles chaleurs, il emplit le palais avec puissance mais grâce. C’est tout simplement le vin que l’on aimerait boire à chaque fête, car il apporte une satisfaction sans pareille. On est bien, et on a envie que ça ne s’arrête jamais.
Le Vosne-Romanée Antonin Rodet 1947 est une bouteille exceptionnelle. C’est le Bourgogne dans toute sa majesté. Et je vais faire un aveu qui – je l’espère – ne me condamnera pas auprès des lecteurs de ce message : j’aurais du mal à dire lequel m’a plus séduit, et pourquoi, entre le Chambolle Musigny 1947 d’il y a seulement 5 jours et ce Vosne Romanée 1947. A un certain niveau de perfection, le sublime m’anesthésie. Grande expression de Bourgogne et d’autant plus gratifiante qu’il sentait mauvais à l’ouverture. Cinq heures d’oxygène lui ont fait du bien, alors que le Fortia, si généreux à l’ouverture, avait été préservé de tout oxygène excessif.
Le Monbazillac Monbouché 1921 est d’une beauté rare. D’une couleur d’automne, de marc de café, il dégage des senteurs de caramel, de crème brûlée. Il est réglisse, mais a su conserver sa trame de Monbazillac. Un vrai plaisir, rond, chaud, réconfortant.
Pour Lisa, la jeune épousée, Patrick a ouvert le Yquem 1967, bouteille d’un blond doré. Un lingot d’or qui aurait bronzé de façon délicate. Sous l’oeil complice de la lune, un vin parfait. Est-il possible d’envisager meilleur Sauternes ? Ce gamin précoce a tout pour lui. La caractéristique de cet Yquem, c’est l’équilibre, mais surtout, la couverture complète de toutes les saveurs que doit avoir un Yquem. Ce qui m’a ravi, c’est cet aspect global. Ce vin en marche pour la globalisation, et promis à un développement durable mérite d’être au Sommet de la Terre. Il est un vrai plaisir, d’odorat, de parfums, et de sensations rassurantes.
Nous avons bien sûr voté pour le tiercé, et ce qui est revenu le plus souvent est : 1 – Château Fortia 1943 et 2 – Veuve Clicquot rosé 1964, tous les autres vins étant au moins cités une fois. Mon tiercé fut assez différent, avec le Vosne Romanée en premier, le Chateauneuf en second, et le Meursault en troisième. On aura compris que le Yquem 1967 n’était pas en compétition, car il aurait été cité premier par tous.
Le repas fut grandiose avec un service attentionné. Les meilleures combinaisons furent le Palmer avec les cèpes, le Fortia avec la chair du canard, le Yquem avec les copeaux d’orange qui accompagnaient les délicieuses mirabelles. Pour tous une repas qui sera le souvenir d’une vie, tout particulièrement pour les jeunes mariés. Et j’ai fait la connaissance d’un couple d’amoureux du vin qui reviendront pour de folles ouvertures. Une soirée d’exception.

dîner de wine-dinners au Carré des Feuillants jeudi, 19 septembre 2002

Dîner au Carré des Feuillants le 19 septembre 2002
Bulletin 40 – livre page 65

Les vins :
Champagne Laurent-Perrier Rosé
Champagne Krug Millésimé 1979
Batard-Montrachet Albert Morey 1986
Puligny-Montrachet Clos de la Mouchère Nicolas 1980
Château Ausone, Saint Emilion 1978
Château Carbonnieux, Graves 1928
Chambolle Musigny Les Amoureuses, P. Miserey & Frères 1981
Chambolle Musigny Louis Grivot 1947
Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1983
Château Climens Sauternes 1967
Château d’Yquem Sauternes 1932

Les plats conçus pour les vins par Alain Dutournier :

Amuse-bouches, petite friture
Gambas en salade « minute », billes de melon dans leur chutney
Homard breton, fenouil et amandes en escabèche
Fraîcheurs du jardin, pince en bouillon glacé au lait d’amande
Dos de Bar moucheté en fine croûte citronnée
Fricassée de girolles et févettes
Les premiers cèpes marinés, le chapeau poêlé
Et le pied en petit pâté chaud
Canette de Challans flanquée de foie gras caramélisé,
Le filet poêlé, la peau laquée, la cuisse compotée en rouleau croustillant
Quelques vieux fromages du moment
La pêche dans tous ses états, rôtie au poivre, glacée à l’eau de rose,
Macérée au marasquin et accompagnée de blanc-manger

