Archives de catégorie : dîners ou repas privés

J’ai bu Pétrus 1915 mardi, 13 décembre 2005

J’ai retrouvé ce collectionneur incroyable que j’avais rencontré à une dégustation de champagnes (évoquée dans le bulletin 160). Nous ne nous connaissions que furtivement, nous avions lutté sur quelques bouteilles phares, et nous avons mis au point un accord cadre de ce premier événement commun. Il avait apporté au restaurant Laurent une bouteille. J’en apporterais une autre et je l’inviterais. Et j’étais en charge des ouvertures. Lors de mon périple en cave j’avais estimé devoir rajouter une demi-bouteille, car sa couleur m’interpelait. Nous voilà partis dans cette aventure. J’arrive à 10h30 au restaurant Laurent et je découvre une belle bouteille ancienne de Château Pétrus Arnaud 1915. La capsule d’un rouge flamboyant porte l’indication « château Pétrus Arnaud Pomerol » et s’orne du dessin d’un château à trois tours, fines comme des minarets. Je n’ai vu rien de tel à Pomerol. L’étiquette indique les médailles gagnées aux expositions universelles de 1878 et 1889. Elle est barrée d’une écriture manuscrite rouge : année 1915 avec la signature A. Arnaud. Est-ce un Petrus ? Je demande à Philippe Bourguignon qui s’interroge comme moi. La propriété confirmera les assurances données par mon convive : c’est bien ainsi que s’appelait le vin de Pétrus. J’en aurais perdu des paris ! Car pour moi Pétrus n’est pas un château. Or il le fut. J’ai d’ailleurs vérifié que mes plus vieux Pétrus s’appellent bien château. Je décapsule et une lourde terre noire confirme un bouchon d’origine. Il se brisera mais je pus le reconstituer, bouchon d’une qualité irréprochable. L’odeur est immense. Un parfum capiteux rare. Je pense tout de suite à Cheval Blanc 1947 qui a de ces lourdeurs. Je décide de remettre un bouchon neutre pour ne pas voir s’altérer cette perfection olfactive. J’ouvre mon apport non prévu, une demi-bouteille de Château Arman sauternes 1926. Sa couleur m’avait donné envie comme un beau fruit que l’on veut cueillir. J’ai eu raison. Le bouchon est beau, l’odeur est précise. Quand je casse la cire du Chypre 1845, avant même que je ne plante le tirebouchon, le parfum lourd envahit la pièce. Le bouchon est infime, minuscule petit objet parfaitement ajusté à la forme du verre imprécis. Le vin respire, je suis heureux. Celui qui allait devenir un nouvel ami arrive. Quelle impression étrange d’avoir trois vins de légende que je vais aborder avec un quasi inconnu. Nous portons nos lèvres au Pétrus 1915. Sa couleur est d’un joli rouge à peine fatigué mais le vin n’est pas limpide. L’odeur est belle mais plus discrète qu’à l’ouverture. Mon ami est dubitatif. Il a moins de tolérance car c’est son vin. Il pense que son vin va s’affaiblir. Je pense qu’il va s’améliorer. Alors que mon expérience est inférieure à la sienne, c’est l’optimiste qui eut raison. Le vin est évidemment de belle race. Il est un peu fatigué, un peu bridé. Mon convive est gêné par une odeur de vernis que je ne sens pas. Et je ressens l’éveil progressif. La fine galette de cèpes bouchon dorés à la plancha est absolument délicieuse et son coté sous-bois émoustille le Pétrus que je sens grandir. Je deviens laudatif quand mon ami est calme. Tant pis. Je profite de cette opportunité unique de boire un vin d’une année de guerre dont il ne reste presque plus de témoignages. Le foie gras de canard et truffes noires, pochés dans un bouillon de pot-au-feu à la mélisse est une merveille. Tout ici est d’une gentillesse extrême. Le foie se mange comme une langue de chat. Il fond dans la bouche. La truffe est déjà expressive pour la saison. Le bouillon est chaleureux. Et le céleri est un conciliateur de raison. Le sauternes est époustouflant. Ce 1926 est la définition la plus précise du vrai sauternes. Et ce n’est pas un gamin frêle. En fermant les yeux on a en bouche la puissance d’un Yquem 1990. Ce sauternes sans défaut est traité comme une question de cours. Un vrai sauternes qui glisse sur le foie comme au manège. Comme le plat a été prévu pour le Chypre, il est temps de le goûter. Je pensais qu’il danserait sur les truffes à cause de son intense trame poivrée. Mais en fait c’est, lui aussi, sur le foie qu’il s’exprime le mieux. On sait que ce vin de Chypre est l’expression gustative la plus aboutie pour mon palais. Car il a une longueur qui n’a aucun équivalent, sans avoir la moindre lourdeur, car la réglisse et le poivre fort le rendent léger. Philippe Bourguignon le but avec nous. Et nous convînmes qu’il n’existe aucun arôme, aucune saveur auxquels on pût penser qui ne se trouvât dans ce vin à la complexité infinie. La glace au zan joua un beau duo avec la réglisse du Chypre. Belle signature finale. Le cadre du restaurant Laurent est toujours aussi charmant, la personnalité de Philippe Bourguignon ajoutant beaucoup à cette séduction. Mais cette cuisine exacte, d’un chef épanoui, adaptée à des vins de légende, quel bonheur ! Un détail, un seul, suffit à me pousser à refaire de nouvelles expériences avec cet esthète érudit : quand nous avons fait la synthèse de nos impressions, nous sommes convenus que le vin le plus beau de ce repas, c’était le moins gradé, celui qu’aucun de nous deux ne connaissait, cet Arman 1926. Une telle décontraction de jugement me plait. A bientôt la prochaine folie !

Dinner in restaurant of hotel Meurice with incredible combinations jeudi, 8 décembre 2005

It all starts at Marc Veyrat. A friend had introduced us to his art of cooking. This wonderful adventure is told in the Bulletin 158. We met again in his restaurant. He achieved a meal with a rare sensitivity (it is in the Bulletin 160). Having won a bet against one of the women of this team, on one of those subjects whose character does not have to be unveiled, I choose to be invited to the hotel’s restaurant Meurice because these great gastronomes friends had wanted to enter the creative world of Yannick Alléno. The challenge this meal exceeding the value of the bet, I promised to bring a bottle.

Before preparing meals and wines future for Christmas and Sylvester dinner, I wander in my cellar and I take four bottles, having in mind the cook of the chef. The choice of bottles in cellar is one of my favorite exercises: imagining the possible agreements is extremely exciting. I arrived at 5:30 pm and I opened the Bordeaux. Dusty but pleasant smell. Madeira I gladly would situate around 1870 (if not before) because it is older than I told my friends: I had announced 1890. The wine has a putrid smell that scares me. I have reason to be afraid, for it does not fade. Now I take care of two Burgundies. These bottles are heavy like bottles of the 19th century, at that time the weight of the glass did not count . The capsules of a blood red are identical, with legible words « Chevillot Beaune ». I go on the internet to research what could be this wine without a label, and I found a report by John Kapon, this crazy American mad of wine whom I met in New York and Paris to share great bottles, which indicates a sublime Musigny Chevillot 1928. It was an event organized by Bipin Desai, this American friend who makes the most extravagant tastings of the planet. I had already noticed that we have common heart strokes: when he likes a Pommard 1926, I like it too, when he loves a Romanée Conti 1972, I love it too. I felt that these convergences also be worth on this occasion. We need indeed a name for this wine, as it was wished for this pianist stranded on the English coast. Then it will be Musigny and 1928. The experience showed that it is Musigny. 1928 The idea pleases me enough, but if you showed me (it’s too late) that it is 1899, I would not say no, due to a load of evidence at the opening. And also because it reminds me of Musigny Coron Père & Fils 1899 which is one of the greatest wines of my life. I will call these two wines Musigny Chevillot 1928. A bottle is seriously low and gives off a terrible smell when opened. The other has a superb level and fumes fill me with joy.

