Archives de catégorie : dîners ou repas privés

table d’hôtes d’Yvan Roux mercredi, 7 mai 2008

Dans le sud, l’ordre du jour est d’arriver à retrouver un peu de calme dans une vie quelque peu chahutée. Mais l’appel de la bonne chère est trop fort. Nous arrivons à la table d’hôte d’Yvan Roux qui nous a préparé le dîner avec son épouse. La vue de la terrasse est un spectacle dont on ne se lasse pas.

Les petits beignets d’encornets se marient délicieusement au champagne Laurent Perrier Grand Siècle qui est un rituel probablement éphémère, car la brusque hausse des cours va rendre ce champagne inaccessible.

Le homard vivant de 2,6 kilos donne un haut le cœur à ma fille qui ne veut pas voir la mort inéluctable de ce crustacé. Yvan ira le préparer à l’extérieur. La cuisson de la chair du homard est certainement l’une des plus réussies que j’aie pu goûter de cet animal, car la profondeur de la chair et sa lourdeur s’accompagnent d’une impression de légèreté, sans remise en cause de l’intensité du goût.

Les pinces viennent dans une autre assiette plantée de gousses d’ail confites. Babette avait ouvert pour elle-même un Rimauresq Côtes de Provence blanc 2006. C’est un vin blanc assez classique. L’ail lui donne un relief et une dimension qu’il n’aurait jamais sans cela.

On nous sert ensuite un saint-pierre d’un kilo, goûteux et simple à la fois, qui comble nos appétits. Des profiteroles avec une glace vanille ponctuent un grand moment de bonheur, où la mer, la cuisine exacte d’Yvan, et la décontraction de l’instant font passer un moment de grande félicité.

à Roanne, dîner sublime sur la cuisine d’un ami samedi, 3 mai 2008

Le deuxième dîner de notre groupe se tient au domicile de Raymond, et ce sera Jean-Philippe qui réalisera le repas. Après une journée d’écriture et de repos, entrecoupée d’un déjeuner léger concocté par Michel Troisgros, asperges et sole, j’arrive dans le beau parc donnant sur un étang. La maison bruisse de la préparation d’un festin. Jean-Philippe a envahi la cuisine et les alentours. Je le vois en tablier, d’un calme impressionnant, en train de régler l’ordonnancement d’une dizaine de plats. Autour on s’affaire, préparant les mille et une petites choses qui composent un grand repas. Raymond coupe de fines tranches d’un jambon espagnol, un Jabugo Sanchez Romero Carvajal, mais une armée de vautours l’empêche de remplir l’assiette. Comme la mouette de Gaston Lagaffe, chacun de nous subtilise tout ce qui se découpe. J’aime sentir les atmosphères. Je suis préposé à l’ouverture des bouteilles, mais on me scrute, on m’observe. Tout-à-coup, Evelyne met un genou à terre et me dit : « François, tu me ferais un grand plaisir si tu nous ouvrais un Mouton 1945 ». Je ris, parce que j’ai compris ce que l’on souhaite, que j’ouvre un Vega Sicilia Unico 1974 que j’ai apporté. Je fais mine de dire que je ne l’ouvrirai pas car mon vin « officiel » est un vin d’Algérie Sénéclauze 1953. J’ouvre l’espagnol en cachette et je continue d’écouter les supplications. Jean-Philippe m’explique la logique de son repas dont il résulte que le Vega est indispensable. Je fais mine de ne pas entendre. J’ouvre toutes les bouteilles.

Nous sommes sept, rejoints par le frère de Raymond, moins obsédé de vin que nous ne le sommes, qui assistera médusé à nos conversations de « mordus ». Sous une agréable terrasse d’une belle et chaude journée, nous commençons à comparer deux champagnes de Selosse.