Dîner de wine-dinners au Carré des Feuillants jeudi, 19 septembre 2002

Par une fort belle journée d’automne, wine-dinners faisait sa rentrée le jour où s’ouvrait la Biennale des antiquaires. Occasion de relativiser les choses humaines : quelques centimètres de toile ou quelques petits cailloux transparents valent le travail de plusieurs vies. Peu soucieuse de ces considérations métaphysiques, la France profonde, celle de nos plus belles provinces chargées d’histoire, celle que le Gouvernement d’en bas veut mettre en avant avait décidé de venir en force au Carré des Feuillants. Onze convives dont trois jolies femmes étaient décidés à succomber au talent d’Alain Dutournier qui avait prévu de nous faire accomplir un étonnant et merveilleux voyage :
Amuse-bouches, petite friture, Gambas en salade « minute », billes de melon dans leur chutney, Homard breton, fenouil et amandes en escabèche, Fraîcheurs du jardin, pince en bouillon glacé au lait d’amande, Dos de Bar moucheté en fine croûte citronnée, Fricassée de girolles et févettes, Les premiers cèpes marinés, le chapeau poêlé, Et le pied en petit pâté chaud. Canette de Challans flanquée de foie gras caramélisé, Le filet poêlé, la peau laquée, la cuisse compotée en rouleau croustillant Quelques vieux fromages du moment, La pêche dans tous ses états, rôtie au poivre, glacée à l’eau de rose, Macérée au marasquin et accompagnée de blanc-manger.
Quel programme ! Plaisir esthétique, car les assiettes sont ordonnancées avec recherche, maîtrise des techniques, quelques belles inventions et une recherche de beaux accords. Un enchantement. Pour prévoir d’éventuels retards, un Laurent Perrier rosé dont le bouchon et le goût donnaient 15 à 18 ans d’age. Bien équilibré, déjà bien accompli, c’est un champagne d’agrément, très rassurant. Tel n’était pas le cas du Krug 79 qui allait troubler plus d’un convive. Une force vineuse imposante, la puissance qui rebondit sur la belle bulle, et cet ajout énigmatique du début de madérisation que j’aime tout particulièrement. Je fus le seul à le mettre dans mon tiercé.
Le Bâtard-Montrachet Albert Morey 1986 est un Bâtard caractéristique. Il impressionne par sa structure solide. C’est élégant comme un Bâtard sait l’être, et aussi très fort. Le Puligny-Montrachet Clos de la Mouchère, Nicolas 1980 allait offrir une des plus belles surprises. La pointe de citron du dos de bar donnait, par un effet de catapulte, une longueur inouïe au Puligny. Et ce qui était surprenant, et tout à l’honneur d’Alain Dutournier : le Puligny dansait sur le dos de bar, alors que le Bâtard s’éteignait, ce qui montre la pertinence du choix. Puligny aérien, flatteur, et d’une longueur étonnante. Magnifique Puligny de finesse.
Ausone est l’un des vins les plus complexes du bordelais. Enigmatique quand il le veut. Plusieurs convives ont adoré ce Ausone 1978, car dès qu’on a trouvé le mot de passe, on comprend toute sa race. Le Carbonnieux 1928 rouge, que j’ai déjà bu plusieurs fois, avec la constatation de son étonnante réussite, est apparu lourd, dense, capiteux, vin de charme extrême. Une expérience étonnante : il offre un nez superbe, velouté, et dès que le plat est servi, le nez s’arrête. C’est curieux de voir comme l’odeur du cèpe agit comme un filet de camouflage sur l’odeur du vin : instantanément tout a disparu. En bouche, Carbonnieux est une vraie merveille, au goût chaleureux et imprégnant. Une réussite de l’année 1928. Quand j’ai parlé de courtisane orientale, tout le monde a ri, car peu de temps avant, j’avais dit éviter ces formules ronflantes d’experts.
Quel intérêt chaque fois d’analyser le passage du Bordeaux au Bourgogne ! Le Chambolle Musigny les Amoureuses P. Miserey & Frères 1981 est un bon vin généreux, et nettement mieux fait que ce que j’attendais. Seul dans un dîner, il trônerait. Car l’age lui va bien, avec une belle consistance. Mais quand un vin se situe entre une réussite de 1928 et un succès de 1947, que peut-il faire ? Toutes les envies se tournaient vers ce merveilleux Chambolle Musigny Louis Grivot 1947. A l’ouverture cinq heures avant, un nez « de vieux », mais qui s’améliore très vite. J’avais donc laissé peu de place à l’oxygénation. Et lorsqu’on le sert, miracle de la Bourgogne, c’est parfait. Un équilibre rare entre toutes ses composantes. Ce vin est une récompense. Un bijou.
Le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1983 m’a aussi agréablement surpris, et il a ravi les convives. C’est étonnamment facile, rond, séducteur. Pas une grande profondeur, mais une belle présence. Et ça « pète le feu ». Une bonne conclusion qui ne faisait pas oublier le si merveilleux 1947. Christophe, l’attentionné sommelier a réglé le service des vins avec une précision extrême. C’est un plaisir d’ouvrir les vins avec lui, et j’apprends des petits trucs bien utiles, comme avec d’autres grands professionnels de ces maisons amies.
Le Climens 1967 est un très beau Sauternes, mais dans tout repas, il y a des moments de respiration. L’émotion avait été si grande avec les 5 rouges qu’on se calmait avec ce gentil Sauternes. J’en ai profité pour faire voter. Comme d’habitude les tiercés varient. Une préférence assez générale pour deux vins, le Chambolle 1947 et le Carbonnieux 28. Puis tous les votes divergent, chaque vin ayant son supporter : Batard, Puligny, Ausone, Grands Echézeaux, ou Krug pour moi.
Nous avons eu ensuite le cadeau de la soirée. Alexandre de Lur Saluces à qui j’avais raconté mon excitation de boire Yquem 1932 avait accepté de nous rejoindre, car la curiosité le tenait lui aussi. J’ai ouvert cette belle bouteille jamais rebouchée, et la remarque immédiate d’Alexandre de Lur Saluces fut intéressante : « il est probable qu’aujourd’hui,on aurait vinifié le millésime d’une toute autre façon ». C’est très caractéristique, car Alexandre de Lur Saluces, soucieux de sa récolte en cours ou à commencer, pense au travail qui est fait. La démarche de wine-dinners est de se concentrer sur le témoignage. Il fallait que les convives profitent de cette année si rarement ouverte. C’est le témoignage, quoi qu’il délivre, qui est souhaité avant tout. On sait en buvant 1932 que ce ne sera pas 1929, année grandiose. Mais c’est le 1932 qu’il faut découvrir. Un nez très Yquem, doucereux, fruité et affirmé, et en bouche, l’étonnement : c’est presque un vin sec. On n’a pas le charnu, le fruité d’un Yquem généreux, mais quel plaisir de découverte. Alexandre de Lur Saluces nous a fait le plaisir de nous faire partager son analyse et son approche et de nous raconter des anecdotes passionnantes sur ce qui est le plus grand vin du monde. Alain Dutournier a fait un repas de rêve, avec cette fantastique association du dos de bar et du Puligny. Les épices abondantes de la canette sont difficiles pour les vins, alors que le foie gras faisait rayonner le Chambolle 1947. Merveilleuse soirée avec des convives charmants. Un évident goût de revenez-y.
Dans un prochain repas (complet) chez Laurent on célébrera Yquem 1967, réussite célèbre, puis chez Guy Savoy, un petit groupe de collectionneurs se retrouvera. De prochains dîners sont programmés sur octobre et novembre. Téléphonez moi pour vous inscrire, car pour deux prochains dîners, tout est encore très ouvert. Un dîner de novembre au Bristol est déjà complet.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol mardi, 4 juin 2002

