Archives de catégorie : dîners ou repas privés

séjour et dîner à l’hotel et au restaurant de Anne-Sophie Pic à Valence mercredi, 22 juin 2005

Le temps de dormir quelques heures (cinq je crois), de rencontrer un journaliste et je pars vers mon Sud pour une trêve estivale XXL. L’arrêt se fait chez Pic à Valence pour la nuit. Denis Bertrand et toute son équipe, du moins ceux qui me connaissent et lisent mes bulletins sagement archivés par Denis, m’accueillent comme un ami. Nous allons explorer en cave quel vin pourrait accompagner notre repas. J’avais déniché une pépite dans l’épais livre de cave. Malgré les tentations que l’on étale de façon gourmande devant mes yeux, je confirme mon choix. Denis et l’un de ses collègues vont prélever aussi deux bouteilles de vins au niveau proche de la vidange. Nous verrons.
La crème brûlée au foie gras est d’un raffinement délicat. Le décor est déjà planté : ici on mangera bien. Les trois bouteilles arrivent sur notre table. Je prends des photos. Le Château Bouscaut blanc 1937 se qualifie sur l’étiquette de premier grand cru de Graves. Le vin est doré d’un or éblouissant. Le nez est celui d’un liquoreux, et l’attaque en bouche ferait dire Sauternes. Pendant toute sa dégustation, nous nous sommes demandé si le vigneron ne s’était pas trompé en botrytisant son Graves, car un vin madérisé devrait avoir des amertumes que ce vin n’avait pas. C’est une sorte de miracle que ce vin blanc ainsi transmuté. Sur une langoustine cuite à la perfection, le Bouscaut se trouve amplifié, magnifié, et donne un autre concert sur un tartare de lisette et de langoustine. Plus sobre, redevenant plus Graves, il accompagne ces chairs à ravir.
Le loup au caviar, légendaire institution de la maison Pic, et perpétuée avec brio par Anne Sophie, accueille un rescapé. Car ce Château Bouscaut rouge 1940 ne pourrait pas être servi à une table. Mais ici, son retour à la vie, et surtout son amélioration constante en prenant l’oxygène, en font un vin fort agréable, tutoyant bien le bar mêlé au caviar. Bien sûr, en creusant, on s’apercevrait que le mille-pattes a perdu une jambe sur trois. Que l’épineux est assez édenté. Mais c’est bon en bouche, à peine torréfié, et la rondeur acquise permet un message suffisamment clair pour qu’il y ait du plaisir.
Ce qui prouve qu’il était justifié, c’est que le vin extraordinaire qui se présente en même temps que lui ne le rejette pas. Si le Bouscaut n’avait rien à dire, l’autre vin le démontrerait. Or on peut passer de l’un à l’autre sans la moindre gêne. Et pourtant celui qui arrive maintenant est un combattant noble. Drapé dans sa tunique d’or, fièrement cambré, voici Vega Sicilia Unico 1965. Vin légendaire. Le nez est noble comme le toréador qui défie la foule avant de lancer sa coiffe vers une Dulcinée inaccessible. En bouche le vin est beau. Son élégance est extrême. Chaque goût est exposé en une faena de saveurs. Quel grand vin ! Je m’en régale tant avec la chair du loup qu’avec le pigeon fort traditionnel. Ce vin est de la race des très grands. On ne reconnaît pas qu’il est espagnol. Il a des accents de Rhône, de Bourgogne ou de Bordeaux bien faits. En fait, il a sa place à part, comme l’Opus One du dîner de la veille. Comme disait Louis de Funès quand il a immortalisé la dégustation à l’aveugle, sans odorat et sans palais dans « L’aile ou la cuisse », « c’est un grand vin ».
En cave, nous avions parlé des vins jaunes dont je fais tant la réclame. Un des sommeliers m’apporte un verre de Château Chalon 1979 dont une autre table a commandé un verre. Le vin arrive sans nez et il faut bien vingt minutes pour qu’il s’ouvre à la vie. Ce vin est vite à oublier, sans personnalité. C’est pour cela que je ne lui donne pas de nom.
Que retenir de ce dîner ? La chaude amitié de Denis Bertrand et l’enthousiasme des équipes. Une cuisine d’une précision affirmée, d’une belle personnalité. Dans la prochaine édition du Michelin on verra forcément les trois étoiles de Yannick Alléno. Comme Alain Senderens vient de lancer les siennes, il faudrait que ce soit le tablier d’Anne Sophie, qui s’arrondit, mais pour d’autres raisons, qui les reçoive, car il y a pratiquement tout pour propulser ce petit bout de femme au firmament de la gastronomie.
Même un Sumo ne finirait pas le plateau du petit déjeuner de chez Pic. On quitte cette étape avec le sentiment d’avoir passé un grand moment.

