Dans un forum sur le vin plusieurs personnes ont évoqué le décès de Jean-Claude Vrinat. Je lance l’idée d’un dîner en son hommage au restaurant Taillevent. Des membres du forum souhaitent y participer. Un ami se propose de faire le lien entre la cuisine et les vins. Nous décidons d’apporter des vins dont les millésimes correspondent à des dates importantes de la vie de Jean-Claude Vrinat et de Taillevent : 1936 : année de naissance de Jean-Claude Vrinat, 1946 : création du Taillevent, 1948 : première étoile au guide Michelin, 1950 : installation au 15 Rue Lamennais, 1954 : seconde étoile au guide Michelin, 1962 : prise de fonction de Jean-Claude Vrinat au Taillevent, 1973 : troisième étoile au guide Michelin. Nous arrivons à trouver un vin de chacune de ces années, ce qui n’est pas si facile. Jean-Marie Ancher, le fidèle directeur de salle y ajoutera une autre date : 2002 : prise de fonction du chef actuel, Alain Solivérès.
Autour de notre table sept des neuf convives écrivent sur le même forum, dont un que je n’ai jamais vu et un vigneron que je connais mais avec lequel je n’ai jamais partagé de repas. Les deux autres amis sont des compagnons de belles agapes. J’étais venu ouvrir mes vins à 17 heures, et lorsque je reviens, toutes les autres bouteilles sont ouvertes sauf une que l’on me demande amicalement d’ouvrir, l’Yquem 1936 au nez glorieux d’agrumes et de thé.
Nous passons à table, une jolie table où j’ai déjà fait de beaux dîners et le Champagne Taillevent, Blanc de Blancs 2000 accompagne les classiques et goûteuses gougères et une brouillade d’œufs à la truffe noire. Ce soir, je ne vibre pas trop à ce champagne un peu dosé et sans véritable émotion. Il en va tout autrement du Meursault Villages, Domaine R. Rossignol-Changarnier 1962 d’une couleur bien ambrée, au nez séduisant, qui dégage une chaleur de vivre passionnante. La belle acidité citronnée lui donne un final enlevé. C’est le meursault évolué comme on les aime, d’une année qui en a fait de bons. L’épeautre du pays de Sault en risotto, cuisses de grenouille en persillade est délicieux, le vin blanc répondant magnifiquement à la chair des grenouilles. Un de nos amis n’ayant pas trouvé de vin d’une des années jalon, avait apporté un vin dont Jean-Claude Vrinat vantait les qualités et qu’il suivait fidèlement, le Meursault 1er Cru Perrières, Dom. J-F. Coche-Dury 2000. Joyeux, très jeune, ce grand vin dont le léger fumé constitue une signature du domaine prestigieux dans le monde des blancs de Bourgogne accompagne de goûteuses coquilles St Jacques, beurre demi-sel, purée de céleri rave et cresson de fontaine. L’association est très belle et le plat sobre est précis. Le vin ravit tout le monde.
J’avais choisi des années plutôt difficiles et mes deux vins ont bien eu besoin de la noix de ris de veau meunière pour donner quelque plaisir. Lorsqu’on me sert en premier du Bourgueil Domaine P. Marchand 1946, un nez de bouchon m’assaille puis disparaît, et le vin paraît plat, salé, fatigué. Des amis sympathiques ont trouvé que ce vin est pur et intéressant. Je pense que c’est l’amitié qui a commandé leurs remarques. Un ami fut en revanche nettement plus critique envers le Richebourg Domaine Charles Noëllat, 1973 dont j’ai apprécié quelques vibrations, malgré un message fatigué.
Nous allons fort heureusement changer de monde car le Château Lafite-Rothschild 1948 est absolument divin. Ce qui m’a conquis, au-delà d’un joli fruité, c’est la précision de la trame et l’élégance de la structure. Il y a des années plus riches. Celle-ci est élégante. Nous succombons à son charme sur une selle d’agneau rôtie, jus à la truffe noire écrasée magnifiquement réalisée par Alain Solivérès, aussi fumes nous plutôt marris de voir notre ami vigneron insensible à ce vin. Comment peut-il faire ses vins avec l’ambition de les voir bien vieillir et ne pas comprendre la réussite de ce 1948 ? Cela restera une énigme.
Sur un vieux Comté trop fort à mon goût, le Château Chalon Jean Bourdy 1954 que je connais bien rappelle comme les goûts des vins jaunes sont une récompense. Celui-ci n’a pas une chant de stentor, mais il parle d’une voix juste. Le vin qui suit, ajouté par Jean-Marie Ancher, nous est servi à l’aveugle et nous ne trouvons pas. C’est un Vin de Paille Berthet-Bondet 2002, qui accompagne une tartelette poire-Stilton. Alors que je ne suis pas un fanatique des vins de paille jeunes, j’ai été agréablement surpris par la légèreté agréable de celui-ci.
Un des grands moments du dîner, c’est l’apparition de Château d’Yquem 1936. Le nez est d’une poésie extrême. Intense, subtil, il est ravissant. La couleur est d’un or clair. En bouche c’est l’image fidèle de l’Yquem de cette année et l’un d’entre nous fit un parallèle avec Jean-Claude Vrinat né cette année. Intelligence, finesse, discrétion, subtilité et équilibre, tout cela s’applique à l’homme et au vin. C’est un très grand Yquem si l’on accepte qu’à cette décennie le sucre est discret, les notes de pamplemousse et de thé étant plus suggestives qu’explosives. Pour mon palais c’est un Yquem parfait dans cette acception. Le dessert, gourmandise au pamplemousse et au thé vert est très agréable, mais seul le pamplemousse répond vraiment à la subtilité du vin.
L’accord qui suit est une véritable leçon, car on mesure à quel point un mariage réussi peut transcender le plat et le vin. Le croustillant au chocolat et aux fèves de Tonka est le partenaire idéal du Banyuls Domaine C. Raynal 1950. Sans ce chocolat, le banyuls serait assez conventionnel. Avec lui, c’est de la luxure. Et le vin a un final tellement frais qu’on a l’impression d’une totale légèreté. Le sommelier Manuel Peyrondet, meilleur sommelier de France, qui commenta avec nous certains des vins, joyeux de notre communion à l’histoire de la maison nous servit un Calvados Domfrontais 1968 qui n’a pas que de la pomme mais aussi de la poire. Comme c’est l’année de naissance de l’ami qui détermina le menu et l’ordre des vins, un sourire illumina son visage heureux d’avoir créé de belles harmonies.
Les discussions allaient bon train, parfois un peu lourdes quand on ne parlait que de techniques vinicoles ou d’érudition œnologique, mais chacun était porté par la ferveur de ce moment de reconnaissance envers un grand personnage de la restauration. L’équipe qui nous entourait a toujours la même motivation et ce sens unique du service. Alain Solivérès est venu nous saluer et nous l’avons félicité pour une cuisine franche, solide, conforme à ce que Taillevent doit continuer d’offrir. Notre message de fidélité à cette grande maison a fait, ce soir, des heureux.