Le Champagne « Contraste » Jacques Selosse dégorgé au début 2007 a une couleur extrêmement ambrée, qui ne correspond à aucune évolution particulière, car en bouche, le vin est jeune, pétillant, expressif. Le Champagne « Substance » Jacques Selosse dégorgé au début 2007 est moins ambré. C’est le champagne d’Anselme Selosse que je préfère, combinant charme et intellect. Il est extrêmement typé mais n’a pas encore atteint sa plage d’excellence qu’il touchera dans quelques années. Ce sont deux magnifiques champagnes, pleins de vie, de caractère, qui nous conquièrent par leur intelligence. Passant de l’un à l’autre, mon cœur penche vers le Substance. Le jambon bien gras réagit merveilleusement et les trois amuse-bouche de Jean-Philippe donnent aux champagnes des accents nouveaux. C’est d’abord une rémoulade tiède de céleri qui fait une approche prudente avec un goût multiforme que j’adore. Ensuite, un risotto qui ressemble à un échauffement du cuisinier en chef, et une huître Gillardeau avec un sabayon de camembert à la cardamome qui fait entrer de plain pied dans l’univers féerique de Jean-Philippe Durand. Alain n’en revient pas de la pertinence de l’accord avec le Substance, qui est catapulté par l’huître.

Voici le menu créé par Jean-Philippe : filet de sole, côtes de bettes à la pèche de vigne / noix de Saint-jacques, poireaux à la coriandre / ris de veau braisé, endive au cassis / veau basse température, coulis de framboise et hibiscus / bavette de trois semaines juste poêlée, mousserons de Saint-Georges / Comté trente mois, Stilton, roquefort Gabriel Coulet / raviole de mangue au pamplemousse rose, coulis mangue et fruit de la passion / glace caramel et feuilleté au chocolat (Paris-Dakar). Le dernier dessert est le seul plat qui ne soit pas créé par notre chef préféré.  

Le Clos de la Coulée de Serrant Nicolas Joly 1982 est une agréable surprise. C’est un vin d’un équilibre exceptionnel. Il a le charme que ce vin devrait avoir et qu’il n’a jamais quand il est bu trop jeune. Les saveurs citronnées, un gras sympathique font de ce vin un plaisir dont nous jouissons goulûment. Il est très au dessus de toute expérience récente du même vin. La sole épouse son trajet.

Le nez du Meursault Charmes Comtes Lafon 1995 est la perfection du nez de Meursault. Puissant, il a la minéralité exacerbée, et l’odeur marquante d’ardoise mouillée. En bouche, c’est une bombe. Il est évidemment très jeune, mais cela lui va bien. Je suis ravi que ce vin que j’ai apporté se conduise aussi bien. Les deux blancs sont très dissemblables. Les noix de Saint-Jacques sont en harmonie, mais le vin accepterait un grand nombre de saveurs différentes.

Le charme d’Evelyne et l’insistance de Jean-Philippe ont agi efficacement puisque j’ai ouvert le Vega Sicilia Unico 1974. Ils ont eu raison, car le vin a un nez à tomber par terre. Il est doucereux mais profond. En bouche, on s’assoit dans la perfection comme en un canapé profond. Raymond nous dit qu’il n’a probablement pas bu de rouge aussi délicieux. Nous commençons à prendre conscience que nous vivons un moment spécial. Le vin est absolument délicieux, joyeux, simple d’apparence mais complexe. Beaucoup d’amis sont stupéfaits de sa jeunesse aussi bien de couleur que de goût. Le ris de veau épais et parfaitement saisi est exactement ce qu’il fallait pour que ce vin brille.

Le Chambertin Clos de Bèze Armand Rousseau 1991 est un vin d’une délicatesse extrême. Le nez subtil laisse deviner un goût charmant, délicat, complexe. Ajoutons à cela la personnalité bourguignonne et l’on obtient une séduction de première grandeur. Mais le plus extraordinaire, qui m’a quasiment mis K.O. tant le choc est incroyable, c’est que le vin et le veau paré de son coulis forment une continuité gustative inouïe. C’est l’accord parfait que l’on cherche toujours et que l’on ne rencontre que rarement. Quand on mange ou quand on boit, on a strictement la même empreinte gustative, d’une linéarité enthousiasmante. Jean-Philippe avait goûté le vin pour ajuster son coulis. Et c’est extraordinaire. Les deux vins rouges ont des ressemblances dans la perfection, mais des dissemblances dans leurs discours. L’accord du veau est confondant de transcendance.