dîner chez notre logeuse en bordelais samedi, 18 juin 2005

Après la délicieuse garden-party au Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande sous un soleil de plomb, l’appel de la piscine de notre maison d’hôtes se faisait pressant.
Nous avons dîné avec notre logeuse et ses amis. Le foie gras était un bon foie gras, le poulet un fort bon poulet. On me propose un vin de pêche et je dis non d’instinct, or ce breuvage aux feuilles de pêche était fort bon. Le Château de Cugat 2002 « Cuvée Fleur » blanc vieilli en fût de chêne, qui s’appelle Bordeaux est assez douloureux à mon palais car il appartient à cette cohorte de vins qui veulent bien faire et en font trop. Alors qu’à l’inverse le même Château de Cugat mais Entre-deux-mers 2004, qui a évité le supplice du chêne est fort plaisant. Un vin de pays des Côtes de Gascogne, domaine Tariquet, gros manseng 2001 ne figurera pas forcément dans la liste des vins qu’il « faut » que j’acquière. La fraîcheur de la piscine et la sérénité de l’érable abritant notre dîner auront contribué à une fort agréable soirée.

dîner d’amis au chateau de Fargues vendredi, 17 juin 2005

Vinexpo approche (il s’agit ici de souvenirs de juin). Nous arrivons à Bordeaux. Déjeuner rapide chez Claude Darroze à Langon. Les branches des platanes nous protègent comme les arbres de la forêt du magicien d’Oz. Ma femme et moi logeons à Saint-Maixant dans une chambre d’hôte, car tout est complet dans les haltes habituelles. Quelle bonne idée ! Notre logeuse est aimable, une piscine nous rafraîchit en cette canicule. Le petit déjeuner vaut tous les palaces du monde. Un vrai bonheur.
A Fargues, une vaste allée de pins parasols conduit au château de Fargues et au domicile d’Alexandre de Lur Saluces. Il reçoit des amis. Le champagne Dom Pérignon 1996 que j’avais, avec quelques grands sommeliers et experts, participé à couronner lors d’une confrontation de très grands champagnes (bulletin 121) a encore plus de charme. C’est un champagne de plaisir, goûteux, au léger fumé. Très agréable.
Nous passons à table et sur un délicieux homard, Fargues 1999 est un bel accompagnement car la sauce lui va bien. Rond, juteux, sans grande longueur du fait des légères épices de la sauce, il est tout à son aise. Alexandre demande à son maître d’hôtel fidèle si l’on a prévu un bouillon, sas indispensable pour passer du liquoreux d’entrée au rouge qui le suit, mais celui-ci tout ennuyé lui avoua qu’il ne l’avait pas prévu. Ce ne fut pas gênant. Je cite ce souvenir pour que l’on n’oublie pas combien le bouillon aide à démarrer un repas par un sauternes.
Je venais il y a seulement trois jours de goûter Talbot 1993. Là, c’est Talbot 1994 qui se présente. C’est un vin de belle qualité, mais qui me donne peu de sensations. Le Yquem 1990 nous élève à d’autres hauteurs. Son nez est magistral. D’une complexité et d’un envoûtement rares. C’est le nez qui me chavire le plus même si la bouche est belle. Lorsque je dis que je le trouve le plus léger de la trilogie (88-89-90), Alexandre me regarde curieusement. Voulait-il me taquiner ? Il faudra que je revisite ces trois mythes. Mais je suis persuadé que le 1988 est de loin le plus puissant, suivi du 1989 et ce 1990 est plus perceptible par son extrême élégance. Un roquefort un peu fort lui allait bien ainsi que de divines mangues au coulis un peu sucré.
Malgré l’imprégnation en bouche du Yquem 1990 qu’il faudrait garder longtemps, je ne peux résister à un cognac Paradis de Hennessy, agréable compagnon de belles discussions avec les amis du Comte, lors d’une des plus belles et longues soirées de juin.