Le dîner du 4 juin 2002 à l’hôtel Bristol fut remarquable à plus d’un titre. D’abord c’est la première fois que nous recevions un habitant de Hong Kong, un français, qui venait à la suite d’une consultation du site wine-dinners. Ensuite, Eric Fréchon, qui a réalisé des associations de goût merveilleuses – ce n’est pas souvent qu’on accompagne une anguille avec Beychevelle 59 – m’a fait le plaisir de me consulter sur les choix culinaires. Je suis honoré d’être associé à la réflexion d’un chef d’un tel talent. Plusieurs mariages ont été grandioses, on le verra. Le menu conçu par Eric Fréchon était : Homard Breton rafraîchi d’un gaspacho, avocat écrasé à l’huile d’olive. Anguille des Sargasses fine purée de cresson de fontaine, bouillon mousseux d’ail de Lautrec. Agneau de lait rôti à la broche frotté au piment d’Espelette, salade pastorale. Pigeon vendéen doré au sautoir, mijoté de petits pois et tourte de cuisse. Vieux Comté. Fourme d’Ambert et Roquefort. Sorbet aux agrumes et son quatre quarts citron. Fraisier et sorbet gariguette tout juste sucré. Mignardises, chocolats.
J’ai ouvert les vins à 16 heures, avec Marlène et Virginie, deux sommelières attentives et expertes qui ont largement contribué à la réussite du festin et au plaisir de chaque convive. Sur une table pour onze convives il y avait douze verres pour chacun. Ce n’est pas si facile à gérer. Ce le fut. Service attentif de Philippe et ses collègues, plats annoncés d’une voix claire et non marmonnés comme souvent, les gigantesques tétons de matronnes que représentent les cloches garde plat se levant d’un seul geste, tout y était. A l’ouverture de l’après-midi, deux vins explosaient de joie : le Nuits 71 et le Chassagne 45. Je les ai rebouchés. Les autres méritaient de l’oxygène. J’ai eu peur que la chaleur orageuse ne les fasse évoluer trop vite. En fait ils se sont bien présentés, à l’exception du Savigny 53 fatigué qui a eu besoin du repas pour se refaire une bien frêle santé. Voyons comment tout ceci s’est déroulé.
A l’attente des convives, le Gewurztraminer Grande Réserve Jean Bischer 1961 a commencé en fanfare. Belle couleur d’un jaune profond, nez très riche et affirmé, et en bouche, un beau gras qui envahit bien le palais. Chaleureux, réjouissant sur de petites entrées en matière charmantes. On passe à table, et premier choc gustatif intéressant : une crème de poivron raccourcirait tout vin, mais la bulle généreuse d’un excellent Veuve Clicquot rosé 1985 avait l’effet d’un lift de Roland Garros : elle catapultait le poivron comme un ace sur la langue. Très belle surprise, et champagne de belle structure intense, réconciliant avec le rosé. Faire dans un dîner de vins un gaspacho où figurent tomate et une trace de concombre, il faut le faire. Car tomate et concombre (surtout concombre) partagent avec l’asperge le même pouvoir de raccourcir tous les vins. Mais grâce au homard magnifiquement présenté, le Chablis Premier Cru les Vaudevey Domaine Laroche 1988 a trouvé une belle noblesse qu’il n’aurait sans doute pas hors de ce contexte si favorable. Nez discret, mais belle affirmation de Chablis en bouche, bien jeune, sans explosion. L’anguille fut en tous points remarquable, et ce sont les petits croûtons qui servaient de passerelle vers le Beychevelle 1959. Quel nez, quelle race, quel raffinement. Il confirme que 1959 est une année à réestimer, tant la subtilité est parfois plus grande que celle des puissants 61. Merveilleux Saint-Julien, au sommet de son art.