Nous comptions dans nos têtes la somme de ces perfections et je me demandais comment les deux bordeaux rouges allaient se comporter après ce festival. Le Château Léoville Las Cases 1982 m’a fortement surpris. Je ne suis généralement pas un grand fan de ce vin, mais le 1982 est d’une réussite qui mérite d’être signalée. Généreux, opulent, bien construit, il profite à fond de son millésime. La longueur n’est pas énorme, mais le résultat global est probant. La bavette chenue est difficile à manger seule tant elle a de la bouteille. Il faut croquer les champignons pour que la viande se civilise. Et le Château Latour 1970 montre qu’il est de noble origine. Plus complet que le saint-julien, il combine force et complexité. Sa jeunesse subjugue beaucoup de convives. Ce n’est pas le plus grand Latour parmi les Latour légendaires, mais il est très bon.

Jean-Philippe m’annonce qu’au fromage, il y aura du Comté et me demande quel vin pourrait aller avec ce fromage. La démarche du sioux sur le sentier de la guerre est à peine visible, car j’avais montré à Jean-Philippe les vins de réserve que j’avais apportés. Je me fais prier, par pure coquetterie, et j’ouvre un Château Chalon, fruitière vinicole de Voiteur 1959. On ne peut pas imaginer à quel point l’exotisme de ce vin est envoûtant. Edouard, le frère de Raymond, qui assiste effaré aux digressions emphatiques sur nos pamoisons  est ravi de constater que nous jubilons sur un vin qu’il adore, mais n’a jamais approché aussi vieux. Le Château Chalon à la couleur très trouble, d’un jaune un peu pisseux, est un  véritable bonheur de dépaysement.

Le Château Rieussec 1983 a bien du mal à se frayer un chemin tant nous avons en mémoire la trace indélébile du Fargues 1971. Mais il existe, et bien. Sur le stilton, c’est un grand plaisir. Le dessert de Jean-Philippe est « le » dessert qui convient aux sauternes. Nous sommes gavés de délices.

Lorsque l’on assiste à des courses de lévriers, on est émerveillé de voir à quel point ces chiens sont taillés pour la course. Le Grand Roussillon vin doux naturel Domaine Georges Puig 1936 en demi-bouteille est taillé pour le plaisir. Café, moka, chocolat, vieux marc, il a capté toutes ces saveurs pour rendre sur le chocolat une fulgurance de plaisir.

Nous sommes saouls, non pas de vin, car j’ai vu fleurir sur la table des gobelets d’argent qui ressemblent au mien – j’aurais dû faire breveter cet accessoire – mais de bonheur et de réussite. Car aucun vin n’a déçu. Aucun vin ne nous a laissé une impression de « peut mieux faire ». Et la cuisine de Jean-Philippe a une telle intelligence des vins que nous avons succombé au charme d’un dîner qu’un seul mot peut caractériser : « parfait ». Devant un tel succès, je préfère ne pas voter pour les vins, car tous ont été au sommet des expressions de leurs appellations.

Se quitter était dur. Jean-Philippe s’étant mis au piano à queue pour verser en musique le trop plein de sentiments de ce lourd moment d’émotion, je m’assis près de lui pour qu’il me dicte les intitulés des plats. En deux jours, nous avons solidifié notre amitié, et tapissé notre cerveau de souvenirs indélébiles. Boire de grands vins avec des amateurs sensibles est ce qui se fait de mieux.

dîner chez un ami à Roanne – les plats samedi, 3 mai 2008

jambon espagnol, Jabugo Sanchez Romero Carvajal ,

rémoulade tiède de céleri

risotto (on dirait des spermatozoïdes en chasse)

huître Gillardeau avec un sabayon de camembert à la cardamome

 

filet de sole, côtes de bettes à la pèche de vigne 

noix de Saint-Jacques, poireaux à la coriandre (pas de photo hélas)

ris de veau braisé, endive au cassis

veau basse température, coulis de framboise et hibiscus

bavette de trois semaines juste poêlée, mousserons de Saint-Georges

Comté trente mois, Stilton, roquefort Gabriel Coulet

raviole de mangue au pamplemousse rose, coulis mangue et fruit de la passion

glace caramel et feuilleté au chocolat (Paris-Dakar).

dîner chez un ami à Roanne – les vins samedi, 3 mai 2008

Champagne « Contraste » Jacques Selosse dégorgé au début 2007

Champagne « Substance » Jacques Selosse dégorgé au début 2007  (j’aime beaucoup la déformation des étiquettes par l’eau du seau où flottent les glaçons)

Clos de la Coulée de Serrant Nicolas Joly 1982

Meursault Charmes Comtes Lafon 1995

Vega Sicilia Unico 1974.

