La réussite de notre voyage chez Marc Veyrat à Annecy (bulletin 158) tenait pour beaucoup au pilotage d’un de ses amis. Comme après de belles batailles, on veut se retrouver pour continuer de les évoquer. Rendez-vous est pris chez notre guide. On nous avait dit qu’il aimait cuisiner. Nous fûmes éblouis. Ce n’est pas un chef du dimanche, malgré sa profession médicale prenante, c’est un vrai, un grand. Influencé de façon certaine par Marc Veyrat, il explore des voies passionnantes et réalise des synthèses que je trouve parfois chez les plus grands des chefs, quand, comme par la grâce d’Albrecht Dürer, la simplicité du trait donne au plat et au vin une élégance quasi irréelle.
Nous commençons par un velouté paysan et radis noir, arômes de truffe blanche sur le Champagne Bollinger Grande Année 1996. Ce champagne au nez métallique à l’ouverture a une sacrée rudesse. C’est viril ! Il y a du citron vert dans ce goût, et le radis noir l’aiguise. On l’essaie aussi sur un magique foie gras de canard poêlé, lamelles de céleri rave, dont un velouté de fanes de céleri excite l’acidité. Magnifique expérience d’une subtilité rare.
Les noix de St Jacques, soupçons de vanille, salade de roquette accueillent un Hautes Côtes de Nuit Blanc « Clos St Philibert » Domaine Méo-Camuzet 2002. J’avais peur de la roquette, mais elle sut se tenir. La Saint-Jacques tirée à quatre épingles avait pour mission de rassurer et guider ce blanc. Elle le fit. Un blanc d’apparence simple, solide, peu disert, mais qui épouse ce caillou ligneux blanc avec une précision visible.
Le filet de biche, royale de foie gras à la mûre, coulis acide de betterave rouge et balsamique, mousseline de châtaigne est une création que beaucoup de chefs aimeraient adopter. Réussir que la mûre imprègne le foie gras sans l’effacer, c’est rare. La chair opportunément goûteuse fond dans la bouche.
Aimé Guibert fidèle lecteur de ce bulletin, avec qui j’échange des lettres succulentes, va sans doute apprécier ce passage. Le Mas de Daumas Gassac Rouge Vin de Pays de l’Hérault 2000, associé à ce plat aux saveurs confondantes de précision est devenu tout simplement sublime. Je jouissais de ce moment où le vin et le plat se multiplient. Chaque composante du plat ajoute un étage à une construction inimaginable de plaisir. Le vin de l’Héraut a trouvé sa fusée Ariane dans le plat. Il est beau, simple, sûr de lui, simplifié comme une calligraphie. Nous étions heureux.
Un reblochon, une tomme des Bauges, un roquefort plutôt décevant accompagnaient un vin que j’avais apporté, un Bergerac, Delpérier Frères, vers 1930. Quand il s’agit de mes vins, je suis plus critique. Malgré des évocations intéressantes, je n’ai pas aimé ce vin à cause d’un final déplaisant comme un petit gravillon qui s’obstine à squatter ma chaussure de marche.
La tarte « poire et pamplemousse » était un évident hommage au Château Lafaurie-Peyraguey 1983 dont on reconnaissait le château, mais plutôt plus léger que ce qu’on attendrait. On était tellement bien que j’ai accepté de tourber ma bouche sur un Poit Dhubh, Single Malt, 21 ans d’âge.
Je ne connais aucun cuisinier amateur qui atteigne des perfections culinaires comme celles-là.
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un dîner de la confrérie du lièvre à la royale mardi, 8 novembre 2005
Un académicien (de l’Académie des Vins Anciens) m’envoie un mail à réponse immédiate : « demain réunion de la Confrérie du lièvre à la Royale. Veux-tu en être ? ». J’en fus. Chez Michel, rue de Belzunce, cela se passe en sous-sol dans une cave voûtée qui est synonyme, lorsqu’on mange avec appétit, d’une élévation substantielle de la température ambiante. La confrérie est nombreuse, sympathique, cercle d’amis d’âges qui dépassent souvent celui de la ménagère convoitée des télés, et dont le tour de taille est une carte de visite vivante des objectifs de la confrérie. Nous étions serrés comme des sardines et la voracité allait bon train.
Le Cerdon rosé, pétillant naturel de Bugey a peu de points communs avec un vin. On pense à un Kir pétillant à la framboise, mais quand on le goûte associé à une diabolique tourte de canard servie à l’apéritif, on voit que l’accord fonctionne. Titrant 7,5°, cette originalité a de l’allure. La tourte annonce la couleur : il s’agira ce soir de casse-croûtes de sumotori.
Arrive un Jurançon sec « cuvée Marie » Charles Hours 2002 qui est diablement intéressant. Les notes citronnées chantent. Et le tartare de Saint-Jacques de la baie de Morlaix, huître de Prat ar Coum, caviar de hareng forme avec lui une délicieuse combinaison. L’acidulé et l’acide se marient à ravir. L’huître est goûteuse comme pas deux.
