Je vais livrer les vins pour un prochain dîner (le 50ème) à l’hôtel Meurice. Discussions toujours passionnantes avec Yannick Alléno. L’ambiance, l’atmosphère, les odeurs. Je ne peux pas quitter l’endroit. J’y reste. Alors qu’il est vingt heures, un coup de fil me permet de constituer une table de trois. Un repas impromptu va s’organiser. Le menu dégustation nous tend les bras. C’est parti. La cuisine de Yannick Alléno dégage une passion, une exploration de saveurs, qui force l’adhésion. On ne peut pas ne pas approuver cette démarche. Mais pensant aux vins que j’associerais à ces plats, qui sont dans un registre ancien, je ne peux pas avoir un enthousiasme aussi libéré. La sauce qui accompagne les asperges à la moelle et au parmesan me ravit l’âme, tant j’y vois de lourds Chambertin se pâmer dans une chaude étreinte érotique. Les morilles juste exprimées me font crier de joie. Alors que les langoustines à la cuisson exacte, orientalisées avec charme, sont trop complexes pour les vins que je côtoie. Et le pigeon à la chair voluptueuse, plat magnifique, est trop riche dans ses accompagnements. Beaux exercices de maîtrise avec une pointe d’intellectualisme qu’il va falloir encanailler si l’on veut les mettre dans l’orbite de mes vins. Je sais que Yannick Alléno le ressent. Vous en aurez la preuve absolue dans le dîner 50.
Sur ce magistral menu, j’avais choisi des vins de grande sérénité. Le champagne Dom Ruinart 1990 est un champagne de sécurité. C’est goûteux, mais c’est aérien. La bouche en garde une belle trace de plaisir. L’Hermitage blanc Chave 1993 a la plénitude inexorable du blanc solidement assis. C’est chaud, c’est viril, c’est simplifié, mais c’est efficace. Et sur les anchois si délicatement traités, le Chave démontre que lorsqu’on attend de la subtilité, il répond présent. En fait c’est Porthos, ce solide mousquetaire : rustaud apparemment, mais galant homme assurément.
Le Château Rayas, Chateauneuf du Pape rouge 1998 est prodigieux. Quelle maturité pour un cadet ! Je n’arrive pas à m’enlever de l’esprit que ce vin parle le langage de la Bourgogne. On a de ces amertumes, de ces complexités, de ces provocations gustatives qu’on ne retrouve qu’en Bourgogne. Mais c’est un Rhône. Un grand. Et sur le foie gras, territoire où il chasse peu, il se révèle magistral. Ce fut de loin le plus bel accord de ce grand repas (on verra qu’il m’a inspiré pour le 50ème dîner). La saveur instantanée la plus belle fut la sauce des asperges. On est avec Yannick Alléno sur le terrain de la gastronomie qui ira loin.
Eric Fréchon plus Yannick Alléno, c’est, à coup sûr, six étoiles pour bientôt.
Archives de catégorie : dîners ou repas privés
Quelques repas dans le Sud dimanche, 20 mars 2005
Partant en diète dans ma maison du Sud, je brisai une cure nécessaire pour des amis, convives d’un dîner récent. Je revisite évidemment des vins, car la cave est ici fort ténue. Un champagne Pommery 1987 me ravit toujours autant. Ce champagne à la bulle fort active, au jaune d’or bien jeune, a un charme auquel je succombe. Ses dix-huit ans l’ont rendu séduisant, enjôleur. Un champagne typé de grand confort.
Le Château Mouton-Rothschild 1987 n’a pas la puissance du 1978 bu au dernier dîner. Il a un bois bien présent et une trame élégante. Il montre très clairement qu’il est bien fait. Voilà un vin qu’il faut boire avec plaisir si on n’ouvre pas à ses cotés des vins d’une grande année. Il souffrirait d’avoir un concurrent, alors qu’il joue bien quand c’est son nom qu’on lit en gras sur l’affiche. Lorsqu’il est servi seul, sans compétiteur, il donne un grand plaisir. Et c’est bien ainsi.
Le Côtes de Provence Rimauresq 1985 est une rareté, car on ne trouve plus ces années, depuis longtemps disparues de tout circuit commercial. C’est un tort. On sait que ce vin vieillit bien. Sans avoir la complexité ni la longueur des grands vins, c’est un petit bijou de rondeur bien comprise. Vin de bonne soif dans un Sud accueillant. Sur un agneau pascal, c’est une association de grand plaisir.