Chambertin Clos de Bèze Armand Rousseau 1991

Château Léoville Las Cases 1982

Château Latour 1970

Château Chalon, fruitière vinicole de Voiteur 1959.

Château Rieussec 1983

Grand Roussillon vin doux naturel Domaine Georges Puig 1936 en demi-bouteille

Et le tableau final

dîner d’amateurs au restaurant de Michel Troisgros vendredi, 2 mai 2008

Nous sommes un petit groupe d’amis qui s’est formé car nous écrivons et dialoguons sur un forum où l’on parle de vins. Pour notre première rencontre, nous avions décidé de déjeuner à Jongieux dans le restaurant d’un jeune chef prometteur qui a eu depuis sa première étoile. L’un des membres de ce petit groupe vivant à Roanne et ayant une relation amicale avec la famille Troisgros, il était naturel de fixer un rendez-vous au restaurant de l’hôtel Troisgros. La générosité étant une caractéristique de ce petit groupe, nous arrivons tous avec une profusion de vins. Il est prévu que le lendemain nous dînerons chez notre ami Raymond sur la cuisine de Jean-Philippe Durand, ce cuisinier amateur qui a tant de talent. Il nous faut donc répartir les vins sur deux jours, et essayer de coller aux plats de Michel Troisgros dont ce lait caillé à la truffe noire qui nous intrigue. Nous choisissons après avoir écouté les explications du chef et j’ouvre les bouteilles dans la jolie cave du restaurant.

Je remonte dans ma chambre spacieuse, à la décoration japonisante et aux mille attentions pour l’hôte de passage. Le thé que l’on m’a offert est extraordinaire de sophistication. Lisant que c’est une composition de Marie-Pierre Troisgros, je l’en félicite. A l’heure dite, nous nous retrouvons dans le hall d’entrée puis dans la cave pour un apéritif avec Pierre Troisgros toujours aussi aimable et accueillant, riche d’une histoire de la gastronomie qu’il aura marquée. Il nous raconte par quel hasard la gare a décidé de colorier ses murs en vert et orange, en référence au légendaire saumon à l’oseille. Le Champagne Krug Grande Cuvée est assez acide, mais c’est parce qu’il est froid. Il s’anime sur la myriade de petits canapés délicats qui nous sont offerts en cave. Pierre ne restera pas à notre table car sa femme est souffrante. Nous sommes sept, deux amis suisses, les deux roannais, un amateur de Chambéry, Jean-Philippe et moi.

Le menu composé par Michel Troisgros et adapté en fonction des considérations échangées en cave est le suivant : couteau en gelée, pommes et basilic / cuisses de grenouilles poêlées, au satay, chou-fleur croquant / lait caillé à la truffe noire / coquilles Saint-Jacques « colle à la dent » au poivre « sichuan » / fricassée de homard au curry / foie gras de canard poêlé aux cèpes / long bec en salmis / fromages frais et affinés / le grand dessert. Je voudrais faire à ce sujet un parallèle avec le vin. J’entends souvent des amateurs dire : « j’aime les vins dont j’apprécie le vigneron. Le fait de les connaître me les rend meilleurs ». La transposition est ici évidente. Ayant eu la chance de partager un dîner informel avec Marie-Pierre et Michel, j’ai pu les apprécier dans une ambiance où tout portait à l’amitié. Ressentir dans chaque plat la personnalité de Michel a accru mon plaisir. C’est d’un niveau exceptionnel.

