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Chez Roellinger, jour 2 – un dîner d’un génie malouin dimanche, 9 novembre 2008

Le lendemain matin la mer et les longues bandes de sable découvertes ont des couleurs argentées. En descendant au salon de l’hôtel je salue Olivier Roellinger et lui rappelle quand nous nous sommes rencontrés. Il se souvient de moi et nous parlons de son changement de cap. Il le commente très sereinement, assumant un changement de vie qui ne correspond à aucune nécessité et représente une nouvelle orientation et des pistes à découvrir. La journée est consacrée à la visite du Mont-Saint-Michel sous un beau soleil de novembre. Le statut de merveille du monde est justifié, auquel s’ajoute une aura mystique. Ce lieu de visite ne pourra jamais rendre ses « trois étoiles ». On aimerait qu’il en soit de même pour le chef breton au talent incommensurable.

Nous nous faisons beaux, un voiturier nous conduit au restaurant en ville, belle maison dont la décoration est d’un réel raffinement. Tout est élégant dans les évocations malouines. Ce sont ma fille et son mari qui nous invitent, et ils tiennent à ce que nous profitions au maximum du talent du grand chef. Le menu dégustation s’appelle : « image du pays malouin » avec cette suggestion : « composition au gré du vent et de la lune, les richesses de la Mer dont le homard et les richesses du bocage pour une invitation au voyage ». Le mot mer est écrit avec une majuscule. J’avais gardé l’article de François Simon dans le Figaro du 3 mai 2008 qui rapportait une phrase d’Olivier à propos des épices : « j’ai des tas de mots, homard, petits poireaux, araignée, crevettes grises. Il me manquait les points virgules, les points d’exclamation pour coucher ma prose sur mon cahier cancalais ». Nous allons lire cette prose avec beaucoup d’émotion, encore plus grande du fait que plus jamais nous ne pourrons revenir. Aussi avec mon gendre, nous décidons que les vins devront faire honneur à cette belle maison. Un champagne Krug 1988 marque le début du voyage. On nous demande si nous voulons connaître le menu ou en avoir la surprise. Nous préférons faire le voyage sans feuille de route, ce qui nous permettra, on le verra, de rendre la fête encore plus belle. Le Krug sans accompagnement montre sa belle richesse mais l’acidité est très forte. Elle va s’adoucir au fur et à mesure des plats. Sur des ardoises polies en forme de galets, des chips, des figues et de petites crêpes fourrées excitent bien le Krug dont l’étendue des saveurs est immense. On le verra dans le scénario qui se déroule, les épices sont le moyen pour Olivier Roellinger d’exprimer sa vision du monde. Après cet amuse-bouche, dans trois berniques nous trouvons des bigorneaux, une coque et de la chair de daurade crue au sésame. C’est intitulé au menu : « au gré du vent et de la lune ». Ces préparations sont exquises, la coque est d’un goût pénétrant et la daurade intense. Le Krug est à son aise, se civilisant au fur et à mesure. Son choc avec la coque me ravit. Le menu, que nous ne lirons qu’en fin de repas, indique : « les trois petites cancalaises ». Ce sont des huîtres plates, l’une avec du foie gras, l’autre toute pure et la troisième avec un petit caviar d’agrumes, si ma mémoire est bonne. Sur l’assiette, un petit jet de crème vinaigrée rappelle les ajoutes subtiles de Pascal Barbot. Inutile de dire que le mariage du Krug avec les cancalaises est absolument divin. Le champagne y gagne une dimension extrême.

La crème de haricots et bouquets royaux nous fait entrer de plain-pied dans le monde créatif du chef, car le dosage du haricot dans l’émulsion est d’un raffinement rare. Le champagne vibre moins sur cette composition qui convient mieux au Riesling Clos Sainte Hune Trimbach 1996. Ce vin que mon gendre découvre est d’une précision diabolique. Nous ressentons la perfection absolue du riesling, parfaitement carafée par notre jeune sommelier passionné. Son service sera remarquable et ses remarques pertinentes, comme le service du pain aux algues et du beurre au poivre que nous dévorons tant c’est bon alors que  nous savons que nous sommes embarqués dans une longue aventure.

