Nous sommes à Tampa, Adam, un amateur américain et son beau-père Michael, mon fils et moi. Nous allons dîner au restaurant Bern’s Steak House. Nous avons choisi les vins du dîner dans l’impressionnante cave du restaurant forte aujourd’hui de plus de cinq cent mille bouteilles, j’ai ouvert les bouteilles trois heures avant le repas.
Brad Dixon a juste le temps de nous entraîner avec Adam le caviste dans la grande cave de réserve du restaurant. C’est un immeuble de deux étages qui offrait des appartements. Toutes les cloisons et les planchers ont été enlevés, toutes les fenêtres ont été fermées. C’est donc une immense boîte ou les étagères et les montants sont en planches clouées. Et sur les étagères on ne voit pas de bouteilles mais des cartons de douze bouteilles entreposés à la va-vite, certains penchés ou posés à l’envers. Rien n’est fait pour flatter l’œil. Les allées sont extrêmement étroites et je demande comment on atteint les niveaux supérieurs, à près de cinq mètres de haut. Et Adam dit que l’on n’utilise pas d’échelle ou d’escabeau, mais que l’on grimpe sur les étagères, ce qui explique que des cartons soient bousculés. Les enfilades d’allées sont interminables et Brad nous montre des lubies de Bern Laxer qui comme tout collectionneur a parfois acheté des vins en quantités délirantes comme une Moscatelle qui finit aujourd’hui dans les sauces du restaurant, ne trouvant pas d’amateur.
A 19 heures, nous nous présentons tous les quatre au restaurant. Brad Dixon le chef sommelier me conduit en cave pour que je sente les vins afin de déterminer l’ordre de service des six bordeaux. Mais pendant la pause entre ouverture et repas, j’ai imaginé que l’ordre de service le plus cohérent serait de présenter en une première série les trois vins que j’avais laissés ouverts pour qu’ils s’aèrent et de grouper dans la deuxième série les trois vins dont les parfums étaient si aguichants que j’avais fait reboucher les bouteilles. Adam, le caviste, enlève les bouchons de la deuxième série.
Nous passons à table. Brad ouvre le bourgogne et rapporte un bouchon impeccable sorti entier, ce qui avait été difficile pour les autres vins plus vieux d’au moins un demi-siècle. Mes amis se moquent gentiment de moi, puisqu’il apparaît que Brad est plus habile que moi. Brad sert la première série de bordeaux qui va faire notre apéritif, qui sera accompagné de fines tranches de carpaccio d’une viande bien grasse et nervurée. La couleur des trois vins est d’un beau rouge sang très frais.
Le Château Léoville-Poyferré 1909 est le plus clair des trois. Ce qui le caractérise, c’est sa force de séduction. Ce vin très féminin est tout en charme, avec un final d’un beau panache. Il a des fruits roses et rouges.
Le Château Palmer 1910 est tout le contraire. Il est guerrier, dense, affirmé, de grande structure. C’est le mâle dominant.
Il est bien difficile de dire lequel nous préférons. Le Palmer a la structure et le Saint-Julien a la séduction. J’ai un petit faible pour le Léoville qui est d’une rare subtilité.
Le Château Lagrange 1914 est hélas bouchonné, ce qui ne se sentait pas à l’ouverture. C’est un défaut mineur, qui se sent peu à l’attaque et en milieu de bouche mais qui fait dévier le final. Ce qui est assez étonnant, c’est que ce défaut s’estompera presque totalement un quart d’heure plus tard, puis réapparaîtra une demi-heure ensuite pour pratiquement disparaître lorsque la viande sera servie. Mais mon intérêt est émoussé.
Nous passons commande d’une viande et c’est Adam, fidèle du lieu, qui nous guide vers une viande de bœuf au goût prononcé qui sera servie en une tranche pour quatre, afin d’augmenter la tendreté par l’épaisseur du morceau.
Entretemps, on nous sert une soupe à l’oignon, deux foie gras l’un chaud et l’autre en terrine, ce qui nous plombe, alors qu’arrive la plantureuse viande superbe et de forte personnalité. Elle est accompagnée de frites.