Une anecdote qui m’enchante : lorsque nous mangeons les coquilles Saint-Jacques je dis que ce qui me gêne, c’est que le plat colle aux dents. Le maître d’hôtel à l’oreille fine prend le menu et me fait lire l’intitulé du plat : «coquilles Saint-Jacques « colle à la dent » au poivre « sichuan ». J’adore. Parce que bien sûr, si c’est la volonté du chef, je la respecte.  

Le Champagne Krug 1995 nous fait connaître un saut qualitatif spectaculaire par rapport à la Grande Cuvée. Il faut dire que la température est parfaite. Mais le vin est aussi propulsé par la gelée de pomme et basilic. L’accord est d’une finesse confondante. J’en jouis bouchée après bouchée et gorgée après gorgée, l’acidité de la pomme verte faisant frétiller le champagne.

Jean Philippe ayant apporté deux années du même vin, 1990 et 1984, nous optons pour le Château Laville Haut-Brion blanc 1984 qui sera beaucoup plus adapté aux cuisses de grenouilles revêtues de fines lamelles de chou-fleur. Le vin a du caractère, tout-à-fait dans la lignée des Laville Haut-Brion, mais il lui manque un peu de coffre et de longueur, ce que nous supposions. La cohabitation avec le plat est polie, ce qui veut dire que cela fonctionne, sans qu’aucun des deux partenaires n’y gagne quoi que ce soit.

Le Champagne Dom Ruinart rosé 1990 séduit déjà par son flacon très élégant. Dans le verre, cette couleur rose saumonée est une invitation à la luxure. Et sur le lait caillé, étrange et délicieux, nous sommes embarqués dans un monde inexploré. J’adore la confrontation du plat et du vin dont aucun ne ressort indemne. Il y a une interpénétration redoutable. Nous discutons avec Alain de la transformation que subit le champagne. Point n’est besoin de savoir ce qu’il vaudrait intrinsèquement car ce dont il faut jouir, c’est de sa transformation dans un accord étrange, rare, important.

Comme je l’imaginais, l’Hermitage blanc Domaine Jean Louis Chave 2001 ne me convient pas. Ce vin anguleux, multiforme, sera dix fois plus agréable à mon palais quand l’âge aura calmé sa fougue folle. Je suis infiniment plus sensible au Château Rayas, Chateauneuf-du-Pape blanc 1999 qui est, malgré sa puissance, beaucoup plus aérien. Je reconnais que c’est une question de goût personnel. J’essaie sur le homard une goutte du Fargues 1971 que j’ai apporté, mais le vin écrase le plat de sa puissance. Je n’insiste pas, car son entrée en scène est prévue plus tard.

Je ne sais pas où me mettre. Je me cacherais volontiers sous ma serviette de table, car le Château Ausone 1978 que j’ai apporté a une odeur exécrable. C’est là que l’on reconnaît les amis, car chacun essaie de trouver quelque chose de vivant dans ce cadavre. Bien que n’étant pas responsable, je me sens honteux de cet accident. Au moment où j’écris ces lignes, Christian Vermorel, le très sympathique sommelier, me dit que l’Ausone, le lendemain matin, sent bon, sans odeur de bouchon, ce qui montre qu’il n’est pas bouchonné et qu’il est bon. Je vais garder les quelques gouttes qui restent pour en convaincre mes amis.

Revenons au diner. On sert donc plus vite que prévu la Côte Rôtie Les Jumelles Paul Jaboulet Aîné 1979 qui apparaît sur le délicieux foie gras à la chair goûteuse comme le plus tentant des bonbons. Comme pour le homard, les accords se font, mais sans que l’épine dorsale n’en frissonne. Je lance l’idée qui me vient du caractère bourguignon de cette Côte Rôtie à la salinité et au charme énigmatique des bourgognes évolués. Et j’indique : vous allez voir la similitude avec la Romanée Saint-Vivant domaine Marey-Monge, vinifié par le Domaine de la Romanée Conti 1972.

Bingo ! Les senteurs sont identiques, et le cousinage en bouche est marquant. Bien sûr, la Romanée Saint-Vivant a une plus grande subtilité et une profondeur inégalable. Sur le volatile à la chair impressionnante, nous nageons dans le bonheur tant les perfections gustatives s’accouplent. Quel grand moment !

