Archives de catégorie : dîners ou repas privés

L’apothéose est le deux janvier dimanche, 2 janvier 2011

L’ennui, quand on a invité quelqu’un qui cuisine comme un Dieu, c’est qu’il aime cuisiner (bis, comique de répétition). L’apothéose est le deux janvier pourrait être le titre de ce déjeuner. Jean-Philippe était venu chez nous avec diverses victuailles dont un filet de biche et un cuissot de chevreuil. Le filet était prévu pour le dîner du 1er janvier, mais nous avons tous décidé de supprimer ce dîner. La biche sera donc jouée au déjeuner du deux. Le Champagne Krug rosé vers 1980 ayant été ouvert hier sera le compagnon de ris de veau au léger parfum d’andouille, couverts de tranches de truffes. Si la truffe est bonne, elle n’est pas vraiment nécessaire à l’accord naturel qui se trouve entre ris de veau et le champagne rosé. Disons-le tout net, ce champagne est totalement transcendant. Dans un monde de notation on sait dès la première gorgée que l’on est en face d’un 100/100 Parker, comme on dit. L’acidité de ce champagne est d’un équilibre saisissant. Et c’est la longueur du Krug qui nous porte vers l’infini. Jamais je crois un champagne rosé ne m’a entraîné à un tel niveau. On jouit de chaque gorgée comme s’il s’agissait d’un diamant rare.

Jean-Philippe a cuit des topinambours et des panais. Il est inéluctable que les topinambours rencontrent le foie gras. Et topinambour plus foie gras multiplié par le Krug donne le nombre d’or, la clef du paradis.

Il était entendu comme une évidence que nous tenterions la biche en fines tranches sur le Krug rosé. Et l’accord, dans sa pureté, avec une mâche de viande qui combine fermeté et douceur, est un pur moment de bonheur. A cet instant, nous savons que nous explorons les étages ultimes de l’Himalaya de la gastronomie.

Des tranches plus épaisses du filet arrivent sur nos assiettes, avec un joli coulis de cassis, et c’est le moment où le jeune premier du théâtre de boulevard joué par la biche arrive sur scène. C’est la Côte Rôtie La Turque Guigal 1995. L’image qui me vient instantanément est celle du patinage artistique. Lorsque l’on compare les programmes des candidats, celui du champion du monde ne comprend que des sauts d’une fluidité invraisemblable. Tout dans ses triples Lutz, quadruples Axel et boucles piquées respire la facilité. Et cette Turque, c’est cela. Une invraisemblable facilité synonyme de perfection. L’autre image qui me vient est celle de Fred Astaire, ce danseur prodige dont chaque mouvement, fruit d’un travail intense, paraît d’une insolente fluidité.

Le coulis est évidemment indispensable à l’accord, et je mords moins à celui que suggère Jean-Philippe avec une tranche de lard qui donne un peu de fumé, car le vin perd de sa joie de vivre pour plus de rigueur. Tout dans le plat est éblouissant et le coulis est indispensable au plaisir, et la Côte Rôtie, impériale de sérénité et de jeunesse, s’installe elle aussi sur les coussins du 100/100, synonyme d’ultime perfection. Les approvisionnements ayant été calibrés sur l’opulence, il reste beaucoup de fromages et beaucoup de truffes. C’est donc l’occasion de jouer les petits fous. Jean-Philippe tranche des lamelles de truffes et nous vérifions qu’elles font bien 1,2 millimètre. Quatre tranches de truffe et du coulant de brie entre elles, et voilà un millefeuille de truffe et brie qui accompagne les dernières gouttes du champagne Krug rosé. Un fromage de chèvre porte une brindille de romarin. Avec la Côte Rôtie, c’est d’une délicatesse achevée. Quelques madeleines marquent la fin d’un rêve éveillé, parcours invraisemblable de mets subtils fondés sur des produits de grande qualité et des vins émouvants, qui comptent dans le Panthéon du patrimoine viticole français.