Déjeuner d’un groupe d’amis mercredi, 16 mars 2005
Déjeuner bimestriel d’un groupe d’amis tous conscrits. Un des nouveaux membres de ce petit cercle, professeur de médecine et membre de l’Académie s’étonne que de balbutiants sexagénaires cherchent à traverser le XXIème siècle et font tout, par ces agapes, pour ne pas y arriver, en chargeant leurs artères de trop d’abondance. L’intérêt de ce propos sera certainement perçu, mais à retardement – à nos âges ! – car nous commençons par un champagne Laurent Perrier Grand Siècle d’un charme extrême. Aucune exagération d’aucun aspect. Ce champagne classique n’entraîne qu’un commentaire unanime : « c’est bon ». La première bouteille de Lynch Bages 1989, l’année de la plus belle réussite de ce Pauillac, est bouchonnée. Celle qui la remplace a curieusement un fruit que ne devrait pas avoir un 1989. Bien qu’on soit en Pauillac on avait des accents de jeune Côte Rôtie. C’est la troisième bouteille qui montre un vrai Lynch Bages 1989 taillé pour tracer la route de l’histoire, car son ingratitude apparente, où le bois amer marque, prépare les splendeurs d’un grand vin. Le Lynch Bages servit de tremplin à un magistral Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1986 superbe de construction subtile et épanouie. Un grand vin d’une année qui brille maintenant de tous ses feux. C’est sans doute au mois de juin que nous suivrons les conseils de retenue diététique de notre docte ami.
Déjeuner à l’Auberge des Saint-Pères à Aulnay sous Bois mercredi, 9 mars 2005
Le lendemain je retrouve un ami que je n’ai pas vu depuis longtemps qui me propose un plan qui ne se refuse pas : « j’apporte deux bouteilles de nos années de naissance, et tu m’invites à déjeuner ». Il est de pires propositions. Nous nous retrouvons à l’Auberge des Saint-Pères à Aulnay sous Bois qui porte vaillamment son étoile logiquement conquise. Nous commençons par un Givry Domaine Ragot 2002. Non, non, ce n’est pas celle là mon année de naissance. C’est gentil à l’apéritif et sur un délicieux foie gras. Simplement construit, linéaire, c’est un vin de soif.
Je bois à l’aveugle, sur un délicieux agneau du Limousin artistiquement traité un Mouton Rothschild 1951 que je fus incapable de reconnaître. J’en fus vexé car Mouton est un vin que je bois souvent. Très belle réussite de la petite année 1951, ce vin de belle couleur, de nez expressif dégage de belles sensations. Nettement moins rond que le Corbin Michotte 1926 de la veille, il est plus sophistiqué et raconte beaucoup d’histoires. Un vin relativement peu puissant mais diablement intéressant. Je cite à ce propos une remarque de Monsieur Thierry Manoncourt, le brillant et vénérable propriétaire de Figeac qui dit qu’en 1951 aucun vin n’est bon. Mes expériences, comme celle d’un Cheval Blanc 1941 qui marque ma mémoire, montrent qu’il faut se méfier des a priori. Des laiderons pré-pubères seront parfois des femmes mûres particulièrement séduisantes.
Un verre d’un liquide jaune ambré, presque orangé, arrive sur la table. De loin je pense à un muscat tant le vin paraît dense. Mais je sais que c’est un sauternes que je trouve au troisième essai : La Tour blanche 1943. Magnifique. C’est la belle expression du Sauternes accompli et serein, sans le moindre défaut. Il est beaucoup plus doux et sucré que le Fargues tout en restant élégant. J’ai préféré le message énigmatique du Fargues, mais ce sauternes d’un grand classicisme est un modèle d’exécution. Le charme de ces vins est infini.