Les gourmands prennent du fromage et quand je vois le persillé du beaujolais, fromage de vache à la salinité discrète, je demande à Christian de me verser une goutte du Château de Fargues 1971. C’est tellement prodigieux que « j’impose » cet exercice à toute la table, au sommelier et au maître d’hôtel. C’est un accord d’anthologie.

Le Fargues a tout pour lui. C’en est presque insolent et Raymond comprend mieux pourquoi j’affiche cet amour des sauternes, non pas parce que ma bouche serait sensible aux goûts sucrés, mais parce que ces vins sont parfaits. Les trois petits desserts mis au point par Michel Troisgros pour le Fargues ont été de gentils compagnons, sans créer l’émotion qu’a suscitée le bleu.

Nous avons eu l’immense chance que Michel soit venu très souvent nous expliquer ses plats et nous parler de cuisine avec un amour et un engagement, qui en font un personnage attachant au plus haut point. Cette approche humaine sereine nous a touchés.  

J’ai fait mon classement des vins de ce soir, avec en premier Fargues 1971, si riche, si grand, puis Krug 1995, Romanée Saint-Vivant Marey-Monge Domaine de la Romanée Conti 1972 et le Dom Ruinart rosé 1990. Ce choix, à des variantes minimes, pourrait être le vote commun. L’accord le plus excitant est celui du Krug 1995 avec la gelée des couteaux. L’accord le plus énigmatique est celui créé par le lait caillé à la truffe, qui nous a fait voyager dans l’inconnu.

Lorsque j’étais entré dans ma chambre quelques heures avant le dîner, je me rendis compte que je n’étais pas seul. Une grosse mouche noire occupait l’espace aérien et je pus me rendre compte de l’angoisse de mes aïeux pendant la guerre, lors des alertes aériennes. Ayant mis la climatisation pendant la nuit, je pus connaître un sommeil sous une trêve des hostilités. A peine le plateau du petit déjeuner fut-il posé dans ma chambre, voilà ma Luftwaffe personnelle qui vient instantanément se poser sur tous les délicieux canapés et les tartines alléchantes. La gourmandise est un vilain défaut qui fut fatal à l’insecte. Je rendis un hommage discret mais sincère à cet animal ailé qui avait si bon goût, car les confitures, crèmes et marmelades sont d’un raffinement exceptionnel. N’ayant plus la crainte de devoir partager, ce petit déjeuner fut divin, confortant l’impression d’excellence absolue de ce temple de la gastronomie.

Je considère que Michel Troisgros invente un monde de saveurs d’un raffinement rare et d’une ouverture gustative élargissant les zones de plaisir et d’intérêt. Il y a une recherche qui me passionne, d’autant que tous les goûts, même surprenants, sont étonnamment lisibles. Nos vins ont contribué à rendre un hommage à sa cuisine unique dont je suis tombé amoureux.

dîner chez Troisgros – le repas vendredi, 2 mai 2008

La jolie table.

Couteau en gelée, pommes et basilic

Cuisses de grenouilles poêlées, au satay, chou-fleur croquant

Lait caillé à la truffe noire avant et après la coupure au couteau

Coquilles Saint-Jacques « colle à la dent » au poivre « sichuan » (c’est écrit que ça colle aux dents !)

Fricassée de homard au curry

Foie gras de canard poêlé aux cèpes

Long bec en salmis

Fromages frais et affinés

Le grand dessert.

Mon petit déjeuner avec de succulents petits pots.

chez Troisgros – les vins vendredi, 2 mai 2008

Champagne Krug 1995

Château Laville Haut-Brion blanc 1984

Champagne Dom Ruinart rosé 1990

Hermitage blanc Domaine Jean Louis Chave 2001

Château Rayas, Chateauneuf-du-Pape blanc 1999

Château Ausone 1978

Côte Rôtie Les Jumelles Paul Jaboulet Aîné 1979

Romanée Saint-Vivant domaine Marey-Monge, vinifié par le Domaine de la Romanée Conti 1972.

Château de Fargues 1971.