L’objet de la réunion couvre une assiette abondante, accompagnée d’une cassolette de Parmentier d’épaule au céleri. Le lièvre à la royale de Thierry Breton est excellent. Goûteux, dosé comme il convient, sans aucune lourdeur. Et la purée de céleri adoucit merveilleusement la construction d’ensemble. On lui a associé un Château la Galiane, Margaux annoncé de 2000 mais qui est en fait de 1999. Ce vin n’a rien pour lui. Pas d’intérêt. Ne sachant qui je rencontrerais et quelle ambiance je trouverais, j’avais pris dans ma musette un Ermitage de Consolation Hors d’Age, Banyuls de peut-être 50 ans, pour le cas où… Mon coin de table consulté dit oui. Je l’ouvre. Il est bouchonné. Fort heureusement la bouche est à peine affectée et l’oxygène fait le reste. Le dernier quart de la bouteille n’a plus de souffrance. L’accord se fait très bien, si l’on prend soin de ne pas laisser l’alcool dominer. C’est comme les fromages persillés avec les sauternes, il ne faut pas que l’alcool prenne le dessus.
J’eus la chance que le dessert soit idéal pour le Banyuls, un petit pot de chicorée, couverture tiède de chocolat et langues de chat. Mariage idéal, et c’est bien que le dessert qui suit le lièvre soit presque aussi pondéreux que lui. Le Kouign Amann comme au pays servi tiède appellerait un vieil alcool.
Belle expérience d’un lièvre à la royale convaincant. Mes amis d’un soir l’ont classé assez haut dans l’échelle de leurs expériences passées, significativement nombreuses.
Une expérience gastronomique extrême chez Marc Veyrat samedi, 29 octobre 2005
L’histoire commence il y a quelques semaines. Le Figaro avait fort aimablement annoncé la séance de l’Académie des Vins Anciens et avait donné mon numéro de téléphone portable. Un des lecteurs de cette brève envisage de venir à l’académie avec une bouteille intéressante. Nous bavardons. Il me dit tout à coup : « j’organise une dégustation de vins d’Alsace chez Marc Veyrat ». Je ne demande aucune explication, je m’inscris avec mon épouse. Nous arrivons à Annecy à l’auberge de Marc Veyrat. L’accueil est souriant, confiant. C’est agréable d’être reçus comme des amis. Le temps est beau, incroyablement chaud pour une fin d’octobre, et en prenant le thé devant le lac, le soleil nous cuit comme au plus fort de l’été. Le cake est fondant et le thé expressif. C’est une combinaison ravissante. La décoration de la vaste chambre, réminiscence sans doute de la jeunesse du maître des lieux quand il apprenait la nature et ses saveurs est assez dépaysante. Il y a un léger goût d’un peu trop. Le plafond forme un dais en herbier mafflu. C’est original. Je demande si le port de la cravate est nécessaire et l’on me répond qu’il faut être à l’aise pour bien manger. J’ai compris en cours de route pourquoi. On mange certains plats avec les doigts, et les présentations sont telles que le risque du teinturier est permanent. Ma cravate du premier soir est une miraculée. Elle n’apparut pas le lendemain, sauf pour saluer les inconnus nouveaux amis avec qui j’allais partager une fantastique émotion. Je suis particulièrement content de ne pas être chargé d’un guide, d’un jugement sur un restaurant ou sur un chef, car si j’étais resté un seul soir, j’aurais commis un énorme contresens. Rebuté par la présentation d’un plat, j’ai boudé mon plaisir, alors que le lendemain, cornaqué par l’ami de Marc Veyrat, et aidé par son groupe d’amateurs qui savent déchiffrer chaque composante des plats de ce génie ébouriffant, j’ai vécu une aventure absolument exceptionnelle. Le bilan est tellement positif que cela ne me gêne pas de rapporter mes impressions du premier soir, qui seront infirmées le lendemain. La salle à manger est rustique comme une Stube autrichienne. Décoration définitivement typée de grange, de chalet, de ferme alors qu’on est dans une maison bourgeoise pur jus. Les chaises portent en médaillon les initiales gravées MV comme le joli meuble campagnard de notre chambre et toute la vaisselle rustique. Comme chez Bocuse, c’est un signe. Le menu a été conçu à l’avance, car il ne faut pas de doublons avec le grand repas de demain, marathon prévu pour durer tout l’après-midi. Je consulte la carte des vins fort intelligente mais aux prix surréalistes. Cela me conduit naturellement vers une Roussette Marestel « Altesse » de M. Dupasquier de 1988 car je sens qu’il faut boire un vin de la région. Arrive la mise en bouche en trois parties. On commence par un émerveillement. Une petite poudre se suce comme ces poudres de mon enfance, et une soupe que l’on ajoute donne des saveurs, des parfums merveilleux. C’est une tasse de semoule de lichen. On se dit que ça démarre sur les chapeaux (excusez l’allusion facile) de roue. Car ces saveurs là sont diaboliques. Le « Soda Vera » est drôle. C’est amusant, joli comme un cœur, mais ce breuvage crée une rupture. Une vraiment délicieuse pizza toute en finesse