The bottles are opened and I expect that my friends and my wife arrive. We chose the tasting menu by replacing one meat by the hare royale, as my friend who lost her bet is fond of. I wanted to put foie gras in the end, as it was made in « old times », but Yannick Alleno told me the sauce being made of Chambertin, logic was rather in sequence. I nodded. Here’s the menu: delicate jelly whelks with urchin, cream of rice and seaweed crust / walnut Saint-Jacques scallops to the pan, light broth with celery fresh chestnuts / blue lobster medallions strongly fried confit cabbage the essence of truffle / duck foie gras poached in Chambertin wine, pasta with truffle juice swollen and filled with mashed peas / hare royale, small pasta cubits related truffled cream / crispy buckwheat, ariégeois goat stuffed with cream flavored with white truffle oil / heart roasted pear, tile ice tonka bean caramel salted butter / Caribbean puck fondant chocolate, ice cream speculos.

We begin with a champagne Souza, non-vintage cuvée the caudalies that I find a little nose too dosé for my taste, and mouth, I have less emotion than in less prestigious cuvées of this house of Mesnil-sur- Oger I like the style. The appetizer is a little copy of the first dish which creates confusion to me. The champagne tones up very significantly on the first dish that is an example of the virtuosity of Yannick Alléno. It becomes a pure precision, very Mesnil as I like, and demonstrated its full relevance to the dish is given when one removes the empty plate. The champagne becomes pale, yet, all things being equal, a good champagne. The dish had transformed it.

We will demonstrate the opposite with the second dish. Nicolas Rebut, knowledgeable sommelier I appreciate we had suggested a demi-sec Vouvray Domaine Huet Mounts 2001. With the flat of Saint-Jacques shells extremely subtle, where celery and chestnut compete delicate suggestions, Vouvray is clumsy. This is obviously a well crafted wine. But there, too powerful for the dish. The demonstration opposite the champagne appeared with the same evidence: as soon as the plate is removed, the clumsy ballerina becomes joyful and fluid in the mouth. The dish had inhibited.

Lobster is a monument of perfection. Nay lobster, sauce! And Château Duhart-Milon, Pauillac 1962 is unbelievable. This wine is’ the lobster sauce. He became lobster sauce. At our table, there are formidable aesthetes. One of them is moved to the gustatory perfection of this combination, which is part of one of the finest he had the opportunity to live to the point that he begins to cry with happiness. There is no need to describe wine, and I would be incapable, because wine « is » sauce, like Louis Jouvet « is » Doctor Knock. The generous maître d’hôtel who had the brilliant idea of giving out small table cassolettes sauce, I grabbed one, to lose myself in the pleasure of this immeasurable combination.

Two bottles of Musigny 1928, since that is how we have lived them, which would be served first? The smells of the lowest had heckled me that we would drink first? The good or bad? We opted for the so-called bad, but I wanted to try both. The « bad » is beautiful, joyful, if we can do from small imperfections that do not irritate and does not encrypt the message. The « right » nails me on the spot. My friend who was watching me was amazed: « How can you, after everything you’ve been drinking, still experience sensations as strong? « . I had in mouth such emotions that I announced immediately that here was one of the greatest wines of my life.

Foie gras is superlative. Immense. With Musigny 1928 Chevillot more tired, a prodigious agreement. And we forget that wine dirty socks. It releases this Burgundian rough beauty, rough, a miner noble. Undergrowth, mushrooms can be searched, but who cares, a flesh of a sensual texture and a taste of personality, the wine is, though serene tired, giving the palate a myriad of unexpected flavors.

The second Chevillot Musigny 1928 is the absolute perfection of Burgundy. I thought of some great friends winemakers in the region to whom I would have liked to try a burgundy that is perfect, so they know what makes me vibrate from their grandiose region. Is it because of Chevillot perfect, I do not know. But this wine, at this time, is an unattainable balance of all components of the beautiful Burgundy. Gritty, disturbing as I like, but twirling to bamboozle your palate. A wine that joined my pantheon. I still have, as I write these lines, the satisfaction of having touched what makes these wines taste crippling and confounding puzzles of disconcerting seduction. This wine has the madness of a Verlaine when he wrote his most beautiful poems and that of Egon Schiele when torture on his canvas shapes and colors. This is the foie gras hare that blends better than the hare variables flavors, suave in certain parts and game over others. I found this a little intellectual hare. I would have liked more vulgar, more proletarian. But each chef has an interpretation of this institution.

We wanted of course that also appears on the hare the Madeira 1890. This is what I announced but it is much older, because its cap is the exact replica of the cork of Cyprus in 1845 I will tell later: its size to half of the distal phalanx of a finger. I was disturbed because the veil that hid its value was not gone. My friends, they are polite but sincerely appreciate. In my part, I am furious. And now suddenly, by one of those miracles that I have repeatedly observed, the mask falls. The film, the veil obscuring the beauty of this wine, and the wine shows lights. It is a curious Madeira because it is merry, round, almost red fruit, which is not the exact definition of madeira. But it is beautiful, warm, filling the mouth of a beautiful splendor.

The trouble is that this awakening – which does not erase completely injury, but idealizes what wakes – appeared on a cheese not really necessary in the intense journey that we have lived. Desserts hung up the delights of this wagon train of sensations of unprecedented wealth.

This tasting meal reveals clearly three facets of the cook of the chef whom I count among the greatest. There virtuoso facet, for whelk or hare, and it’s not one that speaks most to my heart. There’s the sentimental side, the generous and sensitive cook, which is expressed in the foie gras and Saint Jacques shell. There I am, because we are in the line of my wines, aspiring to this delicacy. Finally there is the lobster, Yannick treats emperor masterpiece of serenity.

A chef explores different tracks, as it takes all tastes. And God knows there is not a single taste. Duhart-Milon was on an unrivaled accuracy. A Musigny 1928, « the » best possible expression of Burgundy. Such moments are infinitely rich.

Dîner au Meurice avec un sublime accord jeudi, 8 décembre 2005

Tout commence chez Marc Veyrat. Un de ses amis nous avait initiés à sa cuisine. Cette merveilleuse aventure est racontée dans le bulletin 158. Nous nous sommes revus chez lui. Il a réalisé une cuisine d’une sensibilité rare, c’est dans le bulletin 160. Ayant gagné un pari contre l’une des femmes de cette équipe, sur un de ces sujets dont le caractère « planétaire » n’a pas à être dévoilé, je choisis d’être invité au restaurant de l’hôtel Meurice, car ces amis grands gastronomes avaient envie d’entrer dans l’univers créatif de Yannick Alléno. L’enjeu de ce repas dépassant la valeur du pari, je promis d’apporter une bouteille.