Les coquilles Saint-Jacques au feu de bois sont délicieuses, subtiles bien sûr mais plus attendues. Le Riesling poursuit son festival d’excellence. Sa pureté est ce qui s’affiche le plus, avec une longueur remarquable. Il est plus souple que d’autres millésimes.

Le homard au piment et cacao est un plat d’une pure magie. C’est parce que le cacao est à peine sensible qu’il joue un rôle multiplicateur de saveur extraordinaire. La sauce me donne des frissons dans le dos tant elle est parfaite et envoûtante. La barbue aux zestes d’agrumes et Talauma est un joli plat, mais la chair de la barbue est un peu farineuse à mon goût. Le vin qui s’avance maintenant est le Bâtard-Montrachet Domaine Leflaive 2001. En puissance et en générosité, ce vin est un bonheur de vivre. Il est appelé à s’accoupler, et il le fera divinement bien, à un plat qu’on ne lui proposerait peut-être pas : un foie gras dans un consommé réglisse-menthe. Le foie gras est divin tant dans sa texture que son goût. Mais contrairement au homard, que le cacao mettait en valeur par sa discrétion, la réglisse est carrément envahissante au point de marquer le palais même sur le plat qui a suivi. Et celui qui a suivi n’est pas celui qu’on pense. Lorsque mon gendre voit apparaître après le foie gras délicieux le plateau de fromages, il est saisi d’effroi. Il déclare : « il n’est pas question de quitter ce lieu sans avoir goûté le pigeon ». Il ne s’agit évidemment pas d’un ultimatum mais d’une prière qui sera magistralement exaucée, car le pigeon réclamant vingt minutes de préparation sera précédé d’un saint-pierre retour des Indes d’un charme redoutable. On mesure la différence entre la chair de la barbue et celle précieuse du saint-pierre. Les épices sont magiques et ce plat est « le » territoire d’excellence du Bâtard-Montrachet au fruité inextinguible.

Le pigeonneau au single malt et graines de sarrasin est doux comme un bonbon, avec de subtils éventails  qui s’ouvrent à chaque détour de goût. L’Hermitage Domaine Jean Louis Chave 1999 est lui aussi précis, d’un discours simple et convaincant, juteux, fonçant vers le bonheur. Les fromages sont affinés à la perfection et le Bâtard joue son rôle d’accompagnateur avec brio, mais le Chave ne joue pas mal non plus sur les fromages choisis pour lui.

La poire « sucre sauvage-citron vert » et la crème « curry corsaire » est un exercice de style délicieux. C’est du Roellinger joyeux de finir sur des notes gaies. Ce dessert est suivi par un chocolat et caramel au beurre salé, puis par un grog aux agrumes.

Une chose mérite d’être signalée. Comme ma femme ne boit pas de vin, le sommelier lui a proposé de faire un voyage dans le monde des thés. Elle a pu déguster cinq, six ou sept thés qui convenaient aux plats avec une remarquable précision. Quelle belle attention !

Est-il envisageable de classer les plats tant ils sont différents ? Je m’y risque quand même, sachant que c’est mon goût, qui ne prétend à aucune universalité. Ce sera d’abord le homard, pour la subtilité du dosage du cacao, puis le saint-pierre retour des Indes pour la variété des épices, la crème de haricots pour son équilibre gustatif et le foie gras divin que j’aurais sans doute aimé avec la réglisse plus en sourdine. Les vins ne peuvent pas se classer car ils représentent quatre sommets dans leurs quatre régions.

Après ce dîner à rallonges nous étions presque les derniers aussi avons-nous pu discuter avec le directeur de salle et plusieurs membres de cette belle brigade. Nous avons échangé nos impressions et ce fut un beau moment de communion.

Ce repas fut marqué d’une grande émotion car il est rare que nous allions dans un restaurant de ce niveau unique en sachant que nous n’aurons plus accès à cette cuisine de génie. C’est pour lui faire honneur que mon gendre a choisi pour nous deux plats de plus et quatre vins emblématiques.

J’ai ressenti dans la cuisine de cet immense chef ce que l’on peut supposer de sa personnalité et de son histoire. De même que tout le passé de Marc Veyrat explique l’émotion de chaque composition, j’ai éprouvé à chaque plat, par ses excès ou ses pudeurs, les tribulations d’un malouin épris de sa région, qui projette les épices comme une déclaration d’amour à la vie.