En raccompagnant Jean-Philippe à l’aéroport, notre poignée de mains amicale était comme la conclusion d’un accord : nous savions que nous avons tutoyé le nirvana gastronomique.

le déjeuner du 1er – photos samedi, 1 janvier 2011

Voilà une petite table bien simple. Des couverts ordinaires, une bouteille d’eau et une bouteille de vin

en cuisine, des rougets et des filets de turbot

dans un coin, un peu de fromage

et puis, c’est l’illumination d’un champagne Salon 1979 à l’étiquette transparente

et le vieux rose d’un champagne Krug rosé des années proches de 1980 (j’ai voulu sur la photo que le vieux rose soit rapproché de l’or des madeleines au miel)

les rougets s’animent pour le reste du Pétrus 1988

ils se parent même de lard

Pétrus est suivi du Salon 1979 et du Salon 1997, le plus jeune étant le plus clair

turbot et petits légumes, puis ris de veau diaboliques de gourmandise

essai improbable mais réussi d’un camembert à la truffe qui excite le Salon

le Krug rosé est ouvert et sa couleur se confond avec celle des madeleines au miel

déjeuner du 1er de l’an samedi, 1 janvier 2011

L’ennui, quand on a invité quelqu’un qui cuisine comme un Dieu, c’est qu’il aime cuisiner. Tard dans la matinée, le réveil est un peu rude. Nous allons chez nos voisins et amis les admirer prenant le bain du 1er janvier dans une eau à 13°. Je n’ose pas les imiter, car mon corps n’a pas encore absorbé tous les vins d’hier. Au retour, nous voyons Jean-Philippe qui a investi la cuisine, avec la ferme intention de nous faire à déjeuner. Je sauterais volontiers ce repas, mais l’appétit, c’est comme la tentation, car rien n’est plus beau que de fauter.

L’histoire commence avec quelques filets de rougets rescapés d’hier, que Jean-Philippe cuit avec des tranches de lard. Il reste de quoi faire deux verres du Pétrus 1988 à la couleur noire tant on est près de la lie. Le vin est magnifiquement velouté, avec une mâche extrême et des tannins puissants. Tout aujourd’hui est meilleur : le rouget est plus plein, le lard plus expressif et le Pétrus encore plus ample. C’est du bonheur.

Après un adieu au Pétrus, c’est un autre adieu au Salon 1979. Quelques heures de plus apportent la preuve que le 1979 est trop évolué. Il n’a pas la grâce qu’il pourrait avoir. C’est la moins belle performance des vins de ce réveillon, même si on peut l’aimer – un peu seulement.

Jean-philippe nous cuit des filets de turbot avec du lard très blanc. L’astuce, c’est d’ajouter des têtes de pissenlits blancs à l’huile d’amande dont l’acidité naturelle excite le Salon 1997 impérial maintenant, dans sa grâce florale et son extrême distinction. Jean-Philippe réalise alors un plat d’anthologie. Quand je dis que c’est le plus grand plat de cette année, tout le monde sourit puisque l’année n’a pas un jour, mais on pourrait étendre mon propos à l’année 2010. Car le ris de veau, les lamelles de truffe et l’hélianthis plus croquant que la veille composent un plat gourmand comme je n’en ai que rarement rencontrés. La mâche du ris est suave et jouissive. Je suis sur un petit nuage d’une épaisseur extrême. Le Salon va bien mais je suis sûr qu’un Château Margaux procurerait un accord émouvant.

C’est maintenant l’heure des fromages que nous avions écartés hier, et alors que nous n’avons pas faim, l’enchaînement des plaisirs va nous conduire à la folie. C’est d’abord le coulant d’un brie que l’on cache par une tranche de truffe. Ce sandwich improvisé excite le Salon. La tranche étant trop fine, nous étudions ce qui ferait vibrer le champagne. Soyons fous, c’est lorsque la tranche atteint 1,2 millimètre que le plaisir est à son comble. Cela me rappelle les ateliers du goût d’Alain Senderens, qui nous disait que l’épaisseur d’un toast doit être de 1,3 centimètre. Nous sommes dans la même recherche studieuse. La truffe avantage aussi le camembert, le Saint-Félicien est trop fort pour susciter un accord, et le Salers se mange pour lui-même. Le Salon est un accompagnateur fidèle de nos folies.