me pousse à demander d’essayer dès maintenant la Roussette. Quel beau vin ! Je ne suis pas expert en vins de Savoie, mais ce vin bien rond, bien plein, très salin en fin de bouche et très pâturage, raifort en milieu de bouche est diablement intéressant. Il va tenir avec tous les plats du dîner, ce qui est une vraie prouesse. Pendant qu’autour de nous se déroule le cérémonial du grand menu, arrive le premier plat. Imaginez trois traverses de chaises, carrées. Elles sont posées comme en un jeu de mikado, et dans des trous, de la salade abondamment baignée dans un vinaigre lourd est plantée, formant une forêt. A coté, parquées dans une pâtisserie, des queues d’écrevisses frottées d’un coulis de bleu de Termignon en cornet attendent ma fourchette. Il faut manger la salade avec les doigts et c’est un exercice impossible. Les salades, délicieuses au demeurant, sont coincées dans leur support. En tirant dessus, on disperse la sauce. On a les doigts qui coulent, le museau barbouillé. J’essaie le plus longtemps possible et je cède, quand ma femme n’essayera même pas. Les écrevisses sont délicieuses, ne réclament pas trop le bleu. Cette difficulté m’a contrarié plus qu’elle n’aurait dû. Le plat suivant est d’une immense originalité. Son intitulé : « jaune d’œuf de 9h00 reconstitué, seringue de carvi de Manigod ». Un œuf est là. Un serveur perce le blanc couleur jaune pâle d’une seringue. Le jaune s’échappe et on le rattrape à l’aide d’un biscuit qui rappelle les meringues de notre enfance, en plus sophistiqué tant en saveur qu’en texture. Tout cela est d’une complexité extrême et d’un goût réellement intéressant. Comme on est dans l’exercice de style et de grand style, j’approuve. Un cocktail à base de fruit de la passion, tout fumant d’une réaction chimique créée sur place est une aimable pause extrêmement acide. Il s’appelle aussi « soda vera ». Ne crée-t-il pas de rupture pour les vins ? J’ai constaté que non si l’on sait attendre. Il permet incontestablement de doper l’appétit. Le pigeon est ferme, viril, charnu et fort goûteux. Les saveurs qui l’accompagnent, cette émulsion de cacahuètes, est un petit bonheur. Le vin là-dessus chante généreusement. Les légumes, extrêmement typés de fleurs dures et pénétrantes s’opposent fortement au goût du pigeon. C’est lié à la berce, cette ombellifère à la fleur blanche proche de la reine des près, qui marque les légumes comme d’une écorce de mandarine. Le plateau de fromage est magistral et les conseils de Samuel Ingelaere, très intelligent sommelier, ardent défenseur de la Savoie vineuse, sont d’une exactitude absolue. Le dessert est nettement plus raisonnable. Le service du petit déjeuner confirme l’impression que j’avais eue hier. Cet homme est généreux. En fait il voudrait que tout repas se déroule comme une tablée de copains où les manches sont retroussées et les doigts servent autant que les fourchettes. Et on se lèche les babines. Ce coté nature, qui tranche avec l’image médiatique de l’homme, entraîne forcément la sympathie. Les jus, les confitures, tout ici est un morceau de nature authentique comme le paradis savoyard qui entoure le lieu. Je n’étais pas encore réellement entré dans la logique du chef. Et c’est un de ses amis, grand esthète organisateur du repas à thème de ce samedi, qui va m’emporter dans un tourbillon gustatif que nous comprendrons encore mieux, guidés par lui et ses amis, goûteurs assidus de ses créations. Voici le menu. Amuses bouche : Tartiflette virtuelle en packaging, pommes de terre, reblochon, déstructurée. Tasse de semoule de lichen / Pot de yaourt de foie gras, gelée végétale, myrrhe odorante (plantes sauvages cueillies au-dessus de 1800 mètres) / Nouveaux raviolis de légumes, trois souffles de vinaigrette / Cannellonis farcis virtuels (sans féculents, ni œufs), coulis de poivrons, trait de cèpes / Féra du Lac rôtie sans graisse, tendre benoîte urbaine (arômes de champignons et de clous de girofle) / Bar éclaté, pinceau de chocolat blanc, sirop de citronnelle sans sucre de Madagascar ou d’ailleurs / Morue dessalée dans sa toile de reblochon, polypode commun, caramel acide aux fruits de la passion, citron vert / Homard breton en rondelles grillées, bonbons de verveine sans sucre / Ris de veau au coulis acide, beignets de pommes vertes, chartreuse de chez nous / Truffe entière en croûte, jus de truffe / L’ercheu des fromages de Savoie et particulièrement des Aravis / Forêt noire déstructurée, glace griottines / Pannequets de mangues soufflés, passions, glace de riz éclaté. Il est impossible de décrire tous ces plats, tant on va de merveille en merveille. Certaines prouesses techniques sont quasi irréelles comme ces cannellonis virtuels, la purée de pommes de terre crémeuse à la Robuchon faite sans beurre ( !), le chocolat blanc du bar, etc. Mais je peux désigner sans hésiter la morue comme mon plat de l’année.