déjeuner d’amis au Polo de Bagatelle mercredi, 15 juin 2005

Déjeuner au Polo de Bagatelle un jour de pluie. Mes amis se félicitent d’un Château Talbot 1993 alors que je le trouve bien amer. On me le reproche presque, mais la deuxième bouteille me donne raison. Voilà un vin rond, joyeux quand la première était austère. Une troisième vient se positionner entre les deux premières. Un agréable champagne Taittinger bien frais conclut un déjeuner d’amis où l’on a toujours un événement ou un prétexte à fêter.

repas à la maison avec des reliques dimanche, 12 juin 2005

J’ai toujours eu une profonde admiration pour les archéologues qui, voyant un orteil ou un tesson peuvent décrire la vie d’un individu ou le galbe d’une amphore. J’ai l’impression d’avoir joué ce jeu ce soir. Ayant constaté les dégâts causés dans ma cave par l’agonie de bouchons dont le ticket n’est plus valable, je me suis livré ce soir, avec ma fille et mon gendre, à une opération de paléontologie. Il me paraît évident qu’il faut au plus vite inventorier les risques de perdre quelques bouteilles légendaires.
Cherchant en cave des flacons à problèmes, blessés et de niveaux bas, voici ce qui se passa.
Le champagne Mumm Cordon Rouge 1937 a une étiquette comme neuve, protégée qu’elle était par un papier. La capsule paraît rouillée. Le bouchon se cisaille à l’ouverture. Pas de bulle. Le liquide a une couleur grisée qui est un très mauvais signe. Malgré tout, comme un ciel pommelé, le vin délivre quelques coins de ciel bleu qui nous enchantent, l’intellect jouant son rôle. Le Pouilly Fuissé Faye et Cie négociant à Beaune 1943 a plus de ressource et fut l’une des vedettes de cette soirée. Objectivement madérisé, le vin conserve de l’élégance. Il se iode avec des crevettes roses, et s’arrondit avec des fromages. Un vin de grand plaisir. Plaisir d’archéologue sans doute mais plaisir.
Ce ne fut pas le cas du château Latour 1907 dont le bouchon s’était rétréci sans prendre la moindre couleur. Parfaitement lisible, c’est un bouchon d’origine. Là, hélas, pas de question, le vin est mort.
Le Château Léoville Poyferré 1948 a un meilleur niveau et se montre grand sur un turbot accompagné de fenouil et courgettes. Excellent vin dont le goût me persuada que j’y reconnaissais 1948, avec un petit quelque chose de château Margaux par un coté très ensoleillé, plus souriant que Saint-Julien.
J’ai longtemps hésité sur l’année du vin suivant, mais en recoupant avec les étiquettes, les capsules, et ce que je pus lire, c’est sans conteste un Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1919. Je lisais très bien le 1, le 9 et le 9, et l’on pouvait hésiter entre 1 et 4 pour le troisième chiffre. Mais la comparaison avec des bouteilles de ma cave des mêmes périodes montra sans ambiguïté que c’était 1919. Le goût aussi. Mon gendre essaya de lui trouver quelque chose, avec un enthousiasme qui n’appartient qu’aux jeunes. Je sentis ici ou là deux ou trois flashes d’existence. Mais le vin était mort. Sans rémission possible.
Lassé de ces expériences de cryptographie, j’ouvris un Tokaji Oremus Aszu 6 puttonyos 1981. J’aurais mieux fait de m’abstenir car ce jus sucré n’était pas inspiré et je trompais mon désespoir dans un verre de Fine Bourgogne du Domaine de la Romanée Conti 1979 qui combla mes papilles tristes. Je suis triste quand je signe des constats de décès.
Je le précise pour qu’il n’y ait pas de mauvaise interprétation, dans mes dîners, je choisis des bouteilles de beaux niveaux, ce qui justifie le taux aussi élevé de réussite (plus de 99%) si l’on accepte évidemment quelques naturelles fatigues.
Là, dans ces expériences chez moi, ce sont des bouteilles que je choisis pour leur niveau bas, car la mortalité inéluctable existe dans ma cave du fait du nombre élevé de bouteilles anciennes. Ce soir, le Pouilly Fuissé fut grand, suivi du Léoville Poyferré 1948 et du champagne Mumm 1937. Les autres bouteilles, mêmes si elles sont légendaires sur le papier : un Latour 1907 et une DRC 1919, ne valaient rien. Pas de regret, sauf de n’avoir pas géré à temps ce patrimoine. Encore un nouveau round pour me persuader des mérites de l’Académie à lancer rapidement. Il faut éviter à beaucoup de caves de se retrouver dans de telles situations.