Ma femme a fait un tombereau de madeleines au miel. Ma pulsion est d’ouvrir un Champagne Krug rosé qui est probablement du début des années 80, avec une petite étiquette collée par un caviste de 520 F.

L’étiquette est tellement abîmée par le temps, avec des couleurs passées, et le bouchon est si chevillé que les années 70 ne sont pas exclues. La couleur d’un champagne est d’un rose saumoné qui évolue gentiment vers le jaune, comme s’il voulait se confondre avec les madeleines. Disons-le tout net, c’est pour moi de loin le plus grand vin de ces deux jours, même si les Pétrus furent grands. Tout en ce champagne respire l’étrangeté. Il m’emmène sur une planète de félicité. Je ne peux pas me lasser d’en jouir et les madeleines s’égrènent sans fin.

Ce déjeuner impromptu vaut tous les réveillons du monde.

réveillon du 31 – photos samedi, 1 janvier 2011

Jean Philippe arrive avec des victuailles

j’ouvre Pétrus 1977 et Pétrus 1988

la table est mise

j’ouvre le champagne Salon magnum1997 pour le foie gras

Jean Philippe est en cuisine

de l’andouille de campagne

les trois caviars d’Aquitaine

le Dom Pérignon magnum 1998

coquilles Saint-Jacques puis turbot

.

arrivée du Salon 1979

cecina de Leon

Vient le tour de Pétrus 1977

associé "obligatoirement" à du rouget

ris de veau hélianthis, pomme de terre, poulet en demi-deuil avec Pétrus 1988

crème au chocolat et caramel

réveillon du 31 avec champagnes et deux Pétrus vendredi, 31 décembre 2010

Nous descendons dans le sud pour le réveillon. Nos voisins et amis seront une nouvelle fois complices de cet événement, mais cette fois-ci, ce sera chez nous. Jean Philippe arrive par l’avion le 31, sur son 31. Le voir en cravate est étonnant. De son sac à dos débordent des victuailles qui s’ajouteront à nos profusions. Le repas est prévu pour quatorze plats. Il est en effet nécessaire de rendre hommage en cette fin d’année à l’honneur fait à la gastronomie française par l’UNESCO. Etre à l’unisson de l’UNESCO, c’est le programme. Ayant acheté dix fois trop de truffe, il est naturel que l’on ouvre Pétrus. Nous allons comparer un bon millésime et un plus faible. A 16 heures précises j’ouvre Pétrus 1988 et Pétrus 1977. Le nez du 1988 a la délicatesse de Pétrus, prometteur de rares délices. Le 1977 me fait peur car je crains un goût de bouchon. Mais cette odeur présente dans le goulot à cause du bouchon imbibé n’existe pas du tout dans le verre que je me sers. Le vin paraît un peu rêche. Il a devant lui six heures pour s’ébrouer et s’arrondir.

Jean-Philippe et mon épouse s’affairent en cuisine, et contre toute attente, sur les coups de 18 heures, c’est ma femme qui donne le coup d’envoi : "il faut goûter le foie gras" dit-elle. Jean-Philippe préparant une sauce aux huîtres en a trois de trop (c’est ce qu’il dit), aussi j’ouvre un Champagne Salon magnum 1997. Sur l’huître à l’iode explosif, le Salon est un flash de bonheur. Il est iode lui-même. C’est un rare moment d’émotion. Le foie gras en lobe cuit à basse température est absolument délicieux. Et le Salon change de facette. Il devient doux, floral de fleurs blanches, marqué par un intense citron vert. Le mot qui me vient en goûtant ce Salon, c’est charmant. Les Salon sont des champagnes forts, virils, vineux. Celui-ci est délicat, d’où cet épithète de "charmant". Il est d’un plaisir immense, multiplié par le fait que ce petit "casse-croûte" est impromptu.

20heures, ce sont les vœux du Président de la République, discours scolaire en forme de catalogue d’autosatisfaction. J’en profite pour déboucher vite un Champagne Dom Pérignon magnum 1998 pour trinquer à la France. Jean-Philippe découpe des tranches d’andouille de campagne. Je fais un mini sandwich : une tranche d’andouille de campagne et une tranche fine de foie gras pour une alliance ancillaire. L’andouille donne au foie gras une longueur extrême qui est exacerbée par le goût de noisette du Dom Pérignon, tout en légèreté follement expressive. C’est un accord de folie.