Le tableau final.

des vins assez étonnants chez mon fils jeudi, 1 mai 2008

Je vais déjeuner chez mon fils. Il y a dans ma cave une zone de bouteilles à boire, dont le niveau a dangereusement baissé. Je prends un Richebourg Domaines G. Renaudot(j’imagine, car il y a un gros trou dans l’étiquette), d’une année inconnue mais que je situe autour de 1959 ou avant. Je prends dans d’autres secteurs de la cave un Chambertin Clos de Bèze Grand Cru Forgeot Père & Fils 1984 et un Ruster Trockenbeerenauslese 1994 autrichien.

Mon fils ouvre un champagne Henriot 1998. C’est un vin de soif qui coule en bouche avec un goût de revenez-y presque aussi pressant que les chocolats Lindor, drogue addictive.

Nous passons à table et le Richebourg Domaines G. Renaudot vers 1959 a une sale couleur. Son  odeur est de viande en état d’évolution avancé. En bouche, on ne peut pas dire que c’est totalement mauvais, mais c’est quand même mort. Je m’amuse à faire comme le météorologue de village qui prédit que si demain il ne pleut pas, il pourrait faire beau et je dis que s’il ne s’effondre pas dans les heures à venir, il pourrait devenir buvable. Mais la chance est faible.

En revanche, sur un bar en papillotte, le Chambertin Clos de Bèze Grand Cru Forgeot Père & Fils 1984 nous surprend par sa qualité. Je ne connais pas Forgeot, et je sais que 1984 n’est pas une année à miracles. Or ce vin plait à nos papilles par la précision de sa définition, jointe à une joie de vivre évidente. Nous en profitons largement. Le Ruster Trockenbeerenauslese 1994 autrichien Prädikatswein est d’une couleur ambrée comme du thé fort. C’est étonnant pour un vin jeune qui titre 12° et annonce 162 g de sucre résiduel. Il est de Hügelland ce qui pourrait en faire un lointain cousin des Hugel, n’était le tréma. Il est extrêmement goûteux et expressif, sans aucun excès que l’on trouve dans des vins trop sucré. Il ne se marie pas à la tarte Tatin. Il faut le boire seul, avec bonheur. La belle surprise est celle d’un Clos de Bèze inconnu d’une petite année qui arrive à briller autant.

 

 

lendemain du 100ème aux Crayères – déjeuner vendredi, 25 avril 2008

Le lendemain du 100ème dîner, dans la cour du château de Saran, les embrassades sont longues, ainsi que les promesses de recommencer. Un des plus fous de notre bande a réservé pour ce soir trois chambres à l’hôtel les Crayères à Reims. Nous partons en petit convoi avec une lenteur qu’explique la fatigue de la veille. Nous prenons possession de nos chambres dans ce petit château. La décoration évoque un peu ce qu’auraient pu être certaines maisons « non ouvertes » d’il y a un siècle. Nous hésitons à aller déjeuner au restaurant et, sans l’avoir vraiment voulu, nous voilà assis à une table. Les plus mâles d’entre nous disent : « repas à l’eau ». Cela s’appelle planter le décor. Puis Satan intervient avec un perfide : « il faut quand même un peu de champagne pour nous éclaircir le gosier ». Suivi d’un : « on ne prendra qu’une seule bouteille ». On me demande de choisir sur la merveilleuse carte des champagnes et c’est un Champagne Pol Roger Cuvée Winston Churchill 1996 qui atterrit sur notre table. Quel champagne ! Ce qui impressionne, c’est sa sûreté. Il affiche une personnalité affirmée, investit le palais d’un discours fort. C’est très grand. C’est la force tranquille qui s’impose. La cuisine de Didier Elena est assez surprenante. Voulant déjeuner léger, j’ai demandé des asperges. Mais mon assiette ressemble à un inventaire à la Prévert. Il y a un œuf mollet, des calamars, une huître, des petits légumes, et sur une petite assiette additionnelle, un pot de yaourt rempli de lait caillé. Et l’asperge ? Ah oui, en creusant tel le mineur de fond, on trouve un tapis de petites asperges pressées au point d’en devenir carrées. Où est la cohérence ? Je ne l’ai pas vue. L’heure est à la sieste, car le véritable repas est ce soir.