Ce talent des « images du pays malouin » restera dans nos mémoires pour toujours.

dîner au restaurant d’Olivier Roellinger – photos dimanche, 9 novembre 2008

amuse-bouche, bigorneaux, coque dorade

huîtres de Cancale, crevettes roses et haricot coco

coquilles Saint-jacques (photographiées avec retard !!!) et magique homard au cacao

barbue, foie gras à la réglisse

saint-pierre retour des Indes (on dirait un tableau)

pigeon, fromages

desserts variés

… et même un grog

Les vins :

Champagne Krug 1988
Riesling Clos Sainte Hune Trimbach 1996

Batard Montrachet Domaine Leflaive 2001
Hermitage Jean Louis Chave 1999

au moment de partir, nous voyons dans une autre salle cette jolie vue sur une mare aux canards !

 un dîner inoubliable.

Arrivée au château de Roellinger – dîner au Surcouf à Cancale samedi, 8 novembre 2008

Notre train est à 14h05. Nous avons le temps de préparer nos valises, et je jette un œil sur le web. Une nouvelle tombe : Olivier Roellinger rend ses trois étoiles. Cette décision est présentée avec calme et sérénité et François Simon la commente avec justesse. Il se trouve que notre destination du jour, c’est Cancale. A la gare Montparnasse que je trouve moins hideuse que d’habitude, dans une brasserie dont l’efficacité chronométrique est à signaler, la première gorgée de bière est un délice multispire. On devrait écrire un livre sur cette sensation. Dans le TGV aux couleurs rénovées agréables à l’œil, notre fille cadette, notre gendre, ma femme et moi avons le temps de disputer des parties acharnées de belote coinchée. La discussion que j’ai eue avec le contrôleur du train pendant plus d’une demi-heure à propos d’une erreur tarifaire de nos billets mériterait une réédition de « La Légende des Siècles ». Une voiture de location nous mène au château de Bricourt avant que le soleil ne se couche. De notre chambre « Gingembre », de forme octogonale dont trois côtés ont des fenêtres qui offrent une vue panoramique sur la baie de Cancale, nous pouvons repérer le Mont-Saint-Michel dont la forme, dans le lointain, inspire respect et émotion. Notre dîner au restaurant trois étoiles est demain aussi allons-nous dîner au restaurant Surcouf sur le port de Cancale.

Avant cela, dans le salon à la décoration rustique et sobre, je m’étonne de l’étroitesse de la carte des vins. Il n’y a aucun champagne millésimé. Dans les champagnes sans année, je repère un Champagne Larmandier-Bernier, blanc de blancs issu de l’agriculture biologique. Ce champagne est pur, bien ciselé, mais ne dégage pas de réelle émotion. C’est scolairement bon. Ne sachant comment se passera l’épisode Surcouf, je demande que l’on nous garde le reste de la bouteille pour notre retour.

Nous passons le long du port et le nombre de restaurants est inimaginable, aux noms d’une imagination débridée tels que brise marine, la vague, le phare, le bistrot du port, et le nôtre, que nous ne repérons qu’au deuxième passage : Surcouf.

En pénétrant dans le petit restaurant je vois sur une petite étagère des bouteilles vides dont des doubles-magnums de grands vins et une bouteille de La Tâche. Ayant encore en tête l’impression de la carte limitée du château de Jane et Olivier Roellinger, je lance au jeune homme qui nous accueille : « ah, ici, on doit aimer le bon vin ». Il nous dirige vers la petite salle du premier étage dont la décoration est minimaliste. Toutes les tables sont occupées et sur chacune trône un impressionnant plateau de fruits de mer dont de belles araignées de mer. Le jeune homme de trente ans à peine dont je saurai par la suite qu’il est propriétaire a une coiffure où les cheveux courts sont regroupés en mille pointes collées. Je lui lance avec le sourire : « vous êtes coiffé comme le dos des carapaces d’araignées de mer ». Toute la salle sourit car ici, chaque table profite des discussions des autres.

