Archives de catégorie : dîners ou repas privés

un dîner dans ma maison du Sud vendredi, 6 mai 2005

Je vais me reposer dans le Sud, où l’eau minérale est au programme. Mais un agneau de Sisteron où l’ail abonde réclame un vin. Pioche encore classique, car l’échantillonnage est rare dans cette petite cave, c’est un Mouton Rothschild 1987. J’avoue avoir à chaque essai la même naïveté, la même innocence. Je trouve cela bon, et même franchement bon. Le bois est intelligent. La trame qui suggère les forêts tropicales est longue. La trace en bouche est profonde et subtile. On se sent bien. Voilà un vin qu’il ne faut boire que pour lui-même, c’est-à-dire pas en comparaison comme on le fait trop souvent. Il a déjà près de 18 ans. Quel jeune bambin encore ! On en reparlera longtemps, plus, sans doute, que d’autres de ses conscrits.
Comment allait se situer un Château de Pibarnon, Bandol 1990 après cet élégant jeune homme ? Le nez a le charme du Sud. Une belle séduction. L’attaque est belle de plénitude, puis tout s’arrête en bouche. Le Mouton a encore trop de rémanence. Le souvenir du Mouton s’estompe et le Pibarnon s’ouvre comme une fleur d’été. Ce vin est chaud, chantant, ensoleillé. Bien sûr, il n’a pas la noblesse du Mouton, mais qui s’en soucie. C’est beau. Il évoque quelques amertumes bourguignonnes de grand plaisir. Voilà un vin simple à apprécier comme il est. Je chanterai encore longtemps comme ces vins de Bandol vieillissent bien.

un dîner décommandé me conduit au Gourmandin à Beaune lundi, 2 mai 2005

Une extinction de voix et de vilains médicaments empêchent Bernard Hervet, directeur général de Bouchard, de donner suite au projet de dîner avec d’autres vignerons qu’il voulait rassembler. Je suis donc seul au restaurant Le Gourmandin. La solitude justifierait-elle des velléités de sobriété ? Un Musigny cuvée vieilles vignes Comte de Voguë 1989 est trop tentateur. Le sommelier veut le carafer, ce que je n’aime pas. J’accepte s’il laisse glisser le vin sur les parois du récipient. A la première gorgée, je me demande si le vin n’a pas été brûlé par un choc thermique de stockage. Je m’interroge. Un jambon persillé remet les pièces du puzzle en place, mais le vin ne s’est pas encore habillé. Comme une girouette il cherche la direction du vent de son goût. J’ai donc par instant de sublimes saveurs de Musigny et par d’autres un vin qui se cherche. Des escargots de Bourgogne, plat que je n’avais pas commandé depuis des années, ne s’embarrassèrent d’aucune question. Avec eux, le Musigny porta à ses lèvres une trompette de joie et me récita l’appel des sens le plus direct. Le Musigny se mit à briller de façon magistrale. Installé qu’il était sur une trajectoire triomphale il continua son joyeux discours sur un bœuf bourguignon, destiné à montrer qu’à coté des chefs étoilés, il existe une solide cuisine roborative française.

J’étais entouré d’étrangers, fort nombreux en cette période à Beaune. Des belges à mes côtés remarquèrent avec respect le vin que j’avais choisi. Jeunes importateurs de vins français, ils s’y connaissent. Nous eûmes de belles discussions que je ponctuai en offrant à chacun un verre du Musigny. Ils en furent émus. Ce Musigny, dont j’ai déjà goûté de nombreux millésimes est un des exemples de la beauté du vin bourguignon.
A l’autre table voisine des danois compulsaient le guide Parker de l’établissement pour jauger le vin que je buvais. Quand ils ont vu la cotation de mon vin, une onde de respect les transperça. On me mitrailla de flashes, avec l’idée sans doute, soit que j’étais important, soit que je donnerais aussi des verres à gauche comme j’en avais offerts à ma droite.