La réglisse, le caramel que Marc Veyrat est venu lui-même préparer dans mon assiette et doser sur ma fourchette ont produit une saveur absolument éblouissante, et le vin, comme le skieur qui prend son envol au bout du tremplin, alignant ses gants sur les plis de sa combinaison comme un officier de carrière, fait une continuité invraisemblable de rectitude avec le plat. Un de ces moments d’émotion rares où le vin et le plat se portent. Ce Saint Hune VT 1989 est à se damner. Il faut signaler que Samuel avait étudié ses accords avec une précision extrême. Faire changer une recette à Marc Veyrat tient du défi majeur. Le chef était d’humeur joyeuse et ceci a influencé notre repas et notre enthousiasme de la plus belle des façons. Le choix des vins d’Alsace montre à quel point cette région recèle des trésors du plus haut niveau comme me l’avait déjà montré Jean Hugel. Voyez plutôt : Le Pinot Noir, réserve, Cuve 7, F.E. Trimbach 2003 côtoie un Pinot Noir, Cave Vinicole à Turckheim 1969 manifestement plus tuilé de couleur, aux arômes portant des traces d’âge, mais revigoré par les saveurs provocantes. Deux vins très opposés qui brillaient, tantôt l’un, tantôt l’autre sur les amuse bouche. Le festival des blancs est tel que je serais incapable de lui trouver un défaut. Tokay Pinot Gris Clos des Capucins, Vendanges Tardives, Théo Faller 1985, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1997, Riesling Grand Cru Schlossberg, Paul Blanck 1981, Riesling Cuvée Frédéric Emile, F.E. Trimbach 1979, Tokay d’Alsace Cave Viticole de Westhalten Soulfgatt 1964, Riesling Clos Sainte Hune, Vendanges Tardives, F.E. Trimbach 1989, Riesling Grand Cru Vorbourg, Clos Saint Landelin, René Muré 1998, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1999, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1981, Tokay Pinot Gris, Cuvée Sainte Catherine, Théo Faller 1986, Gewurztraminer Grand cru Altenberg de Bergheim, Sélection de Grains Nobles (SGN), Marcel Deiss 1989. Certains accords sont d’une précision diabolique. Schématiquement ce sont tous les vins qui accompagnent les poissons, celui de la truffe, les accords avec les fromages mais parce qu’ils sont judicieusement choisis. Et, à se damner, la mangue et le Gewurztraminer. Mon voisin de table avait apporté le 1969 et le 1964. L’accord du plat avec son 1964 est si grand qu’il s’est mis à pleurer de cet accord parfait, mais aussi de voir briller « son » vin. Cela le touchait. On est sensible à la performance de son propre vin. L’aventure était si complexe et les vins si parfaits que je n’ai fait aucune description, pris aucune note. De mémoire je ferais ce classement : Riesling Clos Sainte Hune, VT, F.E. Trimbach 1989, Tokay Pinot Gris Cuvée Sainte Catherine Théo Faller 1986, Gewurztraminer Grand cru Altenberg de Bergheim (SGN) Marcel Deiss 1989, Tokay d’Alsace Cave Viticole de Westhalten Soulfgatt 1964, Tokay Pinot Gris Clos des Capucins, VT, Théo Faller 1985. C’est ce choix qui me vient. Les vins étaient tellement bons qu’il n’y a pas de nécessité d’en faire émerger un plutôt qu’un autre. Un ami écrivain du vin à qui j’avais évoqué mon voyage m’avait dit que je ne pouvais pas quitter le lieu sans essayer l’omble chevalier. J’avais réservé une table pour le dîner, même en sachant que nous serions encore à déjeuner à 18h. Je n’eus aucune difficulté à convaincre une majorité de mes amis de m’imiter. La table réservée pour deux devint vite une table pour sept. L’omble chevalier est confit à basse température, au genièvre de Talloires (si cette dame désire taquiner l’hameçon). Ce n’est pas moi qui le dit, mais le menu. Présenté entre deux écorces de pin, ce poisson est absolument divin. Là-dessus, un Crépy de Léon Mercier 1955, vin de la région du lac Léman à base de chasselas, vin de mes goûts, long en bouche a créé un accord lumineux. Ce dîner se justifiait rien que par cela. Mais le chef avait ses caprices. Alors qu’on avait supplié : « un omble et rien d’autre », le repas, commençant par les deux soda vera pour nous mettre en route nous fit apprécier le foie gras servi en yaourt à la myrrhe odorante sur un champagne Larmandier-Bernier, vieilles vignes de Cramant 2000 fort exact et floral puis les boudins de crustacés, langoustines sans féculents, dans une boîte de conserve comme l’aurait aimé mon père, sauge sans vaporisateur, la vraie sauvage … c’est ce que dit le Maître. Un gourmand de la table aurait aimé renouer avec les pannequets de mangues de ce midi (enfin pas tout à fait midi car c’était au dessert) qui avaient diaboliquement flirté avec le Gewurztraminer de Deiss. Mais il y avait un le macaron "raté" aux litchis et à la framboise magique (raté est évidemment dans le titre, pas dans le plat). Il était temps de se quitter, ravis que nous étions d’un grand moment de gastronomie dans une bonne humeur générale, persuadés de nous retrouver pour de nouvelles aventures. Ce chef ne laisse pas indifférent, avec ses excès, ses choix tranchés. Mais il écrit des pages nouvelles de la gastronomie. Il bouscule le gourmet. Et comme il ouvre des horizons nouveaux et novateurs, c’est des deux mains qu’on applaudit à ce qui fut un moment inoubliable où la Savoie et l’Alsace furent unies pour un chef d’œuvre par un chef génial, un sommelier d’une finesse rare, et un groupe d’esthètes raffinés.
un repas au nouveau restaurant Senderens vendredi, 14 octobre 2005
Un repas s’organise chez Senderens. Exit Archestrate, exit Lucas Carton, exit Alain, on est ici chez Senderens. Et le sigle montre un papillon qui s’est lové dans le serpent du « S », pour signifier que le maître s’offre une pause buissonnière. Les délicates boiseries de Majorelle, depuis longtemps « out of date » mais classées se sont offert une petite folie très fashion qui rajeunira le lieu.