Devant préparer les vins de futurs repas et ceux des réveillons, j’erre dans ma cave et je saisis quatre bouteilles, ayant en tête le menu que réalisera le chef. Le choix des bouteilles en cave est un de mes exercices favoris : imaginer les accords possibles est extrêmement excitant. J’arrive à 17h30 et j’ouvre le bordeaux. Odeur poussiéreuse mais sympathique. Le madère que je situerais volontiers vers 1870 (voire avant) car il est plus ancien que ce que j’ai annoncé à mes amis : 1890, a une odeur putride qui me fait peur. J’ai raison d’avoir peur, car elle ne veut pas s’estomper. Je m’occupe maintenant des deux bourgognes. Ces bouteilles sont lourdes comme des bouteilles du 19ème siècle, quand on ne comptait pas le poids du verre. Les capsules d’un rouge sang sont identiques, avec la mention très lisible « Chevillot Beaune ». Je vais sur internet pour rechercher ce que pourrait être ce vin sans étiquette, et je trouve un compte-rendu de John Kapon, cet américain fou de vin que j’ai rencontré à New York et à Paris pour partager de grandes bouteilles, qui indique un sublime Musigny Chevillot 1928. C’était à une manifestation organisée par Bipin Desai, cet ami américain qui fait les dégustations les plus extravagantes de la planète. J’avais déjà constaté que nous avons des coups de cœur communs : quand il aime un Pommard 1926, je l’aime aussi, quand il aime une Romanée Conti 1972, je l’aime aussi. J’ai estimé que ces convergences vaudraient aussi en cette circonstance. Il faut en effet un nom pour ce vin, comme on le souhaitait pour ce pianiste en habit échoué sur les côtes anglaises. Alors ce sera Musigny et 1928. L’expérience montra que c’est Musigny. L’idée de 1928 me plait assez, mais si on me démontrait (il est trop tard) que c’est 1899, je ne dirais pas non, pour une brassée d’indices relevés à l’ouverture. Et aussi parce qu’il me rappelle ce Musigny Coron Père & Fils 1899 qui est un des plus grands vins de ma vie. Appelons ces deux vins Musigny Chevillot 1928. Une bouteille est gravement basse et dégage une odeur affreuse à l’ouverture. L’autre a un niveau superbe et les émanations me comblent de joie.

Les bouteilles sont ouvertes et j’attends que mes amis et mon épouse arrivent. Nous avons choisi le menu dégustation en faisant remplacer l’une des viandes par le lièvre à la royale, dont ma parieuse est friande. Je voulais mettre le foie gras à la fin, « à l’ancienne », mais Yannick Alleno me dit que la sauce étant au Chambertin, la logique était plutôt dans l’ordre prévu. J’ai acquiescé. Voici ce menu : délicate gelée de bulots aux langues d’oursin, crème de riz et croûte aux algues / noix de coquilles Saint-Jacques au poêlon, bouillon léger de céleri aux châtaignes fraîches / médaillons de homard bleu vivement poêlés, confit de chou blanc à l’essence de truffe / foie gras de canard poché au vin de chambertin, pâtes gonflées au jus de truffe et fourrées d’une purée de pois /lièvre à la royale, petites pâtes coudées liées à la crème truffée / croustillant de sarrasin, fourré de crème de cabri ariégeois parfumé à l’huile de truffe blanche / cœur de poire rôtie, tuile à la fève de tonka glacée au caramel au beurre salé / palet fondant au chocolat caraïbes, crème glacée aux spéculos.

Nous commençons par un champagne de Souza, cuvée les caudalies non millésimé que je trouve au nez un peu dosé pour mon goût, et en bouche, j’ai moins d’émotion que sur des cuvées moins prestigieuses de cette maison de Mesnil-sur-Oger dont j’aime le style. L’amuse-bouche est un peu la copie conforme du premier plat ce qui me crée une confusion. Le champagne hausse le ton de façon très significative sur le premier plat qui est un exemple de la virtuosité de Yannick Alléno. Il devient d’une justesse extrême, très Mesnil comme je les aime, et la preuve de son adéquation complète au plat est donnée quand on retire l’assiette vide. Le champagne redevient falot, tout en étant, toutes choses égales, un bon champagne. Le plat l’avait transformé.

Nous aurons la preuve inverse avec le second plat. Nicolas Rebut, sommelier compétent que j’apprécie beaucoup nous avait suggéré un Vouvray demi-sec les Monts Domaine Huet 2001. Avec le plat de coquilles Saint-Jacques extrêmement subtil, où le céleri et la châtaigne rivalisent de suggestions délicates, le Vouvray est tout pataud. C’est évidemment un vin de belle facture. Mais là, beaucoup trop affirmé pour le plat. La démonstration contraire de celle du champagne apparut avec la même évidence : dès que l’assiette est enlevée, le pataud devient ballerine, joyeux et fluide en bouche. Le plat l’avait inhibé.

Le homard est un monument de perfection. Que dis-je le homard, la sauce ! Et le Château Duhart-Milon, Pauillac 1962 est invraisemblable. Ce vin ‘est’ la sauce du homard. Il est devenu sauce du homard. A notre table, il y a de redoutables esthètes. L’un d’entre eux, est ému de la perfection gustative de cet accord, qui fait partie d’un des plus beaux qu’il ait eu l’occasion de vivre, au point qu’il commence à pleurer de bonheur. Il n’est point besoin de décrire le vin, et l’on en est bien incapable, car le vin « est » la sauce, comme Louis Jouvet « est » le docteur Knock. Le généreux chef ayant eu la riche idée de donner sur table des petites cassolettes de sauce, j’en piratai une, pour m’abîmer dans le plaisir de cet accord incommensurable.

Des deux bouteilles de Musigny 1928, puisque c’est comme cela que nous les avons vécues, laquelle allait être servie la première ? Les odeurs de la plus basse m’avaient interpelé, que boirait-on d’abord ? La bonne ou la mauvaise ? On opta pour la dite mauvaise, mais je voulus goûter les deux. La « mauvaise » est superbe, joyeuse, si on sait faire la part des petites imperfections qui n’agacent pas et ne cryptent pas le message. La « bonne » me cloue sur place. Mon ami qui m’observait fut émerveillé : « comment peux-tu, après tout ce que tu as bu, encore éprouver des sensations aussi fortes ? ». J’avais en bouche une de ces émotions qui m’annonçaient immédiatement qu’il y avait là l’un des plus grands vins de ma vie.

Le foie gras est superlatif. Immense. Avec le Musigny Chevillot 1928 plus fatigué, un accord prodigieux. Et on oublie que le vin a des chaussettes sales. Il dégage cette beauté bourguignonne râpeuse, rugueuse, d’un noble mineur de fond. On peut chercher les sous-bois, champignons, mais qu’importe, sur une chair d’une sensualité de texture et d’une personnalité de goût, le vin est là, serein quoique fatigué, donnant en bouche une myriade de saveurs inattendues.

Le deuxième Musigny Chevillot 1928 est la perfection absolue de la Bourgogne. J’ai pensé à quelques amis grands vignerons de cette région à qui j’aurais aimé faire goûter un bourgogne qui est parfait, pour qu’ils sachent ce qui me fait vibrer de leur si grandiose région. Est-il parfait à cause de Chevillot, je ne sais pas. Mais ce vin, à ce moment, est à un équilibre inatteignable de toutes les composantes de la belle Bourgogne. Râpeux, dérangeant comme je les aime, mais virevoltant pour vous embobiner le palais. Un vin qui rejoint mon Panthéon. J’ai encore, en écrivant ces lignes, la satisfaction d’avoir touché ce qui fait de ces vins des énigmes gustatives paralysantes et confondantes de séduction déroutante. Ce vin a la folie d’un Verlaine quand il écrit ses poèmes les plus beaux, et celle d’Egon Schiele quand il torture sur sa toile les formes et les couleurs. C’est le foie gras du lièvre qui se marie mieux que le lièvre aux saveurs variables, doucereux sur certaines portions et gibier sur d’autres. J’ai trouvé ce lièvre un peu intellectuel. Je l’aurais aimé plus canaille, plus prolétaire. Mais à chaque chef son interprétation de cette institution.