Les amis arrivent et nous reprenons à cinq le sandwich ancillaire, fait d’andouille de campagne tartinée de foie gras. L’accord est plus qu’amusant, mettant en valeur la noix que l’on sent dans le champagne très agréable. A chaque essai je donne des instructions comme un professeur de maintien pour que les dosages des bouchées soient calibrés afin que le champagne vibre au maximum.

C’est maintenant le moment d’une dégustation comparée de trois caviars d’Aquitaine de la maison Prunier. Sur les boîtes les seules indications sont : 1 – Love d’Yves Saint-Laurent, 2 – caviar Héritage Prunier, 3 – caviar Prunier. Le n° 1 est le plus noir et le n° 2 le plus gris clair. A la fin du test, il est évident pour notre amie et moi que le gagnant est de loin l’Héritage. Mais notre ami penche pour le caviar Prunier et Jean-Philippe et ma femme choisissent le Love. C’est une belle façon de démontrer qu’il n’y a pas de goût universel. Ce qui l’est en revanche, c’est l’accord des trois caviars avec le Dom Pérignon, qui chante de joie.

Nous passons à table pour le repas qui commence par des coquilles Saint-Jacques au caviar. Le sucré de la coquille répond merveilleusement au Dom Pérignon et le salé du caviar l’excite. Il est temps d’essayer aussi le Salon 1997 qui forme un accord différent, le Salon étant plus tendu, avec une texture d’une rare domination. Les deux accords montrent à quel point ces deux champagnes jeunes sont de grands champagnes, le Dom Pérignon très charmeur et le Salon floral et noble.

Jean-Philippe a préparé des filets de turbot à la crème d’huître au caviar et poêlée de chanterelles et pissenlits blancs pour donner une amertume qui titille le Champagne Salon 1979 que je viens d’ouvrir. Le bouchon m’a résisté au point de se briser, le bas venant au tirebouchon. La bulle est belle, la couleur du champagne est celle de blés clairs de début d’été, et le champagne a une jolie acidité citronnée. Le goût du champagne est profond, très tendu, d’un âge plus prononcé que les 1976 que j’ai bus. L’accord est remarquable et la cuisson des turbots leur donne une texture exceptionnelle. C’est sans doute le plat le plus beau de ce repas. Dans l’accord, c’est le turbot et sa sauce qui ont le plus beau rôle.

La viande de bœuf fumée coupée en tranches fines, Cecina de León de notre boucher local, va accompagner le Salon d’une bien agréable façon, le champagne prenant plus d’ampleur sur cette viande à la fois prononcée et tendre.

La première partie du dîner, consacrée aux champagnes et au caviar est terminée. Nous entrons maintenant dans le monde de la truffe et Pétrus. Si la Cecina de León était une transition, elle se poursuit sur des filets de rougets, compagnons indispensables du Pétrus 1977. Les filets juste poêlés, avec une petite sauce à l’andouillette sont moelleusement croquants. Et l’accord avec Pétrus 1977 est une fois de plus diabolique. Le nez du vin est expressif, avec un velouté intense et l’amertume répond divinement à la chair du poisson. Malgré l’année, le vin est dense, d’une trame fine, et emplit la bouche d’une belle mâche. Le vin est grand et l’accord est parfait.

Les douze coups de minuit sonnent pour des embrassades d’amour et d’amitié. Nous démarrons l’année avec un ris de veau et héliantis à la truffe. La texture du ris de veau est d’une qualité extrême, en provenance du meilleur boucher de Paris. Le Pétrus réagit au ris de veau et à la truffe avec un naturel confondant. Vient ensuite la pomme de terre à la truffe, plat emblématique de ma femme, meilleur que celui fait par le restaurateur Bruno. Et l’amour n’est pas le seul motif de cette remarque. Je sers alors Pétrus 1988 et c’est curieux, car il paraît coincé, strict, malgré une puissance plus grande. A ce stade, je préfère le 1977 au 1988.