Le Château Brane-Cantenac 1887 est fantastique et émouvant. C’est ce vin qui apparaît le plus jeune de tous. Sa couleur est de rouge sang, et sa vivacité est irréelle. Comme pour tous les rouges que j’ai choisis en fonction de leur couleur, ce vin évoque les fruits rouges et roses, comme en un coulis léger. Ce vin est si beau que je suis très ému, car il nous livre des secrets de vignerons du 19ème siècle.
Le Château Mouton-Rothschild 1907 est le vin qui a le plus beau parfum. C’est le plus racé de tous et le plus complexe. Ce vin est très grand. Paradoxalement il fait plus son âge que son aîné de vingt ans, le margaux.
Le Château Haut-Bailly 1913 avait un nez agréable à l’ouverture, mais là, je suis un peu gêné par une odeur médicinale. Est-ce mon verre, je ne sais, car mon fils, qui a souvent les mêmes jugements que moi, l’aime beaucoup. J’ai pu imaginer ses qualités, mais à aucun moment je n’ai vraiment eu la vibration que l’on pourrait attendre de ce très grand vignoble.
Il y a tellement de récompenses avec quatre vins sur six que nous jouissons de ce moment irréel qui est d’avoir devant soi six verres de vins de cent ans et plus.
Sans attendre l’arrivée des deux autres vins, nous votons pour les bordeaux. Nous sommes quatre et trois vins sont votés au premier rang : le Brane Cantenac deux fois, le Palmer et le Mouton une fois.
Le vote du consensus est : 1 – Mouton 1907, 2 – Brane-Cantenac 1887, 3 – Palmer 1910, 4, Léoville-Poyferré 1909.
Mon vote est : 1 – Brane-Cantenac 1887, 2 – Mouton 1907, 3 – Léoville-Poyferré 1909, 4 – Palmer 1910.
Il y avait en fait deux groupes : le 1887 et le 1907 en tête, avec un choix ouvert entre les deux, puis le 1909 et le 1910, avec un choix ouvert. Ces quatre vins ont démontré la vivacité, l’élégance, la subtilité de ces bordeaux quand ils sont bien conservés et quand ils ont gardé une couleur pleine de vie.
Le Corton Clos du Roi Prince de Mérode 1964 a une belle couleur, un peu plus tuilée que celle des bordeaux. Le nez quand Brad m’avait servi un verre en début de repas, avait toutes chances de surpasser celui des bordeaux. Mais maintenant qu’il entre en scène, on est obligé de constater que s’il est extrêmement plaisant, avec une belle prestance, il est trop simple si on le compare aux bordeaux qui l’ont précédé. Il y a trop de complexités dans ces bordeaux par rapport à ce bourgogne plus rustique. Nous en profitons évidemment, mais le souvenir de quatre bordeaux si brillants est ce qui peuple notre mémoire.
Le Porto Peatling & Sons 1896 a été acquis en 1985 auprès de Sothebys. Le nez m’avait beaucoup plu à l’ouverture. Maintenant, on sent trop l’alcool qui prend le devant de la scène, alors qu’il a de belles qualités. Je sens du café, du caramel, du raisin de Corinthe. Il est très fort et persistant, mais il est trop alcool.
Le dessert que j’ai pris est à base de noix de Macadamia et de glace au caramel. Il est tout indiqué pour ce porto, agréable mais trop envahissant.
Si l’on devait voter en incluant ces deux derniers vins, le Corton serait cinquième et le Porto sixième.
Que dire de ce repas de folie ? L’accueil qui nous a été réservé a été chaleureux et amical, Brad se prêtant avec bonne volonté à mes exigences maniaques. La viande est bonne, mais l’on mange beaucoup trop.
Avoir face à soi six vins de 1887 à 1914, cela ne peut pas laisser indifférent, surtout quand quatre d’entre eux en remontreraient aisément à des vins de cinquante ans plus jeunes. La jeunesse du 1887, la noblesse du 1907, la solidité du 1910 et la grâce féminine du 1909, ce sont des cadeaux pour l’amateur de vins que je suis. Nous avons vécu un grand moment, en faisant vivre des vins qui ne demandaient qu’à raconter toutes leurs complexités. Vive Bern’s.
Les plats
notre tablée (et mon fils qui se sert)
les alignements de verre de vins centenaires !