Il fallait bien sûr que sur le lièvre apparaisse aussi le Madère 1890. C’est ce que j’avais annoncé mais il est beaucoup plus vieux, car son bouchon est l’exacte réplique du bouchon du Chypre 1845 que je vais raconter plus loin : sa taille a la moitié de la dernière phalange d’un auriculaire. Je pestais parce que le voile qui masquait sa valeur n’était pas parti. Mes amis, sont-ils polis ou sincères, l’apprécient. Dans mon coin, j’enrage. Et voici que tout à coup, par un de ces miracles que j’ai plusieurs fois observés, le masque tombe. La pellicule, le voile, qui masquaient la beauté de ce vin, s’effacent et le vin s’illumine. C’est un madère assez curieux car il est joyeux, rond, presque fruit rouge, ce qui n’est pas l’exacte définition d’un madère. Mais c’est beau, chaleureux, remplissant la bouche d’une belle splendeur.

L’ennui, c’est que ce réveil – qui n’effaçait pas tout à fait les blessures, mais on idéalise ce qui se réveille – apparut sur un fromage pas vraiment nécessaire dans le voyage intense que nous vivions. Les desserts raccrochèrent un wagon de délices à ce cortège de sensations d’une richesse inouïe.

Ce repas dégustation révèle clairement trois facettes de la cuisine de ce chef que je compte parmi les plus grands. Il y a la facette virtuose, pour le bulot ou le lièvre, et ce n’est pas celle qui parle le plus à mon cœur. Il y a la facette sentimentale, du cuisinier généreux et sensible, qui s’exprime dans le foie gras et la coquille Saint-Jacques. Là, je le suis, car on est dans la ligne de mes vins, qui aspirent à cette finesse. Enfin il y a le homard, que Yannick traite en empereur, chef d’œuvre de sérénité.

Un chef explore des pistes différentes, car il faut satisfaire tous les goûts. Et Dieu sait s’il n’existe pas un seul goût. Le Duhart-Milon fut d’une exactitude inégalable. Un Musigny 1928 fut « la» plus belle expression possible de la Bourgogne. De tels moments sont d’une richesse infinie.

un dîner chez Jean Bardet en présence de grands chefs samedi, 3 décembre 2005

Les médecins sont certainement des hommes d’une extrême générosité de cœur. Je suis allé chez Marc Veyrat en suivant un médecin, à la Confrérie du lièvre à la royale en suivant un médecin, et voilà qu’un médecin m’appelle. Un dîner va réunir des grands chefs. Est-ce que je voulais en être ? J’y suis allé.
Il y avait, je crois, une manifestation (colloque, exposition, séminaire ?) à Tours sur les nouvelles tendances culinaires. Un dîner de gala a lieu après de doctes discussions chez Jean Bardet sous la présidence prestigieuse de Pierre Troisgros, avec de nombreux chefs avec lesquels j’aurai le plaisir de bavarder. Alain Dutournier bien sûr parce que nous nous connaissons, Olivier Roellinger, Michel Bras, discret mais impressionnant, Emile Jung, Gérard Cagna, et d’autres.
Pour remercier ce médecin inconnu du lien qu’il crée, je fais ouvrir un Krug Grande Cuvée assez récent donc vert, qui eut bien du mal à se débrider. Alain Dutournier qui le goûta lui trouva un goût de lumière. Cette expression est jolie, qui évoque une planche mal calée dans la charpente d’une toiture et laisse briller un rai dans un environnement poussiéreux.
Le menu est fort bon. Etant à coté de Sophie Bardet, j’ai constaté qu’elle a fait une sélection sur la liste d’une vingtaine de vins que l’on pouvait se faire servir. Elle en a trouvé de fort bons. Le Vouvray sec-souple Chateau Gaudrelle A Monmousseau 2004 est extrêmement bien fait, très équilibré, sans excès, d’une belle justesse de ton. Sur un capuccino d’écrevisses délicatement cacaoté, il s’exprime avec une franchise spontanée.
Le Vouvray moelleux Le Clos du Bourg Maison Huet 2002 accompagne de façon brillante, par un de ces contrastes magiques, un turbot poché où la pomme Granny-smith abonde. Comme elle est fort astucieusement assagie, le mariage est non seulement possible mais étonnamment plaisant.
Le Chateau Clinet 1997 bu en magnum a déjà des signes d’âge (couleur qui évolue) et a un bois un peu insistant, mais il crée là aussi un de ces accords qui me remplissent de joie : une poitrine de porc est morganatiquement mariée à du caviar d’Aquitaine qui joue dans le registre « chevalier servant » et non pas « jeune premier en tête d’affiche », et avec ce vin rouge un peu râpeux, et une charmante petite purée de charlotte, ça marche à merveille. C’est presque plus intense quand le jus de cochon n’est pas encore servi, qui devait assurer la cohérence du plat, mais en fait le marque d’une trace forte, et par contrecoup moins élégante que lorsque la combinaison se fait sans cette sauce.
J’ai bien aimé ces deux vins de Loire jeunes qui ont mis en valeur la région, ce qui était le but recherché. Un magnum de Moët & Chandon 1990 fut apprécié et aurait pu conclure en beauté cet événement si mon nouvel ami, hâbleur, « bonimenteur placier » auprès de tous les convives de mes aventures au point de m’en gêner, n’avait eu l’idée de décacheter une jolie fiole d’un armagnac de 1959 de la réserve de la maison Corcellet redoutablement bon.
Les discussions avec Jean Bardet de fort bonne humeur, au cours desquelles nous avons comparé nos conceptions et hiérarchies des accords mets et vins, et avec la ravissante Valérie sa fille, se sont poursuivies au delà de toute heure décente, ce qui signifiait que la soirée était réussie.

dîner d’amis avec un Doisy Daëne 1969 samedi, 26 novembre 2005

Nous sommes périodiquement invités à retrouver à dîner des anciens partenaires de squash. Quand j’avais vu arriver au club où je jouais ces jeunes gamins, je me disais qu’il y aurait quelque chose de pourri au royaume du Danemark s’ils arrivaient à me battre. Le Danemark fut rapidement déclaré sinistré.
Un champagne Deutz Brut Classic en magnum est un agréable champagne de soif, ça coule tout seul. Le Talbot 1995 ne me plait pas. Je n’accroche pas à ce vin là, alors que par contraste le château La Lagune 1995 parait charmant, agréable, bon à boire, sans histoire. Avec du goût. J’avais apporté un Doisy-Daëne 1969 pour voir comment évolue dans le temps ce vin que Denis Dubourdieu, professeur d’œnologie et propriétaire, nous avait savamment expliqué au Sénat (bulletin 159). Le 1969 met bien en perspective ce château. Le 2002 avait la pétulance de la jeunesse et une fraîcheur en bouche remarquable. Le 1990 est plus assis, mais n’a pas encore la rondeur des vins plus anciens. Là, ce 1969 à la jolie couleur d’un or jaune mais vert encore, a le nez discret d’un sauternes léger. En bouche, c’est son accomplissement qui éclate. Le vin est devenu rond, intégré, beau comme une boule de neige que l’on façonne avec des envies de bataille. C’est un liquoreux plutôt aérien et sans grande longueur. Mais j’aime cette expression. Et sur une originale pâtisserie au thé vert, le mariage était parfait. Incontestablement l’âge donne du charme à ce vin qu’il ne faudrait pas boire en comparaison ou en compétition, comme on ne lancerait pas Sylvie Guillem lutter avec David Douillet. Ces Barsac légers ont un sens.