Il suffisait en fait d’attendre, car lorsque le vin s’étend dans le verre, toute la puissance de Pétrus sur fond de velouté délivre enfin le vin de ses entraves et le rend magnifique. Nous décidons de ne pas faire les toasts au foie gras à la façon de Michel Rostang pour passer directement à la volaille en demi-deuil, avec d’abondantes tranches de truffes fourrées sous la peau. Le Pétrus 1988 trouve ici son terrain d’excellence. La truffe vibre avec lui. C’est un très grand Pétrus, magnifié par le tubercule noir.

A ce stade nous sommes doublement saouls de bonheur et de grands vins. Nous faisons l’impasse sur le fromage, ce qui réduit à douze les stations de notre chemin gastronomique. La crème au chocolat et au caramel de ma femme est une merveille. Il faudrait un vin doux. Notre ami va vite chercher chez lui un Klein Constantia Afrique du Sud 2005 qui est d’une agréable douceur aussi bien sur la crème que sur les arlettes délicieusement élaborées par la fée du logis.

Il est trois heures quand nous sortons de table, avec le sentiment d’avoir vécu un réveillon mémorable, aussi bien par le choix des mets que le choix des vins. L’année 2011 se place d’emblée sur une belle trajectoire.

Les vins des 24 et 25 décembre dimanche, 26 décembre 2010

Champagne Krug Grande Cuvée en 1/2 bouteille des années entre 1983 et 1995

Champagne Charles Heidsieck Royal 1962

Champagne Comtes de Champagne Blanc de Blancs Taittinger 1966

Le Montrachet Marc Rougeot-Dupin 1994

Château Trotanoy 1973

Château Filhot 1885 (estimé)

On voit dans le verre des bulles apparues lorsqu’il a été soufflé

"Une" Tarragone des Pères Chartreux du début du siècle 1910 #

Champagne Krug 1973

Romanée Saint-Vivant Moillard-Grivot 1937 (hélas mort)

Côte Rôtie La Mouline Guigal 1981

petit groupe

grand groupe

déjeuner de Noël samedi, 25 décembre 2010

Le lendemain, les enfants jouent dans la neige par un temps magnifique créé par un soleil éclatant. Hier, mon gendre avait remarqué en cave que j’avais des Krug 1973. A son regard admiratif, j’ai pensé qu’il fallait faire quelque chose, aussi l’apéritif débute-t-il par un Champagne Krug 1973. L’étiquette ancienne a un côté un peu désuet mais évocateur de souvenirs de belles années de ce champagne. La capsule est tachée de graisse et il est assez difficile d’ouvrir la cape épaisse. Le muselet est d’un acier de forte section et il faut des efforts pour extirper la protection du bouchon. Lorsque je tourne le haut du bouchon je rencontre une résistance inhabituelle. Le bouchon se cisaille. Avec la mèche que j’utilise sans point d’appui il m’est impossible de l’extraire. Avec un limonadier qui dispose d’un point d’appui, je peux faire levier et le bouchon s’extrait, très dense et collé aux parois. Aucun pschitt ne ponctue cet accouchement.

Lorsque je verse le champagne dans le premier verre, il y a comme une fermentation instantanée qui se fait, le champagne provoquant une forte mousse qui disparaît en moins d’une seconde. Et, surprise des surprises, le champagne est d’une clarté blanche de jeune champagne, avec une bulle lourde et forte. Lorsque je verse dans les autres verres, la bulle est aussi forte et la couleur est aussi claire.

Je suis très circonspect sur ce que je vais boire et la surprise est énorme de voir qu’il n’y a aucune déviation de goût qui le rendrait désagréable. Le champagne est élégant, précis, minéral, bien picoté par la bulle très présente. Il est objectivement bon, et nous le boirons jusqu’à la dernière goutte, mais il est comme un texte de machine à écrire où une lettre ne frapperait jamais le papier, ou une musique dont une note particulière ne produirait aucun son. Il lui manque un "je ne sais quoi" qui en ferait un Krug. Le champagne est bon, vibrant aussi bien avec le foie gras qui est aussi moelleux mais plus intense qu’hier qu’avec la poutargue qui accentue sa droiture minérale. Même s’il n’est pas l’archétype de Krug, son originalité nous a plu puisqu’il n’existe aucun défaut en arrière-plan.