repas de famille avec des reliques samedi, 4 juin 2005

J’ai créé wine-dinners pour qu’on boive mes vins. C’est un combat contre la montre, car je me suis enfermé dans une logique quasi insoluble : je ne veux pas vendre mes vins, car ce sont mes enfants : j’aurais l’impression de les trahir si je m’en séparais. Mais ma passion me pousse à en acheter et continuer à en acheter à un rythme largement supérieur à ce qui est consommé à la maison ou en dîners, ce qui représente pourtant un volume respectable. Il faut absolument que l’Académie des Vins Anciens se fasse, car la mortalité est par nature trop forte dans ma cave. Dans les dîners, j’ai généralement des bouteilles de belle conservation. Un dîner en famille est au contraire l’occasion d’ouvrir les bouteilles qui me font peur. C’est ainsi que j’avais ouvert une Romanée Conti 1929 de niveau bas qui n’est jamais revenue à la vie (bulletin 89). Au moment où j’écris ces lignes, je viens d’ouvrir des bouteilles, et le verdict sera ce soir. Un magnum d’Ausone 1955, bouteille mythique s’il en est, est vraiment au bas de l’épaule. Le bouchon est noir et gras. Le vin pue gravement. J’ai cru sentir des retours à la vie, mais je n’y crois pas. A cet instant, je l’estime morte. On verra. Un Richebourg 1929 de bas niveau est de provenance inconnue (magnifique étiquette d’un négociant sans indication de domaine). Il a un nez torréfié. Qu’en sera-t-il ? Que vais-je ouvrir d’autre ? Je demande à mon fils de venir inspecter avec moi. Je vois un Cérons Clos du Barrail 1943 dont le bouchon a glissé dans la bouteille. Là, pas de question, c’est fini. Je repère une bouteille de Château Margaux 1947 en mi/bas d’épaule. Je l’ouvre. Là, j’ai espoir. Une bouteille d’un Côtes de Beaune Villages A. Bichot 1947 est basse aussi. Faible espoir, mais espoir. Mon fils me demande : « qu’est-ce qu’il y a dans ce sac plastique ? ». J’ouvre un vilain sac plastique d’un supermarché de second niveau. Dedans, un autre sac plastique. Je vois une bouteille de Château Lafite-Rothschild 1869 de beau niveau. Il faut vraiment faire l’Académie.
Après avoir écrit ces lignes, j’ai quand même carafé le reste du Cérons, car l’odeur me parut sympathique, sans trace de bouchon.
Le dîner commence. Nous ouvrons un champagne Vilmart & Cie de Rilly-lès-Reims 1945, bouteille couleuse et basse. La couleur est d’un joli doré, et, surprise immense, la bulle est active. Oui, active. En bouche, pas la moindre trace de madérisation. C’est un vrai et joli champagne dont la blessure se remarque dans l’acidité de fin de bouche. Ce champagne est bon, au point que le Bollinger Grande Année 1985 ne le met pas sur la touche. L’élégant Bollinger de belle personnalité fait une suite logique et non un repoussoir. Sur un foie gras, la trace intense du champagne le plus jeune apparaît encore plus belle.