déjeuner à Grasse chez Jacques Chibois vendredi, 29 avril 2005

Visite à la Bastide Saint Antoine à Grasse où Jacques Chibois a glané deux étoiles au guide qui fait référence et devient forcément à chaque parution un objet de reproches. C’est un peu comme Robert Parker : tout le monde le critique, le met en cause, mais il a créé une référence aussi solide que le Michelin. Si l’on sait que l’on ne jugera jamais deux fois de la même façon un restaurant ou un vin, cela permet de prendre ces indications avec une pinte de sérénité.
La bâtisse est belle, dans un parc surplombant des paysages du Sud dont les parfums enivrent, et le soleil éclatant invite au bonheur. Un intelligent menu appelle nos regards. Il sera même complété par de petites ajoutes fort aimables. Mon ami qui invite me demande de choisir les vins. Je sens qu’il veut du bon. Nous commençons par le champagne de Sousa, cuvée du millénaire 1995 qui est absolument délicieux. Ce chardonnay, pur blanc de blancs, est expressif, puissant, viril, et laisse une trace en bouche de forte imprégnation. Voilà un champagne qui pourrait facilement accompagner tout un repas. Il le fit d’ailleurs avec des amuse-bouches très variés, comme ceux du Petit Nice, et montra à quel point il découvre de nouvelles sensations à chaque bouchée qui lui est associée.
Le Meursault Coche Dury 2002 est une élégante version du Meursault. Cela démarre dans des saveurs d’agrumes, légèrement citronnées, et comme par enchantement le citron se retire pour laisser la place au beurre et à la crème, avec une signature finale fort doucereuse. Avec un consommé où se mêlent crème, pommes de terre et truffes, c’est un accompagnement de rêve.
L’Hermitage Jean Louis Chave 2000 a été carafé, mais de peu. Il se présente donc en chien fou, et, comme cela se passe très souvent au restaurant, ce sont les dernières gouttes qui sont les meilleures. Je l’ai tenté sur un poisson de mer qu’il apprivoise mieux que le Meursault. Sur un râble que j’ai trouvé un peu sec, il a gentiment montré ses muscles, produisant l’impression d’un lutteur de foire encore à l’échauffement. Dans quelques années, ce sera un immense vin. Les desserts très compliqués – mais c’est la mode actuelle de justifier les pâtissiers – interdisent tout vin. Il faudrait revenir au champagne, ce qu’on n’a pas forcément envie de faire.
Globalement, l’expérience est passionnante. La cuisine est élégante et intelligente. La carte des vins est fournie, avec une irrégularité dans les échelles de prix autorisant de bonnes pioches ou interdisant des flacons enviés. C’est non seulement une étape à recommander mais un endroit où l’on reviendra. Le sommelier, heureux de converser avec des gens qui apprécient, nous fit visiter une des caves où fort opportunément nous trempâmes nos lèvres dans deux madères délicieux, l’un de 1907 aux saveurs de pruneaux et de raisins brûlés de soleil et l’autre de 1895 rond et adouci, de grand plaisir. Il faut vite trouver un prétexte pour réserver à nouveau.