L’entrée est une crème de haricots blancs aux fines lamelles de truffe. J’ai choisi pour ce plat une Romanée Saint-Vivant Moillard-Grivot 1937. Le niveau dans la bouteille était bas. Une vilaine graisse entourait le bouchon. Il m’a fallu plusieurs fois nettoyer le goulot. Dans le verre, la couleur est déviée. Le nez est désagréable. Je n’ai même pas besoin de boire pour dire que le vin est mort. En bouche il est plutôt plus agréable que ce que le nez annonce. Inutile d’aller plus loin, le vin est écarté. Comme il reste un peu de Krug, l’accord se fait agréablement et ma fille aînée peut finir le Château Trotanoy 1973 qui continue à être fringant. La crème de haricots blancs est délicieuse, mais elle ne met pas tellement en valeur la truffe. Aussi la tentation est-elle grande d’ajouter des copeaux de foie gras qui apportent de la fraîcheur et de la cohérence au plat.

Le plat principal est un hachis Parmentier de canard à la purée de pomme de terre et aux copeaux de truffe. Le vin choisi est une Côte Rôtie La Mouline Guigal 1981. Au nez, le vin paraît fumé et trahit une évolution. En bouche, le vin est beaucoup plus séduisant, vin d’une année sèche, qui simplifie le message et réduit le fruit. Mais en fait, à l’aération, le vin devient d’une grande élégance. Il n’a rien de tonitruant, mais il suit sa route bien droite, en distillant des saveurs raffinées. A mon grand étonnement, vers le milieu de la bouteille, un joli fruit rouge est apparu, ajoutant à notre bonheur. Il faut savoir aimer aussi ces vins moins tonitruants que les jeunes. Mais on peut à juste titre se poser la question de la longévité de ces Côtes Rôties qui s’épurent avec le temps.

Comme il restait un peu de Mouline, je suis allé chercher un camembert peu affiné, j’ai tranché une truffe, et fourrant à l’improviste le camembert de truffe, cela crée un accord amusant qui titille bien la Côte Rôtie.

Le dessert est fait de mangues et ananas qui conviennent très bien au reste du Château Filhot 1885 (estimé) qui est devenu nettement plus compréhensible pour mon gendre. J’adore ce vin délicat. Il a une clarté de propos et une élégance de ballerine qui me vont droit au cœur.

Il y a eu des vins nettement moins brillants pour le déjeuner de ce deuxième jour. Cela n’a pas altéré notre joie de célébrer Noël en famille.

dîner de Noël vendredi, 24 décembre 2010

Ma femme m’a demandé d’acheter truffes et caviar pour les repas de Noël. Etant d’un naturel assez excessif, j’ai acquis à peu près dix fois plus que ce qu’elle attendait. Au-delà de la sévère réprimande que j’essuie, que faire de tout cela ? Au repas de midi du 24, où une partie de la famille des trois générations déjeune de façon frugale, il y a des brocolis. Je tranche de fins lamelles de truffe, et avec mon gendre, nous entamons le "stock". La truffe a un parfum intense, et avec le brocoli tiède, la truffe se positionne bien.

A 16heures, je descends en cave avec mon gendre pour choisir parmi les vins que j’ai sélectionnés pour ces deux jours. Mon gendre regarde et son œil est attiré par un Champagne Krug Grande Cuvée en 1/2 bouteille des années entre 83 et 95, car son étiquette, qui a évolué au fil des ans, permet de le dater dans cette période. Il la prend en mains et je lui dis : "allez, on se fait notre petit quatre heures".

Nous remontons, j’ouvre une boîte de caviar, et, chacun armé d’une cuiller en nacre, nous mangeons goulûment un caviar spéciale réserve Alverta qui est un osciètre royal. A noter que cette mention finale que j’ai trouvée sur internet n’est pas marquée sur la boîte. Est-ce cela, je ne sais. Le caviar est superbe par son gras et surtout par sa longueur inextinguible. Le sel est remarquablement dosé.