Le Cérons Clos du Barrail 1943 est imbuvable. Inutile d’insister. Le Montrachet Robert Gibourg 1992 de beau niveau est sans doute l’un des plus puissants que j’aie bus. Lourd comme le plomb, à la trace intense, il donne des évocations de beurre mais aussi de pâtes de fruits. Un magnifique Montrachet.
Le Château Ausone 1955 en magnum est une des plus grandes surprises de ma vie. En le condamnant à l’ouverture, j’étais sûr de moi. Or voilà un vin qui se montre sans défaut, très saint-émilion, très Ausone, avec une belle puissance et un goût convenable. Mes enfants ont plus aimé que moi, car je trouvais malgré tout qu’il avait à tout instant le goût qu’ont les lies, ces lies que je bois (ou mange) avec confiance quand d’autres n’osent pas. Constatant qu’on me demandait sans cesse d’en resservir, je vis qu’il fut apprécié. Il était bon.
Le Château Margaux 1947 est resplendissant. Charmeur comme l’est Margaux, ensorceleur, joyeux, chantant, c’est un grand Margaux auquel je n’ai pas trouvé de défaut. Il était entre mi et basse épaule. Le temps n’avait pas encore fait son œuvre de flétrissure. Il fut grand. Le Richebourg 1929 de provenance inconnue aurait pu nous intéresser s’il n’y avait que lui. Mais comme les flacons ouverts étaient nombreux, il ne suscita pas d’envie particulière, alors que le Côtes de Beaune Villages A. Bichot 1947 avait un joli goût de soif. Buvable, et plus que buvable, il est fort agréable. Beau témoignage d’une année où la Bourgogne est grande.
Je retiens de cette expérience quelques conclusions provisoires, futures pistes de réflexion. La première est qu’il est urgent que j’inventorie mes caves, pour que j’agisse plus vite que le temps. Comme mes enfants semblent se plaire à ces expériences, profitons-en. Etre traité au Margaux 1947, on connaît de pires punitions. La seconde est que je prétendais être capable de prévoir ce que sera un vin cinq heures avant son service, et cet Ausone 1955 m’a piégé. Il ne faut donc jamais conclure trop tôt. La troisième idée concerne l’Académie. J’avais l’idée de créer au sein de l’Académie une section qui s’appellerait : « le club des bas niveaux », où des collectionneurs mettraient en commun des bouteilles basses qu’il faut boire. Fondée sur une appréciation réaliste des apports, cette section permettrait de consommer des bouteilles rares qui dorment en cave et vont mourir. Ce dîner m’a donné envie d’accélérer et de pousser l’idée pour qu’elle prenne corps.
Mon classement des vins de ce dîner est : 1 – Margaux 1947, 2 – Montrachet Robert Gibourg 1992, 3 – Bollinger Grande Année 1985, 4 – Côtes de Beaune Villages Bichot 1947.