L’agneau découpé devant nous a permis au fragile Rausan-Ségla 1924 de s’exprimer comme il convenait. Ce qui est intéressant, c’est que c’était le premier vrai vin ancien dans la vie de beaucoup de convives. Il fallait donc s’habituer à des aspects pas toujours évidents. Mais curieusement, malgré une gêne visible pour certains, ce vin a été classé dans les tout premiers. Un très beau nez de Margaux décelé immédiatement par Marlène à l’ouverture, et un soyeux bien délié qui remplissait la bouche de saveurs discrètes et raffinées. L’effet de l’âge était minime. C’est sur l’agneau que l’on a passé la frontière vers les Bourgognes. Le Nuits-Saint-Georges Leroy 1971 est tellement chaleureux, bon vivant, « nature » que chacun revenait sur une planète connue. La franchise de ce vin de jouissance a ravi plus d’un convive.
Sur un pigeon parfaitement réussi et d’une présentation esthétique évidemment signée, le Savigny la Dominode Roger Poirier 1953 arrivait avec le poids de sa souffrance que l’exceptionnel Latricière Chambertin Pierre Bourée 1955 allait encore accentuer. Nous avons été au moins deux à constater avec bonheur combien le Savigny, qui aurait été normalement et justement condamné aux oubliettes retrouvait progressivement une belle structure. Le vin était blessé mais méritait qu’on ne l’abandonne pas sans un signe sur son chemin de croix. Le Latricières sur la pâtisserie aux abats formait une de ces associations de rêve. La lourdeur voulue de cette bouchée avec la puissance affirmée d’un Bourgogne pugnace, cela forme en bouche un tourbillon de bonheur gustatif : c’est la richesse à l’état pur. Le Chassagne Montrachet rouge de Champy 1945 allait porter une estocade qui allait lui valoir les vivats et les mouchoirs d’aficionados conquis. Un nez authentiquement bourguignon, d’une présence extrême, agacé par la trace du bouchon de rebouchage que j’avais mis de 17 heures à 23 heures. Fort heureusement, le goût n’en souffrait pas, la formidable puissance de l’année 1945 s’étalant avec majesté. On touche à ces Bourgognes généreux, légendaires, qui marquent les dîners de wine-dinners. Sur un Comté très goûteux, un Arbois Nicolas 1959 un peu fatigué, mais indestructible a montré encore une fois une association de rêve. A noter qu’après l’Arbois, le Lafaurie-Peyraguey 1971, d’habitude si écrasant de puissance a eu l’intelligence de se montrer discret. Il a donné cette si belle palette de goût sur une fourme et un roquefort : la fourme en a fait un joueur de rugby, le roquefort en a fait un joueur de harpe (j’exagère bien sûr, mais le contraste est à noter, lié au gras de l’un et à l’âpreté de l’autre).
La couleur du Guiraut 1934 est en soi une oeuvre d’art. On aimerait ne pas l’ouvrir pour continuer de l’admirer. Bouteille reconditionnée en 96 au château, ce qui explique le niveau. Pour beaucoup de convives une découverte de goûts inconnus. Qui n’a pas connu de ces très vieux Sauternes (disons avant 1935) n’a pas encore abordé des saveurs parmi les plus belles au monde. Sur une base d’agrumes le Guiraut, si beau, si féminin, vibrant d’évocations subtiles a montré un charme redoutable. On se demande à chaque fois comment un vin peut donner autant. J’avais peur que les fruits rouges ne luttent contre le Guiraut, mais en fait, savamment adoucis, ils ont continué de révéler la race de ce merveilleux Sauternes si distingué.
Il fallait voter, tradition oblige. Des réponses souvent différentes ont permis de nommer Rausan-Ségla 24, largement cité malgré la surprise, Nuits 71 de Leroy, Chassagne 45 et Guiraut 34, mais certains ont aussi nommé le Gewurz, le Latricières, le Beychevelle, voire l’Arbois et le Lafaurie, tant le choix était ouvert. Mon choix personnel, partagé par deux convives, fut en premier Guiraut 34 en raison de ce goût si nettement chargé de vrai plaisir, en deuxième le Chassagne Montrachet 1945, tant il confirme la réussite de l’année 45, et en troisième le Latricières 55, si merveilleusement affirmé avec le pigeon. La palme de l’association la plus raffinée, c’est le Beychevelle 59 avec l’anguille. Il fallait le faire. Nous l’avons fait dans un merveilleux Bristol. Nous sommes tous prêts à « affronter » de nouvelles aventures… dès septembre.

dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol dimanche, 2 juin 2002

Dîner au restaurant de l’hôtel Bristol le 4 juin 2002
Bulletin 38

Les vins :
Champagne Veuve Cliquot Rosé 1985
Gewürztraminer Grande Réserve Jean Bischer 1961
Chablis premier cru les Vaudevey Domaine Laroche 1988
Château Beychevelle Saint-Julien 1959
Château Rausan Ségla Margaux 1924
Nuits Saint-Georges Leroy 1971
Savigny la Dominade Grand Cru Classé Roger Poirier Propriétaire 1953
Latricières Chambertin Pierre Bourée 1955
Chassagne Montrachet rouge, Champy Père & Fils 1945
Arbois 1959
Château Lafaurie Peyraguey Sauternes 1971
Château Guiraut Sauternes 1934

Les plats conçus pour les vins par Eric Fréchon :
Homard Breton
Rafraîchi d’un gaspacho, avocat écrasé à l’huile d’olive
Anguille des Sargasses
Fine purée de cresson de fontaine, bouillon mousseux d’ail de Lautrec
Agneau de lait rôti à la broche
Frotté au piment d’Espelette, salade pastorale
Pigeon vendéen
Doré au sautoir, mijoté de petits pois et tourte de cuisse
Vieux Comté, Fourme d’Ambert et Roquefort
Sorbet aux agrumes et son quatre quart citron
Fraisier et sorbet gariguette tout juste sucré
Mignardises, chocolats