Nous sommes dans un salon de l’étage où j’ai de beaux souvenirs d’émotions gastronomiques. Les couleurs très recherchées, les effets théâtraux séduisent l’œil, mais c’est relativement froid. L’ambiance de cette pièce n’est pas décontractée. Je reconnais avec plaisir une belle équipe souriante et la qualité du service reste au plus haut niveau. L’élégance aérienne d’un trois étoiles, ça ne s’oublie pas comme cela.
L’amuse bouche standard est proposé à tous. Je serai le seul à le bouder car manifestement il n’ira pas avec le premier vin qui est un Montrachet Jacques Prieur 1986. J’attends donc le plat. L’entrée, des raviolis de ricotta et d’herbes, bâtonnets de cèpes, beurre fouetté à la sauge, est délicieuse. Une trace trop citronnée va attrister le Montrachet, alors que paradoxalement, les câpres ne le défrisent pas. Ce Montrachet est puissant, riche, chaud en bouche, doré. Il n’a pas la complexité aromatique de certains de ses voisins, sans doute à cause de cette trace citronnée, mais il est solidement structuré et réjouit pleinement car c’est un très grand vin. Ses presque vingt ans lui vont à ravir. Je bois avec un infini plaisir ce grand vin.
La tourte de gibier et foie gras, mesclun à l’huile de truffe et jus de rôti est magistrale. Parfaitement exécutée, elle démontre qu’un grand chef sait être parfait même quand il simplifie sa cuisine. Ici, pas de chemin de traverse. La tourte est pure, voire épurée, mais goûteuse comme un plat de grand-mère, traité par un artiste. Le plat accueille deux vins. Un Hermitage Chave rouge 1998 et un Hermitage Chave rouge 1996. Immédiatement, le 1998 coincé, serré, sert de faire valoir et renforce la conviction d’un 1996 superbe. Fruité, juteux, d’un charme accompli, le 1996 joue un numéro de parade avec la tourte. Le 1998 ronge son frein dans son coin, et tout à coup, il se débride, enlève sa doudoune et révèle un corps de danseuse liane. Il offre une autre expression de l’Hermitage qui renforce celle du 1996, et l’on pianote de l’un à l’autre cherchant à savoir lequel est le plus beau. A mon palais le 1996 gagne ce soir là, mais le 1998 promet.
Sur un Maury 1937, sorti de fût il y a très peu de temps comme Vénus sort de l’onde, une délicieuse fourme d’Ambert d’un crémeux à se damner, mise en valeur par une brioche épicée toastée aux cerises Amarena va montrer à quel point, quand le vin et le plat s’emboîtent, le plaisir grimpe à des sommets sidéraux. Et le Maury s’adapte avec une faculté qu’on ne soupçonne pas. Pour moi, c’est dix fois plus subtil qu’un Porto.
Comme la tourte et le fromage étaient servis en des portions largement excessives, le dessert au chocolat, une petite merveille, un coulant de « SAMANA » millésimé 2003, pur cacao de Saint-Domingue, cerises Amarena, transforme définitivement nos entrailles en semelles de scaphandriers. Là encore le Maury est pour le chocolat la flûte du charmeur de serpents. Le plomb fondu marron qui coule dans nos palais pourrait paresser. Mais le Maury réussit à le faire chanter. Accord une fois de plus magistral.
Le service est toujours impeccable, attentif et efficace. La cuisine a la maîtrise sereine d’un grand. Alain Senderens, pardon, Senderens, s’est offert un coup de jeune au décor, une simplification des plats et une réduction massive des additions. Saluons le courage d’un grand que son talent mettait à l’abri de toute contestation. Les structures, les concepts évolueront sans doute car cet homme bouillonne d’envie de créer. Mais une chose est sûre, c’est que je le suivrai dans tous les chemins qu’il décidera.
Le jury de champagnes du Spectacle du Monde déjeune au bistrot du sommelier vendredi, 30 septembre 2005
Le jury se réunit à nouveau le lendemain matin pour la finale. J’apprends que nos amis suédois qui ont classé de jour des champagnes ont aussi testé les nuits parisiennes. « Oh, la, la !» comme on dit en suédois. J’arrive au sein d’une assemblée studieuse au Bistrot du Sommelier. J’ouvre les bouteilles que j’ai apportées pour remercier ce gentil groupe de m’inclure en son sein. Et aussi pour une autre raison. Richard Juhlin, grand expert de champagnes de renommée mondiale, a considéré que le Latricières Chambertin Pierre Bourée 1955 que j’avais ouvert avec lui fait partie des dix plus grandes bouteilles de sa vie (bulletin 107). Je voulais lui montrer des bourgognes qui peuvent escalader encore l’échelle des enchantements.