déjeuner à Saint-Emilion vendredi, 27 mai 2005

Je sèche la visite de Pavie Macquin pour qu’un sommeil compensatoire remette la machine en marche et je rejoins le groupe, après des visites dans des caves de Saint-Émilion fort fournies, au restaurant « L’envers du décor ». Dans une courette, ceinte de murs plusieurs fois centenaires, collée à une église, notre tablée joyeuse résonne de mille rires. L’un de nous a organisé une dégustation commentée de petits vins expérimentaux dont un claret qui veut reconstruire le vin de Bordeaux du 17ème siècle. Cela se fit sans moi, sauf pour un Gaillac doux 2003 de cépage Mauzac roux dont la bouche valait mieux que le doucereux que le nez annonçait.
La visite à Clos Fourtet fut érémiste puisque nous ne bûmes que le 2004 encore dans ses langes. Les caves creusées dans la pierre valent le détour, ainsi qu’une des remarques les plus sincères de la femme du maître de chai : on a des cuves en inox, parce que le bois, c’est trop cher. Peu de domaines osent cette franchise.

dîner avec un groupe d’américains au restaurant le Dauphin à Paris samedi, 21 mai 2005

Arrivant au restaurant, comme dans le Cid, par un prompt renfort, nous nous vîmes 21 en arrivant en salle. Toutes les bouteilles épargnées devenaient nécessaires. On les ouvrit. On dut refaire le plan de table. Je suis en train de découvrir les changements que doit résoudre instantanément un agent de voyage.
Je prends l’initiative de l’ordre des vins que je fais déguster un par un plutôt qu’en rafales comme font souvent mes amis. Le Sancerre Jean Max Roger 2002 est très parfumé, avec des évocations de fleurs blanches, de pêches blanches. Certains Montlouis ressemblent à ces goûts là où le bonbon acidulé n’est pas absent. J’aime beaucoup. De même que le Sélosse mit en valeur le Krug, le Sancerre rend éblouissant le Château Laville Haut-Brion 1988. Quel grand blanc. Une classe, une évocation de myriades de goûts. C’est d’une intelligence extrême. Manifestement un immense vin. Le Jurançon sec « Noblesse » Domaine Cauhapé 1999 tient plus de l’exercice de style. Les raisins surmaturés font penser à des vendanges tardives. C’est plus original que plaisant. Le Peter Michael Winery « Point Rouge » Chardonnay 2001 est imbuvable pour moi. C’est de l’alcool rustaud. Un ami le mettra premier ce qui semble indiquer que les palais américains et français ne sont pas près de s’harmoniser. Le Château La Conseillante 1994 me surprend par sa généreuse franchise. On dirait qu’il s’est libéré des caractéristiques de cette année. Il est joyeux et bien typé.
Le Château Haut-Brion 1967 est très élégant malgré des signes d’âge. Charmant, civilisé, c’est un message romantique qu’il délivre. Le Château Haut-Brion 1970 en magnum que j’avais apporté, comme La Conseillante, pour prouver à l’un des membres du forum que 1970 vaut plus que l’idée qu’il en avait, parait vingt ans plus jeune que le 1967. L’aîné a pris la robe de chambre de Montaigne tandis que le 1970 batifole, en représentant la plus exacte définition possible du Haut-Brion historique que l’on connaît.
Le Château Talbot 1966, dont le bouchon avait révélé des souffrances, est fatigué. Buvable, intéressant par le message, il est quand même décati. Le Sociando-Mallet 1990 que je voulais découvrir est bouchonné. Le Château Haut-Brion 1982 est coincé. Il n’a pas le coté brillant et généreux qu’on attend. Mon ami qui avait apporté ce 1982 est celui qui avait éreinté, dans des échanges sur le forum, le 1970. Il fut obligé de constater que le 1970 surpassait le 1982. Le Château Haut-Brion 1990 réconcilia tout le monde. D’une jeunesse insolente de facilité, c’est la définition absolue de ce qu’un vin jeune doit être. Brillant breuvage.
Le Beringer Merlot 1994 demande pour mon palais une adaptation que je ne suis pas prêt à avoir. Il est évident que mon objectivité n’existe pas. Mais cette bombe d’alcool sans vie me déplait. Le Beringer Merlot 1992 est plus civilisé. Mais le manque d’imagination me gêne. On se croit en classe de sculpture à l’Ecole des Beaux-Arts où les élèves massacrent du marbre en toute bonne conscience. Le Maya 1991, Dalla Valle Cabernet franc et Cabernet Sauvignon est une démonstration encore plus évidente. Imbuvable pour moi, il rendit encore plus époustouflante la démonstration du Harlan Estate 1994. Ce vin est un mythe aux USA. Il tient bien sa réputation. Un immense vin aux évocations puissantes mais subtiles. Si l’on admet les codes de la Californie, c’est un vin splendide. Le Maury Les Vignerons de Maury 1959 que j’avais apporté fut apprécié. Voilà des goûts que j’adore, car ça jaillit en bouche avec passion. Certains amis l’ont aussi compris.
Je fis voter près de vingt personnes selon les méthodes de mes dîners. Très grande diversité de votes, au point que les deux premiers votants désignèrent en premier les deux vins que je trouvais imbuvables. Je fis rire l’assemblée en rappelant que l’on devait voter pour des vins que l’on avait aimés ! Il y eut quand même une cohérence assez grande puisque le plus couronné fut le Haut-Brion 1990, suivi du Haut-Brion 1970, du Laville Haut-Brion 1988 et du Harlan Estate 1994.
Mon vote fut : Haut-Brion 1990, Haut-Brion 1970, Laville Haut-Brion 1988, Maury 1959.
Pour ce premier dîner, chacun fut généreux, et la soirée, sur la solide cuisine de ce restaurant chaleureux, fut agréable, riante. L’occasion de partager dans une amitié virtuelle devenue réelle des vins d’immense réputation et d’un indéniable talent.