Déjeuner de famille jeudi, 17 février 2005
Déjeuner de famille. A l’apéritif, un Coteaux du Layon Village Domaine Lecomte 1990. Bu à ce moment précis, je ressens une émotion rare. Il y a du litchi, du fruit de la passion, de l’ananas, de la mangue dans ce nez délicat. En bouche, il a un équilibre qui préfigure la rondeur qu’il pourrait acquérir dans quarante ans, quand je le prédis splendide. Absolument ravissant. Sur un porcelet à la purée de pommes de terre et céleri, le Château Mouton Rothschild 1989 me ravit. A l’ouverture, très peu de temps avant le repas, le nez était celui d’un vin de l’année, vert et pétulant. En bouche, on a la fougue de la jeunesse d’un vin de 1998. Et tous les ingrédients de ce vin qui joue les jeunes premiers sont d’une délicatesse achevée. Ce n’est certainement pas le même vin que nous eussions goûté si je l’avais ouvert quatre heures auparavant. Là, dans l’éclosion de sa belle jeunesse, il est séduisant, étalant les qualités que l’on voit dans les photos de David Hamilton : tout y est délicatement et sensuellement suggéré. J’ai adoré. Le Coteaux du Layon Villages se marie ensuite à une tarte aux pommes clochard et sirop d’orgeat. Le miel du vin de Loire brille sur ce dessert. Comme dans des gymnopédies, on aura voyagé dans des accords simples et naturels de la plus aguichante façon.
Dîner à la brasserie Dauphin mercredi, 16 février 2005
Il n’était pas question que l’on rentre sans un dîner. Suivant moi-même les conseils que j’avais suggérés dans le bulletin 128, ce fut à la brasserie Dauphin qui confirma par une joue de porc magistrale et un cassoulet pur gascon qu’il y a en cette cuisine un véritable talent. Alors que je suis connu en ce lieu, deux petits bouts de femmes volontaires, toniques et gestionnaires demandèrent quel était ce quidam qui arrivait avec autant de vins sous ses basques. Nous bûmes un magnum de champagne Delamotte de grand plaisir simple tant la construction est belle, je goûtai enfin le Volnay Caillerets lourd en arômes et charpenté en bouche et cédant aux injonctions des deux guerrières de commander du vin, un Vosne Romanée Méo Camuzet 2001 arrivé froid déclina des saveurs d’une pureté rare qui m’emballa. Intéressante confrontation de vins rouges de deux domaines que j’aime. Je suis forcé d’aimer les deux vins car les pistes explorées sont radicalement différentes. Il n’est point besoin de les comparer.
Mon livre offert, orné d’une gentille dédicace, réussit enfin à expliquer qui nous étions à nos brigadières que jadis on aurait dit en jupon. Aussitôt, une bouteille d’armagnac Darroze 1978 fut posée d’autorité sur notre table, scellant cette amitié reconstruite. Il y avait à cette table des fidèles parmi les fidèles et un couple de nouveaux amis. Nos rires fusèrent jusque tard dans la nuit. Je suis prêt à signer souvent mes Carnets si l’on improvise de telles folies.
Déjeuner chez Lucas Carton mardi, 15 février 2005
Bernard Antony, le célèbre fromager, fournisseur de tout ce qui compte sur la planète, m’avait procuré quelques fromages pour la séance pré-inaugurale de l’Académie des Vins Anciens au Crillon. Pour le remercier, je l’invitai en un lieu que nous vénérons tous les deux : Lucas Carton. Alain Senderens, prévenu de notre visite, nous invita à le rejoindre au premier étage, au salon des peintres, délicieux petit salon privé, car il devait y goûter quelques plats et quelques vins pour en faire une analyse critique. Nous tiendrions notre propre repas avec lui, ce qui nous permettrait de bavarder. Comme à chaque fois en cette salle, ce fut un tourbillon gustatif, commenté avec justesse et sagesse par ce génie culinaire. Nous commençons avec un Puligny-Montrachet Morgeot Louis Latour 1994 déjà fort ambré, qui a basculé vers des arômes vieillis. L’alcool prédomine. Ce virage un peu rapide met en valeur, par comparaison, le Puligny-Montrachet Les Referts Louis Latour 1994, au jaune encore citronné, plus authentique expression du Puligny. Sur un dé de foie gras, rien ne se passe, saveur et vin restant chacun sur son trottoir. Mais sur un tartare de Saint-Jacques, le Puligny s’ouvre généreusement, avec le sourire. Alain Senderens était comme moi un peu fatigué par un vilain rhume, ce qui gêne l’analyse. Je sentis le chef plus critique qu’à l’ordinaire, trouvant ici l’excès d’un condiment et là son absence.