Pendant que mon gendre gare la voiture sous la pluie je demande la carte des vins et je suis impressionné par son intelligence. Si l’on trouve des Clos Sainte Hune, des vins de Méo-Camuzet, de Coche-Dury, des Rayas, des Dauvissat, celui qui a conçu la carte ne peut être qu’un grand sommelier. Je redescends au rez-de-chaussée pour dire au jeune homme : « si vous avez des Coche-Dury, vous avez forcément en dehors de la carte des Corton-Charlemagne. Je serais heureux de profiter de l’un d’eux ». Le jeune homme me répond : « j’en ai très peu et ils sont tous réservés ». Ma question porte maintenant sur le Krug Grande Cuvée : « en avez-vous avec quelques années de cave ». Il me répond : « ah, je vous vois venir, vous aussi, vous aimez ce goût de Montrachet effervescent ». Le lien est créé et je lui dis : « il faudra que je vous donne ma carte car je suis passionné de vin ». Il me répond : « pas la peine, je vous ai reconnu, monsieur Audouze ». La table avait été réservée au nom de mon gendre et mon nom n’avait jamais été cité. Ma surprise est grande.

Nous passons les commandes et lorsque le champagne Krug Grande Cuvée arrive, on mesure l’écart qui le sépare de celui que nous venions de boire. Sur des huîtres creuses de Cancale numéro trois, le champagne est souple, doucereux, presque sucré pour compenser l’iode insistant des huîtres. Le champagne est chantant et les huîtres sont divinement goûteuses. Les bulots sont parfaitement cuits. Il n’y a pas la mâche caoutchouteuse qui affadit trop souvent ce coquillage. L’accord ne se fait pas avec le champagne car il est trop brillant avec les huîtres.

Le homard à la sauce au beurre blanc est d’une intensité de chair rare. Je crois avoir rarement mangé des pinces aussi bonnes car la pince est souvent le parent pauvre en termes de goût. La chair du corps est un peu trop cuite, mais l’impression générale est très convaincante. Le Meursault Les Rougeots J.F. Coche-Dury 2006 est une petite merveille. Ce qui frappe, c’est sa précision. En aucun cas on ne pourrait dire qu’il est trop jeune. Son épanouissement est certain, et sa gamme aromatique est d’une largeur extrême. Il est chaleureux, de belle plénitude. Il se marie bien au homard mais l’accord n’est pas aussi vibrant que celui du Krug avec les huîtres. C’est un peu plus convenu.

Jérôme consent enfin à me dire d’où nous nous connaissons. Il a officié comme aide-sommelier puis sommelier au Carré des Feuillants et au George V où il a eu l’occasion d’aider à la réalisation de certains de mes dîners. Nous avons longuement parlé de vins et sa passion transpire. Il m’a montré un magnum de Latour 1961 qu’il a bu, cadeau du propriétaire de Château Latour. Cela impose le respect.

Un détail a plu à ma fille : pour chaque plat, Jérôme a indiqué les noms des fournisseurs, avec un respect des produits qui est à signaler. Cette adresse, le Surcouf, justifie à elle seule de venir de Paris à Cancale. Il est sûr que nous reviendrons, avec peut-être une nouvelle erreur de tarif SNCF, pour pimenter le trajet.

La Mouline à la Villa 9.3. mercredi, 5 novembre 2008

Un ami a acheté pour moi de grandes quantités de vin et vient les déposer à l’heure de l’apéritif. Cela suppose un déjeuner, c’est l’évidence même. Avec mon fils, nous dirigeons notre ami vers le restaurant Villa 9.3 à Montreuil. Dans un joli petit parc, une petite maison loge une belle salle de restaurant. La carte des vins comporte une Côte Rôtie La Mouline Guigal 2002. Elle ne peut pas nous échapper. Je demande aux deux jeunes si ce sera suffisant. Ils doivent travailler cet après-midi aussi ont-ils la réponse la plus hypocrite qui soit. Une terrine de lièvre s’impose ainsi qu’une pièce de bœuf mais le maître des lieux nous suggère des huîtres. Compte tenu du vin, cela ne semble pas évident. Il insiste et croit nous tenter avec un Minervois qu’il pense exceptionnel. Il est tellement insistant que nous disons oui. Le vin arrive avant les huîtres, assez frais. C’est un Minervois Château La Grave Orosquette 2006. Dans l’échelle des minervois il est peut-être bien gradé, mais dans le spectre de ce que je bois, sans vouloir paraître bégueule, l’absence de final, la longueur infime, et le fruit pommelé sans grande imagination sont loin du compte.

