Archives de catégorie : dîners ou repas privés

Repas de famille dimanche, 10 octobre 2004

Le lendemain, visite surprise de mes enfants. Je vais acheter des tranches de terrine de saumon, des tranches épaisses de filet de bœuf et des girolles. Avec un Mission Haut-Brion 1963, quel régal. On quitte la grande cuisine, mais ce plat simple est magnifiquement bon. Le Mission que j’ai depuis plus de vingt ans en cave a un niveau remarquable, inchangé. Un nez immédiatement expressif. En bouche c’est un vin qui va vers le porto, les fruits noirs brûlés. Il étonne par sa jeunesse et se révèle très au dessus de ce qu’on imagine de cette année. Un très grand vin.

La famille est très présente en ce moment, et un événement familial mérite un repas d’exception. Le choix des vins doit correspondre à la solennité de l’évènement. Sur deux jambons espagnols connus, l’un  relativement sec et l’autre plus gras et plus viandeux, j’ouvre le champagne Salon 1982. Cette année est magique, et chaque gorgée, chaque goutte de chaque gorgée le confirme. Champagne absolument éblouissant à la bulle exacte, et aux parfums floraux, de fleurs blanches et roses. La bouche danse avec ce champagne qui finit sur des tonalités de pèche et d’agrumes roses. Le jambon existe mais n’est pas forcément l’allié idéal de ce champagne beaucoup plus subtil que ces goûts primaires. Il se boit surtout seul, avec la passionnante découverte de sa complexité.

Un grand moment d’émotion est l’apparition du Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1999. A l’ouverture le nez était extrêmement riche. En bouche une puissance affirmée. Essayé sur une escalope de foie gras aux haricots noirs, il préfère ne rien dire. Sur des dés de foie gras au potiron, il révise son texte. Mais sur des pommes de terre aux truffes noires et crème légère, il devient ce qu