Le Condrieu « les Chaillées de l’enfer » de Georges Vernay 2001 est magistral de perfection. Le nez est d’une franchise rare, et en bouche il est typé, imprégnant, somptueux. C’est un vin dense de forte trame. Avec le tourteau que j’avais commandé, l’accord était splendide. Mais du fait du poivre du plat, le Morgeot que nous avions éliminé précédemment reprenait de l’allure. On essaya aussi le Condrieu « les terrasses de l’Empire » Georges Vernay 2002 qui tranchait nettement. Plus ordinaire, roturier, un peu aqueux, il avait de jolis arômes, mais était tellement dominé par son cousin de 2001 que l’essai ne se justifiait pas. Ses 13,5° ne faisaient pas le poids par rapport aux 14° du Chaillées de l’enfer, malgré cette différence d’un tout petit demi degré.
Sur mon plat de cabillaud, à la chair diablement expressive, une de ces confrontations que j’affectionne : Beaucastel rouge 1997. L’accord est sublime, tant avec la chair seule, car l’animal aime ce rouge de belle personnalité, qu’avec la sauce au chorizo qui claque bien la langue avec le Rhône rouge. Le Beaucastel est naturel, riche, facile à comprendre, généreux et construit avec justesse. L’année 1997 réussit aux vins de cette trempe. Le cabillaud fait un duo de pur charme avec lui.
Un sublime comté de novembre 2000, cousin de celui de la soirée passée au Crillon pour parler de l’Académie, se marie avec le Château Chalon Jean Macle 1997 de bien belle façon. Au nez, ce Chalon est bien jeune, surtout après le séjour en Jura dont on a la mémoire. Mais après une attaque toute jeune, le final en bouche, marqué d’une post-combustion fort tardive, chante des chansons de noix d’une précision extrême. Je fus frappé par cette apparition tardive d’un goût aussi puissant. Là où le génie d’Alain Senderens me surprendra toujours, c’est que dans l’assiette il y a comme une salade que j’envisageai volontiers de négliger, car l’accord vin jaune et comté doit rester pur. Or il ne le fallait pas. Le fenouil en branche et le curry forment une signature, un post-scriptum à l’accord formé par les deux autres qui paraît presque indispensable tant il est naturel. C’est beau, c’est frais, et se marie avec une justesse de ton que je n’aurais pas imaginée. Je fus tancé de cet oubli. Je le méritais car j’allais rater un moment de talent pur.
L’accord de la fourme d’Ambert avec un pain toasté aux cerises et le Porto Rozès 1985 est un pilier de la Chapelle Sixtine culinaire. C’est évidemment facile comme tout ce qui est talentueux. Le Porto est forcément captivé par la cerise, point d’équilibre de la balance où oscillent la fourme et le Porto. Justesse parfaite des ingrédients.
Le Pedro Jimenez Montilla Moriles 1975 est l’associé 50 – 50 d’un dessert au chocolat magistral. Cet espagnol de Cordoue danse un fandango sur la langue. Nul ne peut résister à son charme de séduction immédiate. Il décoche des pruneaux, saoule de café, et allège le chocolat qui ne demande que cela.
Il est intéressant de voir comme toute une efficace tribu gravite autour du maître avec plaisir. Il est dur, voire sec quand il exige une réponse immédiate. Mais c’est permis aux grands et ils l’ont tous compris. Et Alain Senderens les écoute, tant il veut au plus vite approcher de la perfection qu’il recherche. Ce travail d’orfèvre exécuté en pleine quête de l’absolu du goût ne peut que m’enthousiasmer. Ce repas fut un privilège.
La Saint-Valentin au Meurice lundi, 14 février 2005
Parlons un peu d’amour. L’amour est une auberge espagnole. On y trouvera souvent ce que l’on y apporte. Mais l’amour est aussi la chaudière d’une locomotive qu’il faut alimenter régulièrement pour que le feu vive. La Saint Valentin donne l’occasion d’entretenir le feu continu, alors, il n’est pas question de s’en priver. S’il est des rites auxquels on résiste, comme le vilain Halloween, ce 14 février a toutes les qualités. Choisissons l’écrin de l’événement et abandonnons nous.