dîner impromptu au restaurant Guy Savoy mardi, 10 mai 2005

A l’initiative d’une banque, je me rends au cinéma Mac Mahon pour une séance spéciale où l’on projette le film « La Cage aux Rossignols » de 1944 avec Noël-Noël. J’avais vu ce film il y a bien longtemps, quand les petits chanteurs à la croix de bois étaient populaires. Je n’imaginais pas que les Choristes étaient une copie conforme de ce film (en français, « remake »). On a bien annoncé une parenté. Mais un mot à mot à ce point ! J’ai pleuré en voyant les Choristes. J’ai pleuré en voyant le film La Cage aux Rossignols qui dégage une émotion similaire, mais plus sensible car s’y mêle la nostalgie d’une France proche de celle de mon enfance, France définitivement disparue. Que faire quand on a pleuré et qu’on est avenue Mac Mahon ? On va chez Guy Savoy bien sûr. Prudent, j’annonce à Eric Mancio que je n’ai pas faim. Un plat suffira. Un stick au foie gras délicieux est mis dans ma main en signe de fraternité. Le blanc de blanc de la maison pétille sur ma langue. Des petits amuse-bouches mettent dans l’ambiance de la sophistication du lieu. Je demande à ne pas commander, confiant les yeux fermés à Guy Savoy le soin de décider. Une huître délicieuse, marine au possible, égaye mon palais. La marée de mon humeur remonte. Une entrée où un œuf est déposé sur un tapis de verdure dont les petits pois semblent pousser à vue d’oeil est absolument printanière et fraîche. On est bien. J’ai commandé une demie Krug Grande Cuvée parce que j’aime ce champagne. Sa personnalité est immense. J’ai offert quelques gouttes à deux jeunes voisines qui fêtaient leurs dix ans d’amitié et peut-être ( ?) de vie commune. La soupe d’artichaut au parmesan et à la truffe est toujours parfaite. Le champagne claque sur la langue avec ce plat, alors qu’il était sur le banc de touche au passage du petit pois. Un bar magique, avec sa peau craquante est un vrai plat roboratif. Le bar est goûteux. Là, le Krug ne se sent plus de joie. Il ouvre un large… éventail de saveurs intenses.
Si quelques esquisses de dessert sont plaisantes, c’est avec des madeleines minute (redoutables comme les serpents du même nom) que le Krug chante à tue-tête. Quel bonheur ! La cerise sur le gâteau fut de pouvoir bavarder de longs moments avec Guy Savoy qui se décontractait d’une soirée active. Des petites haltes impromptues, quand on les met dans les mains de tels artistes, deviennent des festins.