Les huîtres arrivent et sont absolument délicieuses. Le maître des lieux voyant notre embarras change au plus vite pour un Bourgogne Hautes-Côtes de Beaune Jayer-Gilles 2005. Ça c’est du vin. Même si l’on est loin des grands crus, il y a un message dans ce vin qui cause à nos palais. Le fruit est agréable, et le trajet en bouche est joyeux. Le vin s’anime considérablement sur la délicieuse terrine, copieuse au-delà des normes.

La Côte Rôtie La Mouline Guigal 2002 est un enchantement. Dès le nez, c’est du plaisir pur, onctueux, doucereux, sensuel. En bouche, c’est le fruit qui éclate dans le palais. Il y a de la framboise écrasée mais surtout un velouté enrobant. Avec la viande rouge à la sauce très droite, le vin est confortable. On ne se lasse pas de ce vin opulent, sincère, camarade de plaisir.

La Villa 9.3 est faite pour les sumos, mais sa cuisine simple et précise en fait un lieu plus que recommandable. La Mouline était la dernière de la carte. Qu’à cela ne tienne, il reste des Landonne !

Le Petit Nice – les photos samedi, 1 novembre 2008

Les amuse-bouche partagés avec le vendeur des vins que j’ai achetés :

 La vue de notre table

Le champagne Krug 1996

Sa beauté face à la mer

Le premier plat

Le second plat

Le troisième plat

Le quatrième plat

Le quatrième plat (l’algue ne sert que de fumet marin)

La mer est particulièrement sauvage et le ciel lourd

Le dessert

Si une fourmi me dispute les plats, c’est que la cuisine est bonne !!! C’est moi qui ai eu les mignardises, et pas elle !

Magnifique déjeuner

Krug 1996 sur la belle cuisine de Gérald Passédat au Petit Nice samedi, 1 novembre 2008

L’histoire commence sur internet. Du fait de mon blog, je reçois chaque jour cinq à dix propositions de vins par des particuliers, en dehors des innombrables mails de négociants. Par politesse, chaque message reçoit une réponse circonstanciée. On me propose dans un mail des champagnes anciens, et les photos qui me sont adressées montrent des vins intéressants, mais pour une catégorie d’amateurs particulièrement étroite. Je fournis deux ou trois adresses de négociants que je connais et j’ajoute que si je devais m’intéresser aux bouteilles proposées, ce serait pour tel prix. Du temps passe et un beau jour, mon interlocuteur me dit que le prix lui convient. Il est permis de penser qu’il a dû essayer ailleurs sans succès. Etant dans ma maison du sud, je lui demande où sont les bouteilles. Elles sont près de Marignane. L’idée vient de se rencontrer à mi-chemin. Cassis semble la solution. Il se trouve que chaque année nous allons au Petit Nice à Marseille, or cet été, l’affluence d’enfants et petits-enfants chez nous n’a pas permis cette escapade. Pourquoi ne pas profiter de l’occasion pour y aller ? Le rendez-vous est pris à 11h45 au restaurant de l’hôtel Le Petit Nice.

Ma femme et moi sommes en avance. José Potier, directeur de salle nous accueille chaleureusement et j’étudie la carte des vins. La commande est passée et j’indique à mon épouse que je n’ai aucune envie d’offrir un apéritif à un inconnu, ce que j’aurais pu éviter si j’avais donné rendez-vous à la gare de Marseille, à Notre-Dame de la Garde ou sur le Vieux Port.

Le vendeur arrive, avenant, sympathique, à l’accent chantant du sud. Il se présente et va ensuite chercher les bouteilles dans sa voiture. Elles sont conformes aux photos. Le Krug rosé de plus de trente ans est d’un niveau impeccable, le Dom Pérignon 1978 a perdu à peine de son niveau et le Pol Roger 1969 est nettement plus bas et ambré, mais il porte la promesse d’un goût qui ne me déplait pas. Le plaisir de voir ces flacons me pousse à lui offrir un apéritif.  Il demande un Martini rosé et je demande un champagne à la coupe. Voyant ce que je demande, il change sa commande et c’est un champagne Alfred Gratien 1998 sur lequel nous trinquons tous les deux. Sur la table sont posées trois serviettes et trois fourchettes. Mais pendant plusieurs minutes rien ne suit. Les coupes étant à un niveau proche de l’étiage je fais des signes qui indiquent que l’épisode de convivialité arrive à son terme, mais une jeune fille apporte alors des amuse-bouche d’un beau raffinement. Mon vendeur dit : « laissez-moi vous offrir une autre coupe de champagne. Choisissons un autre champagne ». Or le bar n’a que deux blancs, l’Alfred Gratien et le champagne Dom Pérignon 2000.