A l’ouverture mes deux vins sont splendides. Tout se présente bien. Rassuré, je rejoins le groupe des dégustateurs qui finissent les palmarès. Un photographe vient immortaliser l’événement, et Philippe Faure Brac nous retient à déjeuner. Un très agréable saumon à la sauce coco accompagne trois des champagnes de la sélection. Un blanc de blancs Tarlant Brut zéro, puissant mais assez court, un Benjamin Béranger blanc de blancs plus raffiné, élégant et fleuri et un blanc de noirs de Egly Ouriet un peu doucereux mais joliment expressif et intelligent. Tout le monde n’a d’yeux que pour mes deux bouteilles qui vont être accompagnées par une précise volaille au goût très pur, dans son ingénuité comme je l’avais demandé.
J’avais annoncé à tous que le premier vin est un Echézeaux Joseph Drouhin 1947, car j’ai saisi la bouteille en lisant le nom de ses voisines de case dans ma cave. Or en fait, un convive plus perspicace déchiffra après dégustation un Corton Grand Cru Joseph Drouhin 1953. Une couleur d’un rose frais bien séduisante, un nez parfait de vin de belle race, et en bouche, ce raffinement qui raconte l’histoire de la belle Bourgogne. Et après coup, nous comprîmes que le goût était effectivement plus cohérent avec un Corton qu’avec un Echézeaux. Et plus avec 1953 que 1947. Immense satisfaction de tous sur ce vin de grande classe dont je partageai la lie avec Gérald Olivier, courageux compagnon d’essai, journaliste organisateur de ce reportage.
Mais nous allions franchir une étape de plus avec un vin qui pourrait entrer dans mon Panthéon. L’année, elle, est sûre. C’est 1928. De ce que j’ai pu décrypter, je pense qu’il s’agit d’un Musigny, ce que corrobora l’aréopage de ces grands palais. Et je hasarde Coron, mais j’en suis moins sûr. C’est, désignons le ainsi, Musigny Coron Père & Fils 1928. Et c’est absolument renversant. Un nez de pur parfum, intense, de chocolat, d’épices, dense comme celui d’un grand bordeaux, annonce et précède une perfection gustative absolue. Rond, lourd, charnu, invraisemblablement long en bouche, ce vin est simplement divin. L’un de mes plus grands bourgognes à ce jour. Tout le monde était ému devant tant de pureté.
Philippe Faure Brac ouvrit au dernier moment et carafa un Mercurey Gérin 1952 nettement plus fatigué que le Musigny, pourtant son aîné de près d’une génération, mais d’une jolie rudesse campagnarde. Goût canaille fort plaisant. Un joli dessert léger fut accompagné par un aimable Doisy-Daëne 1991, gentille fin de voyage au Bistrot du Sommelier, vin que la jolie journaliste qui suivait aussi l’événement apprécia particulièrement.
déjeuner au restaurant Laurent avec un Cros Parantoux Henri Jayer jeudi, 29 septembre 2005
Déjeuner au restaurant Laurent. On le sait, c’est ma « cantine », donc il n’est plus question de juger. J’y ai un rond de serviette virtuel. Un manzanilla léger, c’est un agréable apéritif, mettant en ordre les papilles pour une belle aventure gustative. J’avais l’intuition que le Riesling Clos Sainte Hune Trimbach 1976 serait le compagnon du pied de cochon, et ce fut le cas. Intéressant quand il est seul, il vibre avec émotion quand il est associé au plat. Toute évocation descriptive serait restrictive. Avec le pied de porc, c’est un bonheur de soleil, de gouleyant, d’expressivité intelligente.
Le pigeon est un beau pigeon. La chair est traitée comme elle doit l’être. Je pense au responsable des monuments historiques de la capitale, conscient des dégâts de ce diarrhéique volatile. Il a sans doute décidé que l’éradication de l’espèce passerait chez Laurent. Alors, on a le pigeon le plus pur, qui a décapé les statues de Charlemagne ou de Saint-Louis, qui exprime son authenticité historique dans notre assiette. Et là, le Vosne-Romanée Cros Parantoux de Henri Jayer 1994 est la démonstration du pouvoir de l’homme sur cette liane rebelle qui se pare à l’automne naissant de pulpeuses grappes juteuses. Ce vin est grand sans être éblouissant, fine démonstration d’un savoir faire unique. Tout est subtil dans ce vin. Le navet est d’un charme extrême, mais c’est le cèpe, croustillant comme un cèpe puceau qui donne au Cros Parantoux un accent bourguignon incommensurable.
Après le Clos Sainte Hune Trimbach 1976 et le Cros Parantoux Henri Jayer 1994, solides institutions, les judicieux conseils de Patrick Lair et Philippe Bourguignon vont permettre de finir le repas sur de jolies notes. Un champagne de Montgueux, à l’extrême sud de l’appellation, champagne Alexandre brut nature de Jacques Lassaigne 1999, et un Banyuls du docteur Parcé 1996, « la Coume » comme on dit aussi à Maury, bois de cèdre, pruneau, tout ce qui embellit la bouche en fin de repas. Laurent est une grande table de pur confort.
Le jury de champagnes du Spectacle du Monde dine au Cinq avec Billecart-Salmon jeudi, 29 septembre 2005
Le jury qui analyse les plus grands champagnes pour l’étude annuelle que publie « Le Spectacle du Monde » m’a gentiment invité à me joindre à nouveau à ses travaux (les bulletins 120 et 121 parlent des sélections de 2004). Il a procédé aux premières éliminations sans moi, car j’étais retenu ailleurs. Je les rejoins au restaurant le Cinq pour un dîner consacré aux champagnes de Billecart-Salmon.