Dîner de wine-dinners au Maxence jeudi, 23 mai 2002

Dîner au restaurant Maxence le 23 mai 2002
Bulletin 35 et 36

Les vins :
Champagne Charles Heidsick mise en cave 1996
Château Talbot Blanc 1986
Saint-Véran Bichot blanc 1989
Château Coustolle, Côtes de Canon Fronsac 1966
Château Margaux # 1931
Mazoyères Chambertin Camus 1989
Beaune Grèves Joseph Drouhin 1969
Corton Clos du Roy Brénot 1934
Château Lafaurie Peyraguey Sauternes 1971
Château Cantegril Haut-Barsac 1922

Les plats conçus pour les vins par David Van Laer :

Gougères
Mousse de poivron, émulsion d’avocat à l’huile d’olive
Rouleau de foie gras cru et herbes fraîches, sauce soja
Fleur de courgette farcie, crème de jus de homard
Dos de bar de ligne en écaille de pomme de terre, sauce bécasse
Poitrine de pigeon rôti sur carcasse,
petits pois et fèves à la française,
cuisse de pigeon servie grillée
Sélection de fromages de Maître Quatrehomme
Lait de poule à l’essence de romarin
Fondue de framboises, glace pistache
Mignardises

Dîner de wine-dinners au restaurant Maxence jeudi, 23 mai 2002

Ce repas est raconté sur deux bulletins. J’ai laissé le texte de la transition …
Un couple rencontré au Salon des Grands Vins a rassemblé des amis pour former une table complète. C’est la première fois qu’à un dîner de wine-dinners il y avait une parité totale hommes / femmes. De mémoire il n’y a jamais eu de dîner totalement masculin. Mais la gent masculine domine, sauf ici. Je pensais que ce groupe d’amis allait imposer des discussions personnelles, or ce fut le contraire. Quand un dîner rassemble des inconnus, ils cherchent à se connaître. Là, ce n’était pas nécessaire, ils ont préféré écouter mes histoires et commenter les vins.
David van Laer, le chef du Maxence avait composé un menu toujours aussi inventif : gougères, mousse de poivron, émulsion d’avocat à l’huile d’olive, rouleau de foie gras cru et herbes fraîches, sauce soja, fleur de courgette farcie, crème de jus de homard, dos de bar de ligne en écaille de pomme de terre, sauce bécasse, poitrine de pigeon rôti sur carcasse, petits pois et fèves à la française, cuisse de pigeon servie grillée, sélection de fromages de Maître Quatrehomme, lait de poule à l’essence de romarin, fondue de framboises, glace pistache, mignardises.
Quels plats ont magnifié les vins ? La mousse de poivron allait bien avec le champagne, mais pas avec le Bordeaux sec. Les herbes qui accompagnaient le foie gras ont transcendé le Talbot 86. L’aneth a sublimé le Talbot. Prendre avec du foie gras un Bordeaux sec et un Saint-Véran est assez peu fréquent. Mais la combinaison était parfaite. Le bar toujours si exact de David mérite de grands Bordeaux rouges. C’est manifestement le meilleur accord. Pigeon et Bourgogne, c’est évidemment un classique, mais la multiplication des goûts se fait d’autant mieux que le vin est ancien. Comme je termine toujours la série des rouges sur un très vieux Bourgogne, le fromage ne s’impose pas. Faudrait-il qu’avant les liquoreux, je prévoie un blanc sec pour quelques fromages ? Il y a des essais qu’il faudra faire. Un Loire ? Un Alsace ? Oui mais lequel avant un Sauternes et après un vieux Bourgogne ? Ce sera une piste pour septembre octobre. Un dessert aux fruits rouges ne convient pas aux vieux Sauternes. Il va falloir explorer plutôt les fruits exotiques ou les agrumes. De belles associations et quelques pistes à travailler, voilà un programme excitant.
Sur le choix des successions de vins, il faudrait que je tienne plus compte de l’expérience de certains palais moins formés aux vins anciens : le Saint-Véran me plaisait énormément, mais après l’étendue aromatique du Talbot, il s’affadissait pour certains convives. De même après le Lafaurie-Peyraguey 1971 si joyeux et chaleureux, le Cantegril 1922 tout en finesse n’entraînait pas immédiatement l’adhésion. Il faudra que je tienne compte de cela, même si les chocs gustatifs font aussi partie du voyage.