Je dis à mon vendeur que ce serait dommage qu’il écorne le prix de vente de ses vins par cette commande et il me répond : « ça ne me rendra pas moins riche ». Il ne croyait pas si bien dire ou peut-être le savait-il. Le champagne Alfred Gratien 1998 est agréable, fait de fruits jaunes, à l’acidité forte. Le Dom Pérignon 2000 marque une nette différence, dès le nez, d’une belle élégance. Ce champagne a toutes les qualités, fragile et subtil à la fois. Sur des oignons grelot, il est délicat. Sur des dés de seiche, il prend de l’ampleur, alors qu’il se referme face à une brandade de morue. Nous commentons ces accords avec mon vendeur qui semble passionné de ces petites différences auxquelles il ne s’intéresse normalement pas avec ce degré de détail.

Il est temps de se quitter, il nous serre la main et dit en chuchotant : « je m’éclipse par la porte dérobée ». Je le regarde faire sans un mot, pensant que normalement, on n’oublie pas de payer sa note. Mon vendeur était plus malin que je ne l’imaginais. Mes bouteilles achetées ont un prix qui vient instantanément d’augmenter. C’est une des surprises de la vie.

Nous passons à table, et contrairement à ce que José m’avait promis, le champagne Krug millésime 1996 n’a pas été ouvert à l’avance. C’est dommage, mais ne dramatisons pas. La couleur du champagne est déjà d’un or marqué. En bouche, même non ouvert, ce champagne délivre un message d’une noblesse unique.

Nous avons pris le menu Bouille Abaisse avec : les amuse-bouche gourmands et terrestres / le premier palier / poissons et crustacés au bouillon safrané en deuxième palier / les poissons en bouille-abaisse pour arriver en profondeur / de la pomme verte transformée craquante, Yeti de sa pulpe. On ne peut pas dire que les énoncés des plats sont très éclairants, mais un jeune serveur à l’accent chantant viendra nous réciter  les compositions et ingrédients.

Nous commettons l’erreur de prendre le consommé très poivré dont l’épice éteint le céleri en premier, car le poivre insistant masque ensuite une partie du charme des délicieuses huîtres Gillardeau subtilement cuites. L’accord de l’huître avec le Krug est magique. Le Krug est immense, d’une solidité à toute épreuve. Il est vineux, fort et expressif, et l’on mesure l’ampleur du « champagnicide » que je commets, car ce champagne sera largement plus brillant dans cinq ans. Le Krug est la Rolls du champagne avec une virilité sans concession. L’assiette de coquillages crus comporte des moules, des palourdes, des coques, des violets et sans doute bien d’autres petits mollusques. Curieusement ils donnent au Krug des accents sucrés, par une forme de compensation. L’accord qui se forme est admirable. Le Krug se transcende sur les coquillages et la vibration qui se forme m’émeut. Il convient d’insister sur le fait que cette juxtaposition est d’une magnitude inouïe. La girelle en tempura qui l’accompagne fait redescendre de l’Olympe. La chair est belle, mais le charme est rompu.

Le second étage du repas comprend plusieurs poissons alignés entre pince et corps de homard, dans un bouillon safrané. Ici le champagne parade, dominant son sujet. Les poissons sont merveilleux. Le Krug capte l’or du safran. Tout en bouche est délicieux, passant de saveur en saveur, on a le même enchantement que celui que l’on a dans les goûts sucrés avec les macarons : c’est un pianotage de bonheur et la sauce est à mourir. On tient avec ce plat une bouillabaisse de compétition où se livre toute l’âme de Gérald Passédat, affichée dans la nouvelle décoration réussie de la salle à manger. Il combine la recherche de la pureté des produits, l’authenticité historique des saveurs, la tradition familiale, et le besoin d’épurer ses constructions. C’est du grand Passédat qui mérite sans discussion sa troisième étoile.