Le menu est extrêmement élaboré : langoustines bretonnes au cédrat et au caviar Osciètre, turbot rôti au caramel d’algue, homard mi-fumé aux châtaignes, canard croisé aux épices, macaron glacé au fromage blanc et citron vert, framboise à l’hibiscus, autour du chocolat. Une dextérité exceptionnelle, surtout pour le canard à la chair lourde et intense. La châtaigne du homard est un petit prodige de dosage et de goût.
Le Billecart Salmon 1989 est extrêmement imprégnant, lourd, puissant, mais il est relativement court en bouche. Le 1986 est provocant, ce que j’adore. Très aromatisé et complexe, puissant et long. Les champagnes qui suivent vont faire apparaître d’extrêmes variations entre la première gorgée peu amicale et la dernière toute en charme, quand le vin s’est épanoui dans le verre. Le 1982 est un peu amer au premier contact, puis devient très floral, fraise des bois, fruits blancs. Il est d’une subtilité rare et l’iode du turbot ne l’avantage pas.
Le 1966 est passionnant, sauvage, viril, s’imposant en force. A coté, le 1961 qu’Eric Beaumard annonce voilé démarre par un goût un peu déstructuré, imparfait. Puis tout s’assemble, et si l’on a la patience de bien lire son message, c’est le plus grand de tous, fait d’une noblesse de corps invraisemblable. Richard Juhlin sera de mon avis ou plutôt je serai du sien. Le champagne rosé Billecart-Salmon 1988 ne parle pas beaucoup à mon palais. Les délicats desserts l’excitent, mais la magie du 1961 reste en ma mémoire.
Le plus bel accord, celui qui émerveille, est celui du homard au goût délicieux avec le Billecart Salmon 1966. Le plus beau plat intrinsèquement, du fait de son originalité, est le canard.
A notre table le plus grand expert en champagnes, Richard Juhlin, et son compatriote de Stockholm Andreas Larsson, meilleur sommelier d’Europe 2004, Denis Garret, organisateur des événements et des travaux du jury, deux dirigeants de la maison Billecart Salmon. Une belle tablée où les souvenirs de grandes bouteilles fusent avec passion. Une grande soirée.
A la fin du repas, visite de la cave du Cinq, presque en même temps sans doute qu’on la voit sur Envoyé Spécial de France 2 consacré à Enrico Bernardo, meilleur sommelier du monde 2004, membre de la prestigieuse équipe du Cinq. En prenant l’ascenseur, j’ai la surprise de voir que les parois sont ornées de photos de bouteilles de ma collection. Ce clin d’œil me fait évidemment plaisir.
déjeuner d’amis au bistrot du sommelier mercredi, 21 septembre 2005
Avec un petit groupe de conscrits, pas copains de régiment mais c’est tout comme, nous soignons périodiquement nos cholestérols dans d’appétissantes ripailles. Comme j’invite, je fais appel à mon ami Philippe Faure-Brac pour concocter un moment de bonheur au bistrot du sommelier.
Le champagne Pol Roger 1993 pur Chardonnay est une leçon de choses. On ne se lasse pas de ces saveurs aux accents sépia. La calligraphie chinoise se lit dans chaque gorgée précise, florale, romantique. Le tartare de saumon et de haddock est justement adapté car le saumon adoucit un haddock qui fouette la bulle pour la rendre encore plus active. L’émulsion caresse le tout.
Le magnum de Mission Haut-Brion 1972 est mis en valeur par un maquereau dont j’ai fait enlever tout accompagnement. La chair exquise et brutale fait ressortir toute la valeur de ce vin au nez bourguignon, à la fatigue de façade, mais qui révèle une personnalité immense. Ce vin ne laisse pas indifférent, bouscule tous les repères que l’on a sur l’année, et donne un velouté qui ferait pâlir quelques Chambertin.
Le magnum de Château Margaux 1970 court après un col vert fort goûteux et le rattrape. Ils copinent avec le sourire. Le Margaux annonce tout de suite le message : il veut que l’on reconnaisse qu’il est Château Margaux Et on le reconnaît. En légèreté, en subtilité élégante mais jouant un peu en dedans, son charme conquiert mes amis.
Le comté de dix mois, sage choix, propulse un passionnant Côtes du Jura blanc Jean Bourdy 1967 dans des dimensions canailles. Ce vin a des saveurs d’après match, quand on a gagné, et qu’on lance au patron « fais péter tes truffes ». C’est ça ce vin du Jura, l’appel à la folie gastronomique, quand on se laisse aller au goût pur. Chaque fois, cet appel purement ésotérique me ravit l’âme.
Philippe Faure-Brac, dont nous étrennions la carte d’automne qu’il lance aujourd’hui a un dessert au chocolat parfaitement calibré. C’est tellement léger qu’on jouit des cèpes mariés au chocolat avec un à propos certain. Le Rivesaltes Pierre Granger 1959 qui titre 16,5° fait la balance avec la légèreté du chocolat. Expressif mais manquant d’exubérance, il a quand même ponctué par un sourire un repas au raffinement amical. Toute l’équipe de Philippe veut bien faire, et c’est un plaisir de construire avec un personnel souriant un repas de belle et heureuse gastronomie.