Lorsque j’étais écolier, le journal de Tintin qui paraissait chaque jeudi mettait en bas de page du feuilleton le reporter Tintin en situation périlleuse, impossible à sauver. J’avais une semaine à attendre pour savoir par quel miracle Tintin s’en serait sorti. Il va falloir que vous attendiez le prochain bulletin pour savoir comment était chaque vin. Vous attendrez aussi de savoir qui a gagné de Margaux 1931 ou du Corton 1934. C’est la première fois que je crée ce suspense « insoutenable ». La réponse est dans le prochain numéro.
Dans le bulletin n° 35, nous avons commencé d’évoquer le dîner chez Maxence, dîner de couples d’amis qui se connaissaient, mais que je ne connaissais pas. Menu inventif de David Van Laer (voir bulletin 35). Et quelques vins.
Champagne Charles Heidsieck mise en cave 1996. Cette belle maison de champagne a créé un concept de champagnes non millésimés, dont on indique la date de mise en cave. C’est astucieux. Et en plus c’est agréablement bon. L’age donne déjà une belle rondeur. C’est sans doute ce qui explique que je l’ai préféré à un Veuve Clicquot non millésimé en magnum, bu juste avant ce dîner, avec David Van Laer chez une amie restauratrice.
Le Château Talbot, Caillou blanc 1986 a constitué l’une des plus belles surprises de la soirée. Alors qu’il n’accrochait pas avec la mousse de poivron, il a carrément explosé de joie avec les frêles brindilles d’aneth qui l’ont révélé. Un nez très complexe, comme on en trouve dans les Bordeaux blancs, et en bouche, cette généreuse présentation d’arômes considérablement variés. Le Talbot 86 fut une magnifique apparition, très au dessus de ce que je pouvais imaginer. Ceci me donne l’occasion de faire une remarque sur l’appréciation des vins qui est faite dans ces bulletins : contrairement aux gourous qui ont pour ambition d’orienter les achats des amateurs, je n’ai aucune obligation de juger un vin de façon intrinsèque. Je le juge sur l’instant, dans sa situation. Quand une brindille d’aneth avec un foie gras au miel anoblit un Talbot 86 à ce point, et quand au moins huit sur dix des convives s’extasient sur ce vin, point n’est besoin de chercher ailleurs : à cet instant précis, Talbot 86 était grand. Et cela seul suffit.
A l’inverse de cela, j’avais choisi un Saint Véran de chez Bichot 1989 que j’aime beaucoup. On fut loin de l’unanimité. Le fait qu’il soit monolithique, linéaire, ne me dérangeait pas. Au contraire, je le trouvais particulièrement bon. Mais la complexité de Talbot a conduit beaucoup de convives à ne pas succomber à la simplicité du Saint-Véran. C’est dommage, car il était vraiment bien fait. Mais je suis responsable : je n’aurais pas dû susciter cette confrontation.
Le Coustolle Cotes de Canon Fronsac 1966 est un merveilleux Fronsac. Le nez était splendide, velouté, à l’égal d’un grand cru classé. Moins flatteur en bouche à la première gorgée. Il fallait attendre, car il a développé une très élégante structure en s’ouvrant encore. Ce sont mes maîtres qui m’ont appris la valeur de ce vin authentique, respectueux des plus strictes techniques de vinification. Le Château Margaux 1931 qui allait suivre était d’une mise négoce, et à l’ouverture, je constatai (coïncidence) que c’était le même négociant qui a embouteillé le Sauternes 1922 qui clôturait le repas. Et, fort étonnamment, les deux bouchons, sous leur capsule, avaient des petites miettes de copeaux de liège. L’étiquette n’est pas datée, ni le bouchon (marqué seulement de 1862, date de la fondation du négociant). La datation du vin avait été faite auparavant entre amis par recoupement, en deux occasions, sur deux bouteilles du même lot. C’est 1931 la date la plus probable, même si le bouchon paraissait plus vieux que celui du Cantegril 22. Nez assez discret, petite senteur de grenier, un peu fermé au début, puis progressivement on reconnaissait un Château Margaux, avec ce charme si particulier. C’est loin d’être une année légendaire, mais plusieurs femmes ont adoré son pouvoir distingué de séduction.