dîner d’amis avec des surprises à l’aveugle mardi, 10 mai 2005

Un dîner d’amis, où j’ai cherché à dérouter des amateurs aguerris dans une dégustation à l’aveugle. Une Clairette de Die, méthode champenoise Jean Algoud Demi-sec # 1970. Un goût de fruit à noyau, comme abricot ou pèche. On soupçonnait que j’avais pris un vieux champagne auquel j’aurais ajouté un sirop de fruit. Après quelques tentatives et une prise de position nette : « ce n’est pas un champagne », un convive a trouvé l’origine. Bien au contraire, un Eitelsbacher Karthäuserhofberg Kronenberg Kabinett 1985 Riesling Saar a vu son origine varier sur tout le territoire français. Il n’y a peut-être que la Bretagne (est-ce bien sûr ?) qui n’a pas été citée dans cette recherche impossible. Le plus rageant est que l’un des convives avait immédiatement cité Riesling à son épouse qui lui avait dit discrètement : « tais-toi, c’est faux ». Ce vin a remarquablement accompagné un foie gras au pain d’épice, avec cette gentille acidité citronnée, combinée à un aimable fruit. Le nez de vrai Riesling (quand on sait !) aurait dû guider les recherches. Autre difficulté gustative, un Vouvray Clovis Lefèvre 1959 accompagnait le même plat, et nous entraînait dans des saveurs bien différentes. Chaleureux, très jeune, bien rond, il enveloppait le palais avec une multitude d’arômes qui gênait la recherche. Normal de ne pas trouver, car la complexité de ce vin n’en faisait plus un classique Vouvray. Extrêmement intéressant de voir cette palette large dans le vineux, le fruité, la sécheresse mêlée à l’onctuosité, le sucré mêlé à l’acidité. Vin de grand plaisir. J’avais goûté le Vouvray sec 1961 du même propriétaire que je n’ai pas aimé.
Le Château L’Evangile à Pomerol 1967 avait la beauté des Pomerol, la jeunesse d’un vin des années 70, et une discrétion propre à l’année 1967. Ce n’est pas un vin qui en montre trop, mais c’est un vin orthodoxe, tranquille (sans être un vin tranquille !), gentil Pomerol plein de satisfactions. J’ai servi ensuite un vin dont le nom seul ferait pâlir d’envie tout dégustateur : quand on dit « Lafite 45 », tout le monde se pâme. En fait, c’était un « bâtard », une copie, un homonyme. Mais un vin qui méritait le détour : Château Lafitte Camblanes 1945, Premières Côtes de Bordeaux rouge Eschenauer. Je n’allais évidemment pas prolonger l’ambiguïté du nom longtemps. Mais le nez de ce vin était remarquable : senteur envoûtante, ronde, épanouie. En bouche, une forte acidité qui n’a pas gêné des convives, mais forçait des grimaces à un de mes amis. A chacun son palais. La diversité est la vie. Jolie bouteille que je mettrai au musée du site wine-dinners. Le Château Mayne-Bert, Barsac 1939 avait une merveilleuse couleur. Je crois me souvenir avoir bu un 1941 de ce château qui m’avait déçu. Celui-ci m’a ravi : nez magnifique de ces Sauternes accomplis, qui ont la force de l’âge que donne cette époque. En bouche, la rondeur, le gouleyant, et ces saveurs d’agrumes si agréables. Avec une pâte persillée c’est un régal. J’ai essayé de manger des quartiers de mandarine directement avec ce Barsac. Mais cela ne va pas. Il faut le talent d’un chef pour adoucir les agrumes, et ajuster les goûts. Il restait un verre d’une Muscat de Rivesaltes 1994 de Bernard Cazes. Avec la même mandarine, c’était un régal. Sur une crème brûlée, je demande : qu’aimeriez-vous que j’ouvre ? Tout le monde répond Yquem. Je carafe une bouteille en cave pour garder le secret. Personne n’a reconnu le Château d’Yquem 1991, aucun convive ne supposant que j’allais ouvrir un Yquem simplement parce qu’on me le demandait. Je l’avais évidemment prévu. Un Yquem bien jeune, un peu court, même si l’on a le plaisir d’Yquem. Mais on n’a pas la richesse définitive des grands Yquem.
Je suis en fait assez opposé aux dégustations à l’aveugle. Un fois de temps en temps, c’est amusant, mais cela détruit toute possibilité de conversation sur d’autres sujets. Et de plus, cela prive parfois du plaisir de savourer un vin de légende si on n’a pas immédiatement « mordu ». Cela me rappelle Pétrus 1961. Dégusté à l’aveugle, je goûte un solide gaillard. Intéressant. Mais dès qu’on me dit que c’est Pétrus 1961, immédiatement je reprends la dégustation en me disant que je suis en train de boire une légende. Or de tels vins méritent qu’on les boive avec dévotion. Que ma dégustation soit alors influencée par le nom n’a pas d’importance, car je suis là non pas pour le noter, pour en conseiller l’achat. Je suis là pour le déguster, en profiter. Alors, pas question de passer à coté d’un légende parce qu’on n’aurait pas su. J’ai encore le souvenir d’un ami qui dégustant avec moi Mouton 1870 à l’aveugle commence à dire « petit vin ». Il vaut mieux déguster en clair. On s’évite des contresens.