dîner chez un ami cuisinier hors pair mardi, 22 novembre 2005

La réussite de notre voyage chez Marc Veyrat à Annecy (bulletin 158) tenait pour beaucoup au pilotage d’un de ses amis. Comme après de belles batailles, on veut se retrouver pour continuer de les évoquer. Rendez-vous est pris chez notre guide. On nous avait dit qu’il aimait cuisiner. Nous fûmes éblouis. Ce n’est pas un chef du dimanche, malgré sa profession médicale prenante, c’est un vrai, un grand. Influencé de façon certaine par Marc Veyrat, il explore des voies passionnantes et réalise des synthèses que je trouve parfois chez les plus grands des chefs, quand, comme par la grâce d’Albrecht Dürer, la simplicité du trait donne au plat et au vin une élégance quasi irréelle.
Nous commençons par un velouté paysan et radis noir, arômes de truffe blanche sur le Champagne Bollinger Grande Année 1996. Ce champagne au nez métallique à l’ouverture a une sacrée rudesse. C’est viril ! Il y a du citron vert dans ce goût, et le radis noir l’aiguise. On l’essaie aussi sur un magique foie gras de canard poêlé, lamelles de céleri rave, dont un velouté de fanes de céleri excite l’acidité. Magnifique expérience d’une subtilité rare.
Les noix de St Jacques, soupçons de vanille, salade de roquette accueillent un Hautes Côtes de Nuit Blanc « Clos St Philibert » Domaine Méo-Camuzet 2002. J’avais peur de la roquette, mais elle sut se tenir. La Saint-Jacques tirée à quatre épingles avait pour mission de rassurer et guider ce blanc. Elle le fit. Un blanc d’apparence simple, solide, peu disert, mais qui épouse ce caillou ligneux blanc avec une précision visible.
Le filet de biche, royale de foie gras à la mûre, coulis acide de betterave rouge et balsamique, mousseline de châtaigne est une création que beaucoup de chefs aimeraient adopter. Réussir que la mûre imprègne le foie gras sans l’effacer, c’est rare. La chair opportunément goûteuse fond dans la bouche.
Aimé Guibert fidèle lecteur de ce bulletin, avec qui j’échange des lettres succulentes, va sans doute apprécier ce passage. Le Mas de Daumas Gassac Rouge Vin de Pays de l’Hérault 2000, associé à ce plat aux saveurs confondantes de précision est devenu tout simplement sublime. Je jouissais de ce moment où le vin et le plat se multiplient. Chaque composante du plat ajoute un étage à une construction inimaginable de plaisir. Le vin de l’Héraut a trouvé sa fusée Ariane dans le plat. Il est beau, simple, sûr de lui, simplifié comme une calligraphie. Nous étions heureux.
Un reblochon, une tomme des Bauges, un roquefort plutôt décevant accompagnaient un vin que j’avais apporté, un Bergerac, Delpérier Frères, vers 1930. Quand il s’agit de mes vins, je suis plus critique. Malgré des évocations intéressantes, je n’ai pas aimé ce vin à cause d’un final déplaisant comme un petit gravillon qui s’obstine à squatter ma chaussure de marche.
La tarte « poire et pamplemousse » était un évident hommage au Château Lafaurie-Peyraguey 1983 dont on reconnaissait le château, mais plutôt plus léger que ce qu’on attendrait. On était tellement bien que j’ai accepté de tourber ma bouche sur un Poit Dhubh, Single Malt, 21 ans d’âge.
Je ne connais aucun cuisinier amateur qui atteigne des perfections culinaires comme celles-là.

un dîner de la confrérie du lièvre à la royale mardi, 8 novembre 2005

Un académicien (de l’Académie des Vins Anciens) m’envoie un mail à réponse immédiate : « demain réunion de la Confrérie du lièvre à la Royale. Veux-tu en être ? ». J’en fus. Chez Michel, rue de Belzunce, cela se passe en sous-sol dans une cave voûtée qui est synonyme, lorsqu’on mange avec appétit, d’une élévation substantielle de la température ambiante. La confrérie est nombreuse, sympathique, cercle d’amis d’âges qui dépassent souvent celui de la ménagère convoitée des télés, et dont le tour de taille est une carte de visite vivante des objectifs de la confrérie. Nous étions serrés comme des sardines et la voracité allait bon train.
Le Cerdon rosé, pétillant naturel de Bugey a peu de points communs avec un vin. On pense à un Kir pétillant à la framboise, mais quand on le goûte associé à une diabolique tourte de canard servie à l’apéritif, on voit que l’accord fonctionne. Titrant 7,5°, cette originalité a de l’allure. La tourte annonce la couleur : il s’agira ce soir de casse-croûtes de sumotori.
Arrive un Jurançon sec « cuvée Marie » Charles Hours 2002 qui est diablement intéressant. Les notes citronnées chantent. Et le tartare de Saint-Jacques de la baie de Morlaix, huître de Prat ar Coum, caviar de hareng forme avec lui une délicieuse combinaison. L’acidulé et l’acide se marient à ravir. L’huître est goûteuse comme pas deux.
L’objet de la réunion couvre une assiette abondante, accompagnée d’une cassolette de Parmentier d’épaule au céleri. Le lièvre à la royale de Thierry Breton est excellent. Goûteux, dosé comme il convient, sans aucune lourdeur. Et la purée de céleri adoucit merveilleusement la construction d’ensemble. On lui a associé un Château la Galiane, Margaux annoncé de 2000 mais qui est en fait de 1999. Ce vin n’a rien pour lui. Pas d’intérêt. Ne sachant qui je rencontrerais et quelle ambiance je trouverais, j’avais pris dans ma musette un Ermitage de Consolation Hors d’Age, Banyuls de peut-être 50 ans, pour le cas où… Mon coin de table consulté dit oui. Je l’ouvre. Il est bouchonné. Fort heureusement la bouche est à peine affectée et l’oxygène fait le reste. Le dernier quart de la bouteille n’a plus de souffrance. L’accord se fait très bien, si l’on prend soin de ne pas laisser l’alcool dominer. C’est comme les fromages persillés avec les sauternes, il ne faut pas que l’alcool prenne le dessus.
J’eus la chance que le dessert soit idéal pour le Banyuls, un petit pot de chicorée, couverture tiède de chocolat et langues de chat. Mariage idéal, et c’est bien que le dessert qui suit le lièvre soit presque aussi pondéreux que lui. Le Kouign Amann comme au pays servi tiède appellerait un vieil alcool.
Belle expérience d’un lièvre à la royale convaincant. Mes amis d’un soir l’ont classé assez haut dans l’échelle de leurs expériences passées, significativement nombreuses.