Les ors et les marbres de l’hôtel Meurice, forment un décor délicieusement « Sissi impératrice ». Ce sera évidemment adapté à cette soirée. Chacun s’est vêtu pour l’occasion, sauf deux couples de « djeunes », ostentatoirement mal fagotés. On aura eu pour eux une positive attitude (Lorie, œuvres complètes, p. 112, Epitre à Raffarin). Yannick Alléno m’ayant suggéré d’apporter l’une de mes bouteilles, je prends l’idée au vol. En cave, le choix est un instant de pur plaisir. J’aime que cet acte soit purement irréfléchi. Et j’aime ce qui se fait d’instinct. Pourquoi vais-je vers ce carton de six bouteilles ? Je sors un canif, j’ouvre, et je vois de vieux Sauternes fort poussiéreux. J’examine, j’essuie, je prends une loupe et je lis : Guiraud 1893. La couleur est dorée à souhait, le niveau est haute épaule. Je prends une des bouteilles. Ce sera cela.
J’apporte la bouteille à midi, je l’ouvre avant l’arrivée de mon épouse, car il est bien révolu le temps où l’on pouvait passer à son domicile avant de dîner lorsqu’on habite en banlieue. Je constate que la capsule de la bouteille, dont le jaune est devenu presque complètement noir, est boursouflée, poussée par une terre sous-jacente. La bouteille est soufflée, au cul profond. Le bouchon sortira entier, bien ferme, mais quasiment intégralement imprégné. Il sent bon, discret, floral, presque comme un vin sec. Des arômes qui promettent.
Le menu élaboré par Yannick Alléno est élégant : délicate gelée au corail d’oursin, crème de riz, cannelloni de grosse langoustine, nage réduite au fumet de coquillage, tronçon de turbot confit en cocotte aux agrumes, fondant de petits pois à la crème d’oignon doux, filet de pigeon, chartreuse de légumes au foie gras de canard, sauce pilée, vacherin foisonné à l’huile de truffe, parmesan condimenté à la mostarda, dentelle lactée aux pétales de rose cristallisés, fondant au litchi acidulé à la mangue et aux fruits de la passion. C’est un repas de fête.
Le vin prévu pour ce festin est le champagne Pommery cuvée Louise rosé 1996. Il est évident qu’il fallait commencer par lui avant de jouir du Sauternes. Le champagne a une couleur assez pâle. Il est servi trop froid. Apparemment c’est ce que la clientèle aime. Mais il délivre moins de la moitié de ses arômes. Le champagne est assez léger, même aqueux, raconte quelques histoires, mais il est quand même fort jeune. On peut aisément comprendre le choix de ce vin, car il a l’aptitude de soutenir tout un repas. Mais j’aime les champagnes d’une autre densité, on le sait.
C’est sur le turbot que commence l’aventure du Château Guiraud 1893. J’ai une pensée émue pour tous les experts qui racontent les vins avec une précision quasi chirurgicale. A quel moment du repas photographient-ils le vin ? Car ce Guiraud, tout au long du repas, a raconté mille histoires, impossibles à résumer en une seule description. Il fut Homère, Tolstoï, Balzac, Frédéric Dard et même Antoine Blondin. Jamais deux gorgées ne furent identiques. C’est Fregoli. A la première prise en bouche, il joue dans les fruits jaunes rouges. C’est l’enfant utérin d’une quetsche et d’une mirabelle. A ce stade fruité, on cherche le Sauternes, que l’on ne trouve qu’au nez. Puis le Sauternes s’affirme. Il commence sa récolte d’agrumes, aidé par le turbot, dont l’accompagnement est d’une délicatesse romantique. L’accord du plat du turbot avec le Guiraud 1893 est un moment de bonheur. Mais je me régale quand il s’agit du pigeon. Le Sauternes se virilise, cherche à s’opposer à la bête. Et j’adore. Il est évident que pendant ce temps là j’adore aussi ma femme, à qui le Sauternes ne peut voler la vedette. Mais l’observation de la mue d’un vin au fil des mets est l’un de mes plaisirs favoris.
Le dessert, tout plein de jolis cœurs faits de framboises, de chocolats et de pâtisseries est un hymne à l’amour. Et le petit cœur bleu pâle, fourré de litchi, de mangue et de fruit de la passion capte le Guiraud dans une de ces osmoses qui me bouleversent. Je ne fus pas le seul, car Yannick Alléno à qui j’avais suggéré de goûter la juxtaposition n’en revint pas de l’étreinte amoureuse totale de ces saveurs indéfectiblement imbriquées, le Guiraud ne pouvant plus se dissocier dans cette union rare.