dîner au Petit Nice chez Passédat à Marseille mercredi, 27 avril 2005

Dans le bulletin 118 je racontais une expérience au Petit Nice qui sentait la fin de saison. Nous avons bien fait d’y retourner, car la cuisine de Gérald Passédat fut éblouissante. Son menu Passédat fort éclectique et équilibré montre deux directions qu’il maîtrise remarquablement. D’un coté cette envie permanente de présenter une palette de saveurs débridées, où il faut goûter de tout. Et de l’autre une cuisine régionale sobre où le respect de la tradition est le plus pur. J’ai naturellement un penchant pour cette cuisine orthodoxe car je pense aux vins anciens que j’associerais. Mais si le chef lance des bouffées de création folle et intelligente, il faut encourager cette tendance. Nous avons eu du Watteau et du Van Gogh. Tant mieux pour nos papilles. Le pagre et la galinette furent remarquablement traités. Là où le chef ne peut s’empêcher de se laisser aller, c’est quand il associe une soupe de poissons avec un granité au fenouil. Là, Van Gogh se coupe l’oreille que le reste de son repas, faisant agiter les mouchoirs blancs, lui aurait donnée. Le homard fut beau et le pigeon goûteux. Un repas de grand plaisir. Avec une constance dans mes choix dont je ne me suis souvenu qu’en relisant le bulletin 118, nous commençâmes par un Krug 1985 toujours aussi excitant de personnalité affirmée. Voilà un champagne qui cause à mes papilles. Le Morey Saint-Denis blanc Dujac 1998 me combla d’aise. C’est un vin que l’on boit peu souvent, à l’élégance rare, qui a le mérite de dire son texte d’une voix juste. Délicatement citronné, équilibré, c’est un plaisir raffiné. J’ai vibré à sa présentation mesurée.
Le Chateauneuf du Pape Domaine de la Nerthe « Cuvée Cadettes » 1996 est un puissant bambin qui casse les barreaux de son parc. Il lui faut de l’espace en bouche. Le vin a de la mâche, du bois pénétrant et précis. Son attaque est plus éblouissante que son final. Mais c’est un beau vin jeune de plaisir. Vint ensuite une recommandation de sommelier. Le Château Revelette, « Or série » de Peter Fischer, vin de pays des Bouches du Rhône 2001 est un chardonnay surmaturé au goût d’eau sucrée, de banane, voire de thé, de litchi, et autres plaisanteries pastorales. C’est du pur exercice de style auquel je ne mords pas. Mais je ne regrette pas de l’avoir essayé. Notre palais se repositionna sur un cognac Richard de Hennessy absolument magistral. Beau dîner en cette maison au bord de l’eau où Marseille se montre sous son plus beau jour. Un service impeccable et un chef en pleine possession de son pur talent. C’est comme ça qu’il sent bon, le Sud. Vé…

dîner chez ma fille cadette vendredi, 22 avril 2005

Dîner chez ma fille cadette. J’apporte une Côte Rôtie La Turque Guigal 1993. Je suis vraiment déçu. Le vin est un peu amer, sans cette pétulance que l’on a dans le Rhône. Bien sûr il se réveille un peu. Mais malgré un bouchon que je trouve convenable, c’est un vin trop en dedans de ce qu’il devrait être. Ma déception est encore plus grande avec un autre vin que j’avais apporté, un Beaune Cuvée Brunet, Hospices de Beaune 1980. Comme ce n’est pas la première des bouteilles de ce vin qui me déçoit, je soupçonne un expert de m’avoir poussé à enchérir sur des bouteilles mal conservées. Il arrive hélas qu’en ventes aux enchères, des collectionneurs remettent des vins sur le marché, sachant que leur stockage les avait brûlés. Le plaisir vint d’un vin de mon gendre, un Faugères Réserve les Bastides d’Alquier 1998 que j’ai trouvé fort sympathique, car il est authentique. Mauvaise pioche dans ma cave pour un soir. Soirée familiale de grand bonheur.