Une expérience gastronomique extrême chez Marc Veyrat samedi, 29 octobre 2005

L’histoire commence il y a quelques semaines. Le Figaro avait fort aimablement annoncé la séance de l’Académie des Vins Anciens et avait donné mon numéro de téléphone portable. Un des lecteurs de cette brève envisage de venir à l’académie avec une bouteille intéressante. Nous bavardons. Il me dit tout à coup : « j’organise une dégustation de vins d’Alsace chez Marc Veyrat ». Je ne demande aucune explication, je m’inscris avec mon épouse. Nous arrivons à Annecy à l’auberge de Marc Veyrat. L’accueil est souriant, confiant. C’est agréable d’être reçus comme des amis. Le temps est beau, incroyablement chaud pour une fin d’octobre, et en prenant le thé devant le lac, le soleil nous cuit comme au plus fort de l’été. Le cake est fondant et le thé expressif. C’est une combinaison ravissante. La décoration de la vaste chambre, réminiscence sans doute de la jeunesse du maître des lieux quand il apprenait la nature et ses saveurs est assez dépaysante. Il y a un léger goût d’un peu trop. Le plafond forme un dais en herbier mafflu. C’est original. Je demande si le port de la cravate est nécessaire et l’on me répond qu’il faut être à l’aise pour bien manger. J’ai compris en cours de route pourquoi. On mange certains plats avec les doigts, et les présentations sont telles que le risque du teinturier est permanent. Ma cravate du premier soir est une miraculée. Elle n’apparut pas le lendemain, sauf pour saluer les inconnus nouveaux amis avec qui j’allais partager une fantastique émotion. Je suis particulièrement content de ne pas être chargé d’un guide, d’un jugement sur un restaurant ou sur un chef, car si j’étais resté un seul soir, j’aurais commis un énorme contresens. Rebuté par la présentation d’un plat, j’ai boudé mon plaisir, alors que le lendemain, cornaqué par l’ami de Marc Veyrat, et aidé par son groupe d’amateurs qui savent déchiffrer chaque composante des plats de ce génie ébouriffant, j’ai vécu une aventure absolument exceptionnelle. Le bilan est tellement positif que cela ne me gêne pas de rapporter mes impressions du premier soir, qui seront infirmées le lendemain. La salle à manger est rustique comme une Stube autrichienne. Décoration définitivement typée de grange, de chalet, de ferme alors qu’on est dans une maison bourgeoise pur jus. Les chaises portent en médaillon les initiales gravées MV comme le joli meuble campagnard de notre chambre et toute la vaisselle rustique. Comme chez Bocuse, c’est un signe. Le menu a été conçu à l’avance, car il ne faut pas de doublons avec le grand repas de demain, marathon prévu pour durer tout l’après-midi. Je consulte la carte des vins fort intelligente mais aux prix surréalistes. Cela me conduit naturellement vers une Roussette Marestel « Altesse » de M. Dupasquier de 1988 car je sens qu’il faut boire un vin de la région. Arrive la mise en bouche en trois parties. On commence par un émerveillement. Une petite poudre se suce comme ces poudres de mon enfance, et une soupe que l’on ajoute donne des saveurs, des parfums merveilleux. C’est une tasse de semoule de lichen. On se dit que ça démarre sur les chapeaux (excusez l’allusion facile) de roue. Car ces saveurs là sont diaboliques. Le « Soda Vera » est drôle. C’est amusant, joli comme un cœur, mais ce breuvage crée une rupture. Une vraiment délicieuse pizza toute en finesse me pousse à demander d’essayer dès maintenant la Roussette. Quel beau vin ! Je ne suis pas expert en vins de Savoie, mais ce vin bien rond, bien plein, très salin en fin de bouche et très pâturage, raifort en milieu de bouche est diablement intéressant. Il va tenir avec tous les plats du dîner, ce qui est une vraie prouesse. Pendant qu’autour de nous se déroule le cérémonial du grand menu, arrive le premier plat. Imaginez trois traverses de chaises, carrées. Elles sont posées comme en un jeu de mikado, et dans des trous, de la salade abondamment baignée dans un vinaigre lourd est plantée, formant une forêt. A coté, parquées dans une pâtisserie, des queues d’écrevisses frottées d’un coulis de bleu de Termignon en cornet attendent ma fourchette. Il faut manger la salade avec les doigts et c’est un exercice impossible. Les salades, délicieuses au demeurant, sont coincées dans leur support. En tirant dessus, on disperse la sauce. On a les doigts qui coulent, le museau barbouillé. J’essaie le plus longtemps possible et je cède, quand ma femme n’essayera même pas. Les écrevisses sont délicieuses, ne réclament pas trop le bleu. Cette difficulté m’a contrarié plus qu’elle n’aurait dû. Le plat suivant est d’une immense originalité. Son intitulé : « jaune d’œuf de 9h00 reconstitué, seringue de carvi de Manigod ». Un œuf est là. Un serveur perce le blanc couleur jaune pâle d’une seringue. Le jaune s’échappe et on le rattrape à l’aide d’un biscuit qui rappelle les meringues de notre enfance, en plus sophistiqué tant en saveur qu’en texture. Tout cela est d’une complexité extrême et d’un goût réellement intéressant. Comme on est dans l’exercice de style et de grand style, j’approuve. Un cocktail à base de fruit de la passion, tout fumant d’une réaction chimique créée sur place est une aimable pause extrêmement acide. Il s’appelle aussi « soda vera ». Ne crée-t-il pas de rupture pour les vins ? J’ai constaté que non si l’on sait attendre. Il permet incontestablement de doper l’appétit. Le pigeon est ferme, viril, charnu et fort goûteux. Les saveurs qui l’accompagnent, cette émulsion de cacahuètes, est un petit bonheur. Le vin là-dessus chante généreusement. Les légumes, extrêmement typés de fleurs dures et pénétrantes s’opposent fortement au goût du pigeon. C’est lié à la berce, cette ombellifère à la fleur blanche proche de la reine des près, qui marque les légumes comme d’une écorce de mandarine. Le plateau de fromage est magistral et les conseils de Samuel Ingelaere, très intelligent sommelier, ardent défenseur de la Savoie vineuse, sont d’une exactitude absolue. Le dessert est nettement plus raisonnable. Le service du petit déjeuner confirme l’impression que j’avais eue hier. Cet homme est généreux. En fait il voudrait que tout repas se déroule comme une tablée de copains où les manches sont retroussées et les doigts servent autant que les fourchettes. Et on se lèche les babines. Ce coté nature, qui tranche avec l’image médiatique de l’homme, entraîne forcément la sympathie. Les jus, les confitures, tout ici est un morceau de nature authentique comme le paradis savoyard qui entoure le lieu. Je n’étais pas encore réellement entré dans la logique du chef. Et c’est un de ses amis, grand esthète organisateur du repas à thème de ce samedi, qui va m’emporter dans un tourbillon gustatif que nous comprendrons encore mieux, guidés par lui et ses amis, goûteurs assidus de ses créations. Voici le menu. Amuses bouche : Tartiflette virtuelle en packaging, pommes de terre, reblochon, déstructurée. Tasse de semoule de lichen / Pot de yaourt de foie gras, gelée végétale, myrrhe odorante (plantes sauvages cueillies au-dessus de 1800 mètres) / Nouveaux raviolis de légumes, trois souffles de vinaigrette / Cannellonis farcis virtuels (sans féculents, ni œufs), coulis de poivrons, trait de cèpes / Féra du Lac rôtie sans graisse, tendre benoîte urbaine (arômes de champignons et de clous de girofle) / Bar éclaté, pinceau de chocolat blanc, sirop de citronnelle sans sucre de Madagascar ou d’ailleurs / Morue dessalée dans sa toile de reblochon, polypode commun, caramel acide aux fruits de la passion, citron vert / Homard breton en rondelles grillées, bonbons de verveine sans sucre / Ris de veau au coulis acide, beignets de pommes vertes, chartreuse de chez nous / Truffe entière en croûte, jus de truffe / L’ercheu des fromages de Savoie et particulièrement des Aravis / Forêt noire déstructurée, glace griottines / Pannequets de mangues soufflés, passions, glace de riz éclaté. Il est impossible de décrire tous ces plats, tant on va de merveille en merveille. Certaines prouesses techniques sont quasi irréelles comme ces cannellonis virtuels, la purée de pommes de terre crémeuse à la Robuchon faite sans beurre ( !), le chocolat blanc du bar, etc. Mais je peux désigner sans hésiter la morue comme mon plat de l’année.