Nicolas, le nouveau sommelier à la riche expérience ne s’attendait pas à tant de jeunesse. Ce Guiraud imprégnant, riche, fortement alcoolique, jamais gras, incroyablement aromatique mais aussi intégré nous aura joué une centaine de partitions distinctes. Un pur monument qui séduit autant le nez que le palais.
Beau menu où la finesse exquise de Yannick Alléno s’exprime, vin sublime. Service parfait. Saint Valentin fut bien inspiré.
Quelques repas jeudi, 3 février 2005
Chez des amis, un Gruaud Larose 1982 ouvert tard est assez froid. Malgré cela, de belles évocations d’un vin qui a déjà une maturité engagée pour un vin théoriquement encore jeune. Par contraste, un flamboyant Lafite-Rothschild 1988 montre une jeunesse pimpante, un bois présent et un structure dense du plus grand plaisir. Voilà un grand vin, qui mettra quelques années encore pour trouver sa vraie trace gustative.
J’ouvre un champagne que j’ai acquis dans des conditions dont j’ai perdu la mémoire. Il s’agit d’un champagne Mailly 60ème anniversaire Grand Cru 1983. Habillé d’une étiquette de fête et d’une capsule barrée de bleu blanc rouge, cette bouteille a un petit coté rétro années 30. Elle était gardée dans une boite métallique octogonale. Le bouchon est chevillé et s’extrait plutôt facilement. La couleur est magnifique de pêche blanche. L’odeur est délicatement miellée, et en bouche, c’est un champagne de grande classe. Très vineux, ce champagne imprègne la langue de façon fort convaincante, en laissant même un peu d’espace à de la légèreté. Moins tenace que des Salon ou des Krug il dénote cependant une forte personnalité et donne un grand plaisir.
Le Château de Sales, Pomerol de 1970, a atteint un stade d’accomplissement de véritable bonheur. Bouchon bien sain, bon niveau, odeur délicieuse dès l’ouverture, ce vin avait tout bon avant de passer l’examen oral. Et c’est bien. Typé Pomerol, il a une sérénité qui fait penser à des 1934 mais jeunes. Je l’ai trouvé à un niveau de performance particulièrement élevé.
Je peux confirmer que j’ai le palais forgé aux vins anciens. Car en prenant contact avec un Haut-Marbuzet 2002 que je servis à la suite, je me dis « ouille, ouille, ouille, que c’est dur ». Or l’un de mes convives me lance : « oh que c’est bon ». Particulier contraste de sensations. En me concentrant, je retrouvai en fait le charme du Haut-Marbuzet, vin de franchise et d’opulence spontanée, qui avait, il y a sans doute quinze ans, peuplé mon ordinaire, car c’est lui que je buvais quasi quotidiennement au cercle où je déjeunais, trouvant dans sa puissance une exception au paysage traditionnel bordelais. Je le goûtai avec plaisir, mais le passage de la sérénité d’un vin de 1970 à cette exubérante jeunesse n’est pas très simple pour moi.
Déjeuner chez Patrick Pignol mercredi, 2 février 2005
Il manquait une Rhône de 1990 à cette expérience à l’Ecu de France. Il fallait qu’il y fût. L’absence fut réparée chez Patrick Pignol (apparemment j’aime revenir sur les lieux de mes crimes), qui avait encore quelques truffes abondantes à nous faire déguster. Le Côte Rôtie La Mouline Guigal 1990 est époustouflant. Le nez est épicé, l’attaque est d’un fruit opulent. Et il remplit la bouche d’une plénitude extrême.
Sur un œuf – je devrais dire des œufs – où trempe négligemment une mouillette toute noire, petite frite de melanosporum (souvenez-vous de la photo du n° 128), la Mouline étend ses muscles. Elle se prend au jeu. Et sur la chair d’un pigeon goûteux, elle explose de générosité. C’est le grand vin dans toute sa splendeur. Il prend objectivement la tête du classement commencé la veille. La cuisine exacte de Patrick Pignol aide évidemment à le mettre en valeur, mais il a eu cette rondeur enjouée que l’on retrouvait moins chez les deux autres rouges. Plusieurs amis à qui je parlai de cette expérience s’étonnèrent du classement du Chave. Je n’ai pas de souci, il aura son match retour.