Avec la sauce au safran le Krug évoque le citron, la groseille blanche, les épices et mille saveurs complexes comme les fragrances d’un parfum. Avec le jus de cuisson des girelles, très amère, le Krug sait se montrer à la hauteur.

Le point culminant de la Bouille Abaisse est à tomber par terre. La rouille de grand-mère est irréelle. Le Krug se montre viril, puissant comme un atlante mais ce n’est peut-être pas là qu’il brille le plus sur ce plat lourd. On sent une fois de plus la recherche de pureté, de modernisme tout en conservant la tradition. Le loup et la daurade donnent une dimension rare à la bouillabaisse.

Je demande un petit morceau de camembert pour le Krug mais il est trop affiné et l’accord ne se fait pas, le Krug trop vineux saponifiant en bouche.

Le Krug est capable de s’adapter à la variation sur le thème de la pomme qui rappelle le Passédat « d’avant », d’il y a quelques années. Le sorbet est magique.

A côté de nous une table de cinq jeunes, plus jeunes que nos enfants, profite goulûment de ce paradis culinaire. C’est à eux que je fais servir le reste de ma bouteille, pour qu’ils profitent de ce nectar.

Le service est prévenant, José est un hôte parfait. Tout ici justifie aujourd’hui le statut qui a été donné à ce restaurant de très haute qualité. Il est à trois étoiles et y restera longtemps. Bravo pour cette inventivité intelligente et respectueuse.

Le champagne qui reste dans mon verre a du citron vert, de la pêche, de la poudre de meringue, du bonbon anglais et de la pomme verte. Son plus bel accord est avec l’assiette de coquillages crus, plus encore qu’avec l’huître fondante. Ce repas est un grand moment de gastronomie.

Les 1937 ne me réussissent pas beaucoup dimanche, 12 octobre 2008

En cette mi-octobre, le temps est particulièrement clément. Mon fils nous rend visite avec sa femme et leurs deux enfants. L’apéritif se prend dans le jardin. Le Champagne Mumm Cordon Rouge 1937 n’a plus l’ombre d’une bulle. La couleur est ambrée mais n’est pas dorée. En bouche, l’acidité est sympathique, mais il n’y a pas la moindre trace de douceur. On dirait un vin blanc sec qui a traversé les âges. Le vin est buvable sans doute, mais n’excite pas l’intérêt, aussi est-il remplacé assez vite par un Champagne Bollinger Grande année 1990. La puissance et l’aisance sont plus sensibles  après le Mumm. Le champagne est fort, plaisant mais manque un peu de longueur. C’est un grand champagne, auquel il manque un supplément d’âme. Sur un cuisseau de porcelet à l’ail et aux herbes, pommes de terre en robe des champs rissolées, un Château Ausone 1937 est servi. Quand je l’ai ouvert, le bouchon gras avait libéré un parfum pénétrant extrêmement velouté. C’était trop beau pour être vrai, aussi avais-je bien vite rebouché la bouteille pour éviter une évaporation. Sur table, trois heures plus tard, le vin affiche une grande acidité. Au-delà de l’acidité le message est assez beau, mais on se lasse quand même bien vite. Le vin est buvable, indique qu’il a eu un passé noble, mais le plaisir n’est plus là.

Nous ne nous attardons pas et sur une tarte aux pommes, un Château Doisy Daëne 1969 exhibe son or insolent. Rien n’est plus beau que cet or là. Le vin en bouche est joyeux et plein. On sent qu’il n’y a pas la complexité des plus grands sauternes, mais ce Barsac est pur, franc, généreux et très plaisant à boire. Je n’attendais pas cette puissance de 1969.

Les discussions se concentrent sur la crise, après la semaine boursière la plus noire que l’on ait connue, mais le sauternes joyeux remet les pieds sur terre, une terre qui produit les vins dont la joie nous est indispensable. L’année 1937 ne me réussit pas beaucoup. Sensible, subtile, elle est fragile et décevante le plus souvent, du moins pour les vins que j’ai en cave.