Marc Veyrat me prépare le plat, ce qui apparemment, ne me déplait pas !

La réglisse, le caramel que Marc Veyrat est venu lui-même préparer dans mon assiette et doser sur ma fourchette ont produit une saveur absolument éblouissante, et le vin, comme le skieur qui prend son envol au bout du tremplin, alignant ses gants sur les plis de sa combinaison comme un officier de carrière, fait une continuité invraisemblable de rectitude avec le plat. Un de ces moments d’émotion rares où le vin et le plat se portent. Ce Saint Hune VT 1989 est à se damner. Il faut signaler que Samuel avait étudié ses accords avec une précision extrême. Faire changer une recette à Marc Veyrat tient du défi majeur. Le chef était d’humeur joyeuse et ceci a influencé notre repas et notre enthousiasme de la plus belle des façons. Le choix des vins d’Alsace montre à quel point cette région recèle des trésors du plus haut niveau comme me l’avait déjà montré Jean Hugel. Voyez plutôt : Le Pinot Noir, réserve, Cuve 7, F.E. Trimbach 2003 côtoie un Pinot Noir, Cave Vinicole à Turckheim 1969 manifestement plus tuilé de couleur, aux arômes portant des traces d’âge, mais revigoré par les saveurs provocantes. Deux vins très opposés qui brillaient, tantôt l’un, tantôt l’autre sur les amuse bouche. Le festival des blancs est tel que je serais incapable de lui trouver un défaut. Tokay Pinot Gris Clos des Capucins, Vendanges Tardives, Théo Faller 1985, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1997, Riesling Grand Cru Schlossberg, Paul Blanck 1981, Riesling Cuvée Frédéric Emile, F.E. Trimbach 1979, Tokay d’Alsace Cave Viticole de Westhalten Soulfgatt 1964, Riesling Clos Sainte Hune, Vendanges Tardives, F.E. Trimbach 1989, Riesling Grand Cru Vorbourg, Clos Saint Landelin, René Muré 1998, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1999, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1981, Tokay Pinot Gris, Cuvée Sainte Catherine, Théo Faller 1986, Gewurztraminer Grand cru Altenberg de Bergheim, Sélection de Grains Nobles (SGN), Marcel Deiss 1989. Certains accords sont d’une précision diabolique. Schématiquement ce sont tous les vins qui accompagnent les poissons, celui de la truffe, les accords avec les fromages mais parce qu’ils sont judicieusement choisis. Et, à se damner, la mangue et le Gewurztraminer. Mon voisin de table avait apporté le 1969 et le 1964. L’accord du plat avec son 1964 est si grand qu’il s’est mis à pleurer de cet accord parfait, mais aussi de voir briller « son » vin. Cela le touchait. On est sensible à la performance de son propre vin. L’aventure était si complexe et les vins si parfaits que je n’ai fait aucune description, pris aucune note. De mémoire je ferais ce classement : Riesling Clos Sainte Hune, VT, F.E. Trimbach 1989, Tokay Pinot Gris Cuvée Sainte Catherine Théo Faller 1986, Gewurztraminer Grand cru Altenberg de Bergheim (SGN) Marcel Deiss 1989, Tokay d’Alsace Cave Viticole de Westhalten Soulfgatt 1964, Tokay Pinot Gris Clos des Capucins, VT, Théo Faller 1985. C’est ce choix qui me vient. Les vins étaient tellement bons qu’il n’y a pas de nécessité d’en faire émerger un plutôt qu’un autre. Un ami écrivain du vin à qui j’avais évoqué mon voyage m’avait dit que je ne pouvais pas quitter le lieu sans essayer l’omble chevalier. J’avais réservé une table pour le dîner, même en sachant que nous serions encore à déjeuner à 18h. Je n’eus aucune difficulté à convaincre une majorité de mes amis de m’imiter. La table réservée pour deux devint vite une table pour sept. L’omble chevalier est confit à basse température, au genièvre de Talloires (si cette dame désire taquiner l’hameçon). Ce n’est pas moi qui le dit, mais le menu. Présenté entre deux écorces de pin, ce poisson est absolument divin. Là-dessus, un Crépy de Léon Mercier 1955, vin de la région du lac Léman à base de chasselas, vin de mes goûts, long en bouche a créé un accord lumineux. Ce dîner se justifiait rien que par cela. Mais le chef avait ses caprices. Alors qu’on avait supplié : « un omble et rien d’autre », le repas, commençant par les deux soda vera pour nous mettre en route nous fit apprécier le foie gras servi en yaourt à la myrrhe odorante sur un champagne Larmandier-Bernier, vieilles vignes de Cramant 2000 fort exact et floral puis les boudins de crustacés, langoustines sans féculents, dans une boîte de conserve comme l’aurait aimé mon père, sauge sans vaporisateur, la vraie sauvage … c’est ce que dit le Maître. Un gourmand de la table aurait aimé renouer avec les pannequets de mangues de ce midi (enfin pas tout à fait midi car c’était au dessert) qui avaient diaboliquement flirté avec le Gewurztraminer de Deiss. Mais il y avait un le macaron "raté" aux litchis et à la framboise magique (raté est évidemment dans le titre, pas dans le plat). Il était temps de se quitter, ravis que nous étions d’un grand moment de gastronomie dans une bonne humeur générale, persuadés de nous retrouver pour de nouvelles aventures. Ce chef ne laisse pas indifférent, avec ses excès, ses choix tranchés. Mais il écrit des pages nouvelles de la gastronomie. Il bouscule le gourmet. Et comme il ouvre des horizons nouveaux et novateurs, c’est des deux mains qu’on applaudit à ce qui fut un moment inoubliable où la Savoie et l’Alsace furent unies pour un chef d’œuvre par un chef génial, un sommelier d’une finesse rare, et un groupe d’esthètes raffinés.