déjeuner au restaurant les Berceaux à Epernay mercredi, 20 avril 2005

Apres la dégustation extrêmement rare de champagnes Diebolt-Vallois, où nous fûmes rejoints par une vigneronne de la famille Gonet, un déjeuner nous attendait au restaurant les Berceaux à Epernay. A propos de berceaux, nous avions gardé dans des paniers une douzaine de bouteilles dégustées ce matin (voir bulletin 138), et nous avions envisagé que nos hôtes, qui nous attendaient sur place, en bénéficient. Hélas, des agents de la répression des fraudes postés en embuscade ne l’entendaient pas de cette oreille. Les magiques bouteilles restèrent dans leurs paniers.
La table était fort originale puisque deux vignerons qui font de la haute couture à petite diffusion étaient invités par l’un des grands directeurs d’une immense maison de renommée mondiale à forte diffusion. Le partage de fabuleux flacons allait-il rapprocher les philosophies opposées ? J’ai essayé de faire comprendre que les deux approches se soutiennent au profit de toute la Champagne. Difficile de conjuguer ce qui ne le veut pas. Les délicieux champagnes aidèrent malgré tout à améliorer les compréhensions mutuelles.
Le tout nouveau Moët & Chandon 1999, que l’on boit juste après avoir eu en bouche le Diebolt 1953 a du mal à faire surface. Un peu amer, il est manifestement buvable et le sera de plus en plus. Des entrées aux variations japonisantes faisaient craindre des oppositions gustatives. Ce ne fut pas le cas. Le champagne Egly-Ouriet 1999 se présente avec une légère couleur printanière de tulipe rose. Rare couleur. Le nez est élégant. Quel grand champagne ! Le Dom Pérignon 1985 est d’un or généreux. Le nez est beau. Et le champagne occupe la bouche avec une séduction de fort bon aloi. Il était tentant de le critiquer, mais le résultat est là. C’est solidement bon, même si c’est plus dosé que la fine fleur de la Côte des Blancs. Champagne de table, expressif, on le déguste sans bouder son plaisir. Il est même suffisamment amène pour faire briller le Egly-Ouriet quand on en reprend une gorgée. Le Ambonnay rouge, vin rouge de Egly-Ouriet de 2002 vieilles vignes a vécu plus de vingt mois en fût neuf. Je renonce à compter combien de mois sont de trop.
Sur une rhubarbe l’un des convives suggéra un Jacques Sélosse non millésimé « Exquise » que j’ai trouvé hors sujet. La joue de bœuf fut ratée, une galimafrée, les plats trop compliqués pour les champagnes. La table de Patrick Michelon, est honorée d’une étoile. J’espère trouver une autre occasion pour le vérifier.

déjeuner au restaurant Laurent avec un Cros Parantoux Henri Jayer mardi, 19 avril 2005

Chacun d’entre nous a forcément quelques tics verbaux. Vous en connaissez un quand je dis : champagne Salon suivi de « mon chouchou ». En voici un autre : restaurant Laurent, « ma cantine ». Je me retrouve à déjeuner au restaurant Laurent, où la gentillesse de Philippe Bourguignon, de Patrick Lair, de toutes les équipes, et la cuisine sereine de Alain Pégouret participent à cette impression de se sentir chez soi et créent l’envie d’y revenir. Une coupe de champagne Jacquesson extra brut 1995, d’une bouteille sans doute déjà bien aérée me ravit, plaçant ce cru au dessus de la mémoire que j’en avais. Le liquide est vineux, expressif et sensible. Au chapitre des vins, c’est « forcément », et les guillemets ont toute leur importance, un Vosne Romanée Cros Parentoux Henri Jayer 1994. Ce qui m’agace, c’est que nous fumes trois lors de ce même déjeuner à trois tables différentes, à avoir eu le même choix. Ce restaurant Laurent, repaire d’habitués, compte trop de connaisseurs. Mon invité est un écrivain du vin, et plus particulièrement des vins de Bordeaux. C’est son premier Henri Jayer. Je l’encanaille avec cette splendeur, vin pénétrant dont l’alcool s’impose d’emblée. Son charme, son brio, sa vivacité strient le palais comme une botte de Nevers. Tout dans ce vin fleure la perfection. La tête de veau caramélisée est brillante, mais plus encore avec le vin. Le pigeon à la chair tendre et émouvante a le lexique d’Henri Jayer : leurs saveurs se confondent dans un esperanto parfait. Pour profiter de ces saveurs, il faut absolument avoir l’envie de les déchiffrer. Cela décuple le plaisir.
La cuisine bourgeoise est ici poussée à son paroxysme de sécurité. On est bien, et on le reconnaît aux habitués, gens opulents ou célèbres qui ne veulent pas que la cuisine les interpelle. On doit être bien. C’est le cas.