Un expert en vins venu me rejoindre sur place pour préparer les abondantes ventes aux enchères actuelles goûta avec moi les fonds de Mission et le Margaux. Malgré la petitesse de l’année, le Mission est redoutablement intéressant et racé quand le Margaux pétule de charme.
déjeuner dans l’historique salle à manger du siège d’AXA vendredi, 16 septembre 2005
Une société indépendante de gestion de capitaux reçoit à déjeuner, avec la complicité d’une grande maison française d’assurance, dans le siège mondial de cet immense groupe. Un hôtel particulier chargé d’histoire possède des salles d’une richesse inimaginable, de pur 18ème siècle, avec des meubles, des objets qu’ont dû jalouser jadis les rois de France et aujourd’hui les grands musées. Dans la salle à manger d’apparat, un déjeuner d’une douzaine de clients de marque permettra le service de vins de la maison ce qui fait que nul lecteur n’aura de difficulté pour trouver où je suis.
L’apéritif est un Furmint 2001 de Disnoko, propriété de Tokaji du groupe. Ce vin combine le sec et le doucereux en un vin canaille, assez énigmatique et dérangeant. Titrant 13,5°, il faut s’en méfier. Le foie gras marié à la figue supporte très bien un Suduiraut 1996 bien jeune, aux senteurs rebelles, lourd en bouche comme du plomb, annonçant un beau futur si on sait attendre avant de le boire. J’applaudis plutôt deux fois qu’une quand le Pichon Baron 1996 est servi sur un délicat rouget. Oui, c’est le poisson qui met en valeur ce vin incroyablement jeune au palais, qui a très élégamment intégré ses composantes de fruits et de tannin.
C’est un très joli porto Noval 1994 qui accompagna un élégant dessert. Le charme des lieux est unique, marquant une rupture définitive entre une époque où chaque centimètre carré de tenture ou de panneau devait être beau, dans une composition d’ensemble répondant à des critères esthétiques définitivement inaccessibles.
dîner au Petit Verdot, pour préparer le concours du meilleur caviste indépendant mondial mercredi, 14 septembre 2005
On a eu la gentillesse de m’inscrire comme membre du jury qui doit consacrer les meilleurs cavistes du monde. Le concours est parrainé par une grande marque de champagne, Laurent-Perrier. Le jury doit « forcément » préparer les critères de sélection. Est-ce une excuse pour se retrouver ? Oui. Cela se fera dans le restaurant Le Petit Verdot, rue du Cherche-Midi, que Hidé vient de reprendre. Hidé, ex-sommelier de Cordeilhan Bages, était l’âme d’Hiramatsu dont j’ai abondamment vanté les mérites. Injustement privé de la concrétisation de son installation dans l’ex-Faugeron, il a racheté ce petit local où il fera, j’en suis sûr, une immense cuisine. Nous nous retrouvons, avec Didier Depond, l’âme (lui aussi) de Salon (mâtin quel champagne comme dirait Gotlib dans Pilote), avec un sommelier historique et talentueux, avec le président de l’association des cavistes indépendants, avec quelques autres membres du jury, et nous travaillons. Les arrivées des jurés s’étalant sur une plage extrêmement longue, nous attendons les tardifs avec un nombre coquet de Laurent Perrier Grand Siècle. Ça coule tellement bien ! Celui-ci doit être un assemblage de 1995, 1997 et 2000. Une attaque résolument champagne, avec une densité en bouche magistrale. Le final est un peu plus discret, mais cette expression de champagne est d’une sincérité extrême. Le menu n’est pas fait, je regarde la carte des vins où Hidé a encore un peu trop le souvenir des prix des grands étoilés, et j’ai un déclic. Il nous faut le Laurent-Perrier sur l’andouillette AAA et peut-être plus de A, et un Chambertin Armand Rousseau sur la lotte. Comme Hidé n’a qu’une seule bouteille de 1992, on prendra 1995 et 1992.
L’andouillette est malheureusement associée à une sauce vinaigrée aux oignons. Il eût fallu une andouillette dans sa pureté, car le Laurent Perrier Grand Siècle ne demande que cela.
Avec la lotte, le Chambertin Armand Rousseau 1995 brille de façon exceptionnelle. Ce vin prend aux tripes. Sensuel, charmeur, intense, il trouve un écho dans la chair lourde du poisson qui est purement transcendantale. Peu des participants, grands experts devant l’éternel, auraient osé ce mariage qui s’est révélé de rêve. J’avais peur que le 1992, nettement plus mûr, ne rebute mes collègues du jury. Or en fait tout le monde suivit avec bonheur ce vin déjà plus affirmé, sans marquer la moindre réticence. Le vin avait une telle trace lourde et magique en bouche qu’aucun dessert ne s’imposait. Une ravissante convive ayant réclamé du sucré, du chocolat accueillit un Porto Taylor 1999 de charme évident. Fut-on studieux ? Je ne sais pas, car les occasions de se dissiper par des anecdotes passionnantes étaient nombreuses. Mais on se souviendra de ce dîner chez Hidé, au petit Verdot, table qui sera demain (elle l’est déjà) une table incontournable.