Le champagne montre un bouchon sur lequel est marqué " For U.S. export". La couleur est d’un ambre gris, la bulle est faible et le nez est riche et profond. En bouche le champagne, bien que peu dosé, donne, du fait de l’âge, une onctuosité exceptionnelle. Mon gendre adore ces champagnes à la maturité avancée, qui déclinent d’innombrables parfums. On dirait un panier de fruits rouges, jaunes et orange, longuement exposés au soleil, qui exhalent des parfums chauds. Le fait de boire ce champagne avec ce caviar est un luxe dont nous jouissons. L’accord est poli, mais il faudrait un champagne plus jeune pour accrocher avec le caviar. Cela ne diminue pas le plaisir.

Les petits-enfants s’amusent. Vers 18 heures, la plus jeune de mes filles a faim. Ma femme lui propose de croquer un fruit. Je lui propose de lui ouvrir un caviar. Elle me regarde d’un œil étonné et je lui dis : "lequel de tes deux parents préfères-tu ?". Elle prend le caviar. Je n’en tire pas de conclusion. C’est un Caviar Shassetra provenant d’esturgeons Shrenki. Ma science s’arrête là. Les grains sont plus déliés et gris clair. Ce caviar est plus précis mais moins gras et moins profond que le précédent. Pour un petit casse-croûte avant le dîner, ça va.

Les petits enfants dînent en premier. Ils s’émerveillent des cadeaux qui leur sont faits. Lorsque leur excitation est retombée démarre notre apéritif. La bouteille du champagne Charles Heidsieck Royal 1962 a une forme d’une rare élégance. L’étiquette est d’un vieil or, comme des bouteilles de rhums du 19ème siècle. Le bouchon fait pschitt à l’ouverture. La couleur du champagne est d’un ambre soutenu. Le nez est plaisant et joyeux. En bouche c’est surtout le citron, l’orange et la clémentine qui envahissent le palais. Le champagne est très fruité, surtout d’agrumes, et le citron est l’évocation de l’acidité bien maîtrisée. Sur le foie gras que l’on tartine avec gourmandise, l’accord est parfait. La question se pose : est-ce que le champagne qui va suivre sera aussi bon ?

Le deuxième champagne d’apéritif est le Champagne Comtes de Champagne Blanc de Blancs Taittinger 1966. Alors qu’il y a des couleurs et des odeurs très proches, ce champagne est totalement différent. Il a moins de fruit et moins de citron mais il a une complexité et une assise qui le placent en tête. Il est charmant mais aussi viril. Il s’impose. Sur la poutargue, très nettement meilleure que celle que nous achetons dans le sud, l’accord est plaisant, car il donne une coloration iodée au champagne. Arrivent alors quelques langoustines juste poêlées qui exacerbent la délicatesse du champagne. Mais c’est avec le corail des coquilles Saint-Jacques que l’accord est absolument grand. La sérénité des coraux et la sérénité du champagne se répondent dans une symbiose rare. Deux nouvelles assiettes de gambas et de langoustines permettent de faire le tour de la flexibilité gastronomique du Taittinger 1966. C’est un très grand champagne qui justifie l’amour que nous portons aux champagnes évolués.

Nous passons à table pour trouver une association étrange : des langoustines crues avec du filet de veau. Cette recette, puisée dans l’arsenal de Christian Le Squer, le chef du restaurant Ledoyen va accueillir un Montrachet Marc Rougeot-Dupin 1994. Sur l’étiquette il y a marqué "Le Montrachet" et je ne sais toujours pas pourquoi, pour certains vins, on ajoute l’article. Par ailleurs, la contre-étiquette dit : "récolte 1994, mise en bouteille par Marc Rougeot-Dupin". Est-ce possible que l’implication de Marc Rougeot-Dupin ne soit que la mise en bouteille ? Le vin est d’une rare précision. Sa structure est très belle, le fruit est gris jaune, et l’on sent que c’est un Montrachet subtil. Il n’a pas la puissance envahissante de certains Montrachet, mais il faut dire que le plat a tendance à le rétrécir, à jouer plus sur sa distinction que sur son opulence. J’adore ce Montrachet qui joue de son élégance et n’en fait pas trop.