dîner chez des amis samedi, 9 avril 2005

Peu de temps après, dîner chez des amis partageant le même sport, le squash. Il est bien loin le temps où j’étais capitaine d’une équipe de squash, plus pour mes qualités d’organisateur des repas d’après match que pour mes exploits sportifs. Un magnum de champagne Deutz non millésimé, aimable champagne facile à apprécier. Le Meursault du Château de Meursault 2000 se présente très nettement comme un vin moderne. Travaillé pour plaire ou pour concurrencer la Californie ou le Chili, il a oublié d’être Meursault. Je lui préfère, c’est mon goût, le Chasse-Spleen blanc 1997 floral, léger, qui respecte beaucoup mieux son terroir d’origine. Le Lynch Bages 1998 sera sans doute un grand vin un jour. Mais plus tard. Pour l’instant, c’est le labrador tout fou qui vient de courser un canard jusque sur l’étang et vient essorer près de vous son pelage pour vous rappeler qu’il existe. Le Monbazillac Theulet-Marsallet 1924 du truculent René Monbouché que j’avais apporté, au nez d’agrumes et à l’empreinte gustative d’une immense durée subjugue cette sportive assemblée. Mon hôte s’émerveilla tant il savourait le plaisir de jouir de ces vins antiques aux sensations inimitables. La cuisine de son épouse mérite de grands compliments. Nous étions comme la France profonde moitié-moitié pour le oui et pour le non. Prétexte à de belles joutes en une très belle soirée d’amis.

dîner à Cordeilhan Bages mardi, 5 avril 2005

Je croyais, en accostant à Cordeillan-Bages avoir enfin trouvé le repos : un dîner à l’eau. Je m’installe à table. Je demande la carte des vins pour me prouver que je saurai résister à la tentation, et les prix des vins m’y incitent. Mais mon ange gardien, qui a mis devant chacun de mes pas dans la région bordelaise une nouvelle aventure, avait décidé que mon parcours ne serait pas fini. Je vois entrer Hidé, l’âme du restaurant parisien de Hiramatsu pour tout ce qui touche à l’accueil et aux vins, qui a quitté cette maison alors qu’il a organisé son installation dans les locaux de Faugeron. Il est accompagné de deux amies japonaises, une journaliste et une propriétaire de « bars à vins » japonais. Instinctivement je lance : « on dîne ensemble ». Hidé était le sommelier de Cordeillan-Bages quand s’est tenu l’un des volets d’une fabuleuse dégustation de trente millésimes mythiques d’Yquem. C’est Bipin Desai, l’organisateur de l’événement en 1999, qui m’a fait connaître peu après Hiramatsu et Hidé. Une coupe de Cristal Roederer 1997, élégant champagne mais un peu limité est posée avec autorité devant moi. Les barrières d’une sobriété espérée tombent, et nous associons une goûteuse anguille et un Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1991 absolument délicieux qui continue de briller sur un magistral agneau de Pauillac. Le chef nous ayant préparé un œuf transparent dans un intense bouillon, c’est l’Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 2001 qui s’impose à mon envie. Justesse absolue de l’accord. Quel magistral vin du Domaine ! Eblouissant, et largement au dessus – à mon sens – de ce qu’on pourrait imaginer d’un Echézeaux de la Romanée Conti. Un vin immense. Ce vin m’a ébloui par sa pétulante sérénité. C’est un boutonneux de quinze ans qui vous lirait du Saint-John Perse, ce gourmet de mots. Une constatation intéressante d’un essai que l’on fait rarement : je suis passé plusieurs fois du blanc au rouge puis du rouge au blanc, car l’œuf imposait – surtout par son bouillon – le vin rouge, quand certains morceaux de l’agneau cuit de trois façons attendaient le blanc. J’ai remarqué que le passage de l’un à l’autre se faisait avec une facilité rare, sans le moindre heurt. Et même, la transition du rouge vers le blanc embellissait le Corton Charlemagne, lui extirpant de nouvelles subtilités.
La cuisine de Thierry Marx est d’une maturité qui fait plaisir. L’homme est sportif. Avec Philippe Etchebest, on aurait le début d’une ligne d’avant de belle solidité. La recherche esthétique est à mon sens un peu poussée. On perd le coté roboratif pour une sophistication pas forcément nécessaire, ce qu’on retrouve dans le service, un peu gênant de vouloir être trop parfait. Mais il y a une telle volonté de bien faire qu’on applaudit des deux mains à cette étape de belle gastronomie. Le lecteur se demandera certainement pourquoi boire deux bourgognes dans le bordelais ? Il y a à cela deux raisons. La première est qu’après trois jours d’immersion avec d’immenses vins antiques et de rugueux embryons de vins, une pause gustative était nécessaire. La seconde, d’expérience, est que dans les régions viticoles, les coefficients multiplicateurs sur les cartes des vins sont moins tonitruants pour les vins des autres régions.
A l’heure où j’écris ces lignes, sur mon chemin de retour, mon ange gardien semble en train de dormir. Je vous en prie, ne le réveillez pas.