Le Mazoyères Chambertin Camus 1989 est très pâle, clair. Plusieurs convives respiraient: On revenait dans des gammes de goûts plus familières. Margaux 1931 n’est certainement pas la plus simple des acclimatations aux vins anciens lorsqu’on a peu d’expérience ! Très agréable Bourgogne, plus rond que le souvenir que j’en avais. Facile Bourgogne comme on les aime simplement. J’ai vu ensuite les visages s’éclairer : le Beaune Grèves Joseph Drouhin 1969 était magnifique, et immédiatement plein en bouche. Très clair, au nez légèrement amer, il trouvait en bouche une place chaleureuse, réjouissante. Peut-être un peu prudents par rapport à l’approche assez intellectuelle de deux Bordeaux plutôt complexes, mes convives prenaient conscience qu’un vin de 33 ans pouvait être encore parfaitement charpenté et vivace, et surtout, ils prenaient un plaisir immédiat, sans aucune recherche compliquée. L’intérêt attentif se transformait en franche satisfaction. Mais la stupéfaction est venue du Corton Clos du Roi Brenot Père & Fils 1934. Tous les discours que j’avais tenus sur la pertinence des vins très anciens avaient retenu une aimable attention. On avait tout à coup la confirmation que j’avais dit vrai. L’étonnement des convives fut ma récompense, s’il en fallait une. Le nez de ce vin est agréable, clair et juste. En bouche, toute la chaleur, l’onctuosité, la charpente des vins réussis. Un bonheur, un beau fruité, une longueur extrêmement plaisante. Le niveau de ce vin était assez bas, mais son « allure » m’avait plu. C’est pour cela que je l’avais choisi. Au débouchage j’ai vu un bouchon bien hermétique, mais qui avait dû endurer une cave un peu chaude. Le bouchon était parfaitement sain dans sa deuxième moitié et j’ai pu tirer le bouchon entier, ce qui est rare pour un 34. A l’ouverture, le nez était si beau que j’ai immédiatement rebouché avec un bouchon neutre. Cela lui a bien convenu. Un vin de cette qualité n’avait pas besoin de fromage. On le buvait pour le plaisir.
Le Lafaurie-Peyraguey Sauternes 1971 est, pour cette année comme pour les autres, un des Sauternes les plus puissants qui soient. Un concentré de Sauternes si l’on peut dire. Le lait de poule de David était une pure merveille. Et j’applaudis cent fois à la confrontation du lait avec le Sauternes alors qu’on sait qu’il risquait de le couper. Même s’il n’y a pas eu de vraie multiplication, je suis cent fois favorable à des essais aussi brillants. La gastronomie doit être faite de cela : des échanges entre une goût de romarin et la si belle puissance de ce si condensé Sauternes. J’étais aux anges, ravi d’un tel essai, et apparemment, je n’étais pas le seul. Quoi qu’il arrive, Lafaurie-Peyraguey est une valeur sure. J’ai eu plus de problème avec le Cantegril, Haut-Barsac 1922 de ce même négociant que le Margaux 1931 (mais millésimé celui-là). On est dans des saveurs en dentelle, avec ces si subtiles touches d’acidité citronnées, et ces étranges saveurs toutes en suggestion. Comme le dessert au fruit rouge ne lui apportait rien, et comme il y avait un écart de puissance très net avec le Lafaurie, mes convives n’en ont pas autant profité qu’ils l’auraient mérité. Et pourtant ! Tout en finesse, en évocations, Cantegril avait cette élégance des Sauternes des années 20 qui atteignent des sommets gustatifs.
Nous avons voté, et les réponses, même diverses, furent assez homogènes. Les plus fréquemment cités furent Corton 34, Beaune 69, Lafaurie 71, Talbot 86, Cantegril 22. Mon tiercé personnel, partagé par un convive et approché par d’autres fut Corton 1934 puis Beaune 1969 et Talbot 1986 à cause de cette magnifique association à l’aneth. La confrontation la plus raffinée fut celle du lait de poule au romarin avec le Lafaurie.
L’ambiance fut chaleureuse. J’ai senti que comme dans les jeux télévisés, de nombreux convives souhaitaient revenir « en deuxième semaine ».