Il est associé à des coquilles Saint-Jacques crues recouvertes des caviars des deux boîtes que j’avais ouvertes pour les casse-croûtes d’avant repas. L’association coquille et caviar est d’une suavité extrême. C’est presque orgasmique. Le Montrachet réagit bien, mais n’arrive pas à se départir de sa rigidité. On sent bien que ce plat appellerait un champagne, et par exemple un Dom Pérignon, qui convient toujours sur ce plat.

Les filets de rougets aux pommes de terre violettes, des Vitelottes noires, s’accordent très bien avec le Montrachet du fait de la cuisson. Il se trouve que j’ai ouvert pour ma fille qui ne boit que du rouge un Château Trotanoy 1973. Le niveau dans la bouteille était dans le goulot et ce vin que j’ai depuis plus de trente ans en cave méritait un essai, malgré une année peu engageante. Lorsque je verse le vin, la couleur est étonnante de jeunesse. Le nez est pur, et quand on boit ce vin, on est obligé de constater qu’il n’y a pas l’ombre d’une faiblesse que l’on pourrait imputer au millésime. Tout dans ce pomerol est d’une joie de vivre et d’une puissance de grand millésime. C’est un étonnement qui montre une fois de plus qu’après un certain stade de vieillissement, les caractéristiques de faiblesse de certains millésimes peuvent ne plus exister. Et il faut se précipiter à toute vitesse vers l’accord pomerol et rouget, car il est sans commune mesure avec l’accord provoqué par le montrachet. Nous sommes aux anges car le "théorème" rouget – pomerol est une fois de plus démontré. C’est même renversant de bonheur.

Pour le dessert qui est des pamplemousses roses à la gelée d’agar-agar, j’ouvre une bouteille de sauternes ancien qui ressemble comme une sœur à la bouteille d’Yquem 1874 que j’avais ouverte récemment. Elle n’a pas d’étiquette, et la capsule permet de lire sans ambiguïté Filhot. Le bouchon est très ancien et l’on voit des traces d’écriture, mais il est impossible de lire le millésime. Comme le verre de la bouteille est soufflé avec des bulles dans le verre, ce qui montre un âge certain, et comme la couleur est très proche de l’ancien Yquem, ce Filhot pourrait être d’une année comprise entre 1875 et 1905 (pour fixer des bornes). Je l’appellerai Château Filhot 1885. Comme cela arrive très souvent, le vin qui dans la bouteille a une couleur caramel devient d’un or soutenu et radieux dans le verre. Le nez est discret et en bouche, je reconnais les saveurs qui m’avaient enchanté des Filhot 1858 et 1869 que j’ai eu la chance de boire. Alors que le 1869 était opulent et vraiment liquoreux, le 1885 de ce jour, comme le 1858 de naguère, a perdu son sucre. Mais ce qu’il a gardé est d’une sensibilité qui m’enchante. Comme le pamplemousse est assez acide, l’accord se trouve bien avec ce sauternes profond, au goût devenu sec, d’une longueur qui me ravit et d’une finesse de discours qui ajoute à mon enchantement.

Mon gendre a du mal à comprendre ce vin et je peux le comprendre. L’habitude plus grande des sauternes très anciens qui ont mangé leur sucre me permet de goûter la grande pureté de ce vin qui n’a pas dévié, sauf d’avoir évolué vers le statut de sauternes sec. Les redoutables madeleines au miel de châtaignier faites avec la recette de Pascal Barbot, le chef du restaurant Astrance, et des arlettes parachèvent de leurs délices les joies de ce repas.

Le point final sera donné par une Tarragone des Pères Chartreux du début du siècle dont je me demande aussi pourquoi le nom sur l’étiquette est "Une Tarragone". L’usage de l’article est surprenant. Ce qui ne l’est pas, c’est la puissance aromatique infinie de cette liqueur aux myriades de fleurs des champs.

Dans l’ordre des saveurs, si la Tarragone est hors concours, et de loin, je mets en premier le Filhot 1885 suivi du Taittinger 1966, alors que selon mes filles et mes gendres, la palme reviendra au Trotanoy 1973 ou au Taittinger 1966.

Ce repas de Noël où manquaient mon fils et sa famille qui vivent outre-Atlantique aura été un dîner de grand raffinement.