dîner chez un ami américain de Bordeaux dimanche, 3 avril 2005

J’allai retrouver à dîner un ami américain avec qui je corresponds sur un forum virtuel dont le vin est le thème. Un journaliste danois qui participait aussi à l’examen des primeurs est de ce même dîner, ainsi qu’un sympathique vigneron de la Napa Valley et son épouse, dont nous goûterons le vin.
Nous commençons par un Bloomsbury Sparkling wine cuvée Merret 2000, un vin pétillant anglais. C’est une première pour moi. Ce « champagne » anglais m’a permis des plaisanteries faciles du style : « les anglais aiment tellement la France que, pour ne pas la froisser, ils ont fait un champagne qu’on est sûr d’oublier ». C’est facile et plein de tact vis-à-vis d’anglo-saxons.
Sur des asperges nous avons comparé deux vins : le château Talbot Caillou blanc 2000, délicat Bordeaux blanc de belle réussite et un Château La Carrière 1950, vin liquoreux qui était ma contribution à ce dîner, sans étiquette, les informations étant lues sur le bouchon. Je le situerais, sauf avis d’expert, dans les premières Côtes de Bordeaux. Délicat accord entre l’amertume agréable d’asperges blanches et ce liquoreux subtil, discret, presque timide, ce qui va bien avec le végétal ligneux.
Le Amici, Cabenert Sauvignon, Napa Valley 2001, fruit du travail de John Harris et sa charmante épouse Sharon donna lieu à un moment dont j’observai avec intérêt le déroulement et l’intensité. Le vin nous est servi, et immédiatement l’épouse se lance, relayée par son mari, dans des descriptions techniques, l’exposé de choix, les moyens et méthodes, et ça dure, et ça dure. A un moment, oubliant la patience que je m’étais promis d’observer, j’interromps ce monologue de couple pour dire : « est-ce que vous m’autorisez à donner mon avis, pour vous dire que c’est bon ». Et j’ai ressenti que la peur d’être jugés par des gens qu’ils supposent spécialistes avait poussé ces deux charmants convives à occuper le terrain. Sous le discours urbain se sentait une émotion, un trac certains. Ce vin californien a une attaque absolument charmante aidée par près de 14° et son final est un peu mince. Mais c’est un vin de réel plaisir.
Les autres rouges se boivent à l’aveugle, et ce fut l’occasion pour beaucoup, dont moi, de faire étalage de la difficulté d’être perspicace. Un Château Dubraud, Blaye 2000 est tellement boisé que j’ai affirmé de façon péremptoire qu’il n’est pas français. En fait je n’ai pas tort. Car faire un Blaye à 13,5° avec tant de bois, cela n’a pas de signification historique. C’est charmeur, c’est bon au premier contact, mais c’est en dehors de mes terrains de chasse. L’Argentin Alta Vista Alto 1999 fut situé par moi géographiquement à moins de 10.000 milles d’écart. Vin puissant lui aussi dont je ne goûte pas trop la démarche. J’ai eu une meilleure précision géographique pour trouver le Château d’Arche, cru bourgeois Haut-Médoc 1996 que j’ai moins aimé, mais la fatigue jouait. Cette lassitude s’estompa quand on me servit un vin que je reconnus à coup sûr comme un Bordeaux : Dominus, Napa Valley de Christian Moueix 1994. Ce californien a tout d’un grand bordeaux. Une petite merveille. Mon ami américain nous a bien trompés et son choix de vins est remarquable. Il dénote une direction de goût, intéressante à explorer, qui n’est pas toujours la mienne.