un repas au nouveau restaurant Senderens vendredi, 14 octobre 2005

Un repas s’organise chez Senderens. Exit Archestrate, exit Lucas Carton, exit Alain, on est ici chez Senderens. Et le sigle montre un papillon qui s’est lové dans le serpent du « S », pour signifier que le maître s’offre une pause buissonnière. Les délicates boiseries de Majorelle, depuis longtemps « out of date » mais classées se sont offert une petite folie très fashion qui rajeunira le lieu.
Nous sommes dans un salon de l’étage où j’ai de beaux souvenirs d’émotions gastronomiques. Les couleurs très recherchées, les effets théâtraux séduisent l’œil, mais c’est relativement froid. L’ambiance de cette pièce n’est pas décontractée. Je reconnais avec plaisir une belle équipe souriante et la qualité du service reste au plus haut niveau. L’élégance aérienne d’un trois étoiles, ça ne s’oublie pas comme cela.
L’amuse bouche standard est proposé à tous. Je serai le seul à le bouder car manifestement il n’ira pas avec le premier vin qui est un Montrachet Jacques Prieur 1986. J’attends donc le plat. L’entrée, des raviolis de ricotta et d’herbes, bâtonnets de cèpes, beurre fouetté à la sauge, est délicieuse. Une trace trop citronnée va attrister le Montrachet, alors que paradoxalement, les câpres ne le défrisent pas. Ce Montrachet est puissant, riche, chaud en bouche, doré. Il n’a pas la complexité aromatique de certains de ses voisins, sans doute à cause de cette trace citronnée, mais il est solidement structuré et réjouit pleinement car c’est un très grand vin. Ses presque vingt ans lui vont à ravir. Je bois avec un infini plaisir ce grand vin.
La tourte de gibier et foie gras, mesclun à l’huile de truffe et jus de rôti est magistrale. Parfaitement exécutée, elle démontre qu’un grand chef sait être parfait même quand il simplifie sa cuisine. Ici, pas de chemin de traverse. La tourte est pure, voire épurée, mais goûteuse comme un plat de grand-mère, traité par un artiste. Le plat accueille deux vins. Un Hermitage Chave rouge 1998 et un Hermitage Chave rouge 1996. Immédiatement, le 1998 coincé, serré, sert de faire valoir et renforce la conviction d’un 1996 superbe. Fruité, juteux, d’un charme accompli, le 1996 joue un numéro de parade avec la tourte. Le 1998 ronge son frein dans son coin, et tout à coup, il se débride, enlève sa doudoune et révèle un corps de danseuse liane. Il offre une autre expression de l’Hermitage qui renforce celle du 1996, et l’on pianote de l’un à l’autre cherchant à savoir lequel est le plus beau. A mon palais le 1996 gagne ce soir là, mais le 1998 promet.
Sur un Maury 1937, sorti de fût il y a très peu de temps comme Vénus sort de l’onde, une délicieuse fourme d’Ambert d’un crémeux à se damner, mise en valeur par une brioche épicée toastée aux cerises Amarena va montrer à quel point, quand le vin et le plat s’emboîtent, le plaisir grimpe à des sommets sidéraux. Et le Maury s’adapte avec une faculté qu’on ne soupçonne pas. Pour moi, c’est dix fois plus subtil qu’un Porto.
Comme la tourte et le fromage étaient servis en des portions largement excessives, le dessert au chocolat, une petite merveille, un coulant de « SAMANA » millésimé 2003, pur cacao de Saint-Domingue, cerises Amarena, transforme définitivement nos entrailles en semelles de scaphandriers. Là encore le Maury est pour le chocolat la flûte du charmeur de serpents. Le plomb fondu marron qui coule dans nos palais pourrait paresser. Mais le Maury réussit à le faire chanter. Accord une fois de plus magistral.
Le service est toujours impeccable, attentif et efficace. La cuisine a la maîtrise sereine d’un grand. Alain Senderens, pardon, Senderens, s’est offert un coup de jeune au décor, une simplification des plats et une réduction massive des additions. Saluons le courage d’un grand que son talent mettait à l’abri de toute contestation. Les structures, les concepts évolueront sans doute car cet homme bouillonne d’envie de créer. Mais une chose est sûre, c’est que je le suivrai dans tous les chemins qu’il décidera.

Le jury de champagnes du Spectacle du Monde déjeune au bistrot du sommelier vendredi, 30 septembre 2005

Le jury se réunit à nouveau le lendemain matin pour la finale. J’apprends que nos amis suédois qui ont classé de jour des champagnes ont aussi testé les nuits parisiennes. « Oh, la, la !» comme on dit en suédois. J’arrive au sein d’une assemblée studieuse au Bistrot du Sommelier. J’ouvre les bouteilles que j’ai apportées pour remercier ce gentil groupe de m’inclure en son sein. Et aussi pour une autre raison. Richard Juhlin, grand expert de champagnes de renommée mondiale, a considéré que le Latricières Chambertin Pierre Bourée 1955 que j’avais ouvert avec lui fait partie des dix plus grandes bouteilles de sa vie (bulletin 107). Je voulais lui montrer des bourgognes qui peuvent escalader encore l’échelle des enchantements.
A l’ouverture mes deux vins sont splendides. Tout se présente bien. Rassuré, je rejoins le groupe des dégustateurs qui finissent les palmarès. Un photographe vient immortaliser l’événement, et Philippe Faure Brac nous retient à déjeuner. Un très agréable saumon à la sauce coco accompagne trois des champagnes de la sélection. Un blanc de blancs Tarlant Brut zéro, puissant mais assez court, un Benjamin Béranger blanc de blancs plus raffiné, élégant et fleuri et un blanc de noirs de Egly Ouriet un peu doucereux mais joliment expressif et intelligent. Tout le monde n’a d’yeux que pour mes deux bouteilles qui vont être accompagnées par une précise volaille au goût très pur, dans son ingénuité comme je l’avais demandé.
J’avais annoncé à tous que le premier vin est un Echézeaux Joseph Drouhin 1947, car j’ai saisi la bouteille en lisant le nom de ses voisines de case dans ma cave. Or en fait, un convive plus perspicace déchiffra après dégustation un Corton Grand Cru Joseph Drouhin 1953. Une couleur d’un rose frais bien séduisante, un nez parfait de vin de belle race, et en bouche, ce raffinement qui raconte l’histoire de la belle Bourgogne. Et après coup, nous comprîmes que le goût était effectivement plus cohérent avec un Corton qu’avec un Echézeaux. Et plus avec 1953 que 1947. Immense satisfaction de tous sur ce vin de grande classe dont je partageai la lie avec Gérald Olivier, courageux compagnon d’essai, journaliste organisateur de ce reportage.
Mais nous allions franchir une étape de plus avec un vin qui pourrait entrer dans mon Panthéon. L’année, elle, est sûre. C’est 1928. De ce que j’ai pu décrypter, je pense qu’il s’agit d’un Musigny, ce que corrobora l’aréopage de ces grands palais. Et je hasarde Coron, mais j’en suis moins sûr. C’est, désignons le ainsi, Musigny Coron Père & Fils 1928. Et c’est absolument renversant. Un nez de pur parfum, intense, de chocolat, d’épices, dense comme celui d’un grand bordeaux, annonce et précède une perfection gustative absolue. Rond, lourd, charnu, invraisemblablement long en bouche, ce vin est simplement divin. L’un de mes plus grands bourgognes à ce jour. Tout le monde était ému devant tant de pureté.
Philippe Faure Brac ouvrit au dernier moment et carafa un Mercurey Gérin 1952 nettement plus fatigué que le Musigny, pourtant son aîné de près d’une génération, mais d’une jolie rudesse campagnarde. Goût canaille fort plaisant. Un joli dessert léger fut accompagné par un aimable Doisy-Daëne 1991, gentille fin de voyage au Bistrot du Sommelier, vin que la jolie journaliste qui suivait aussi l’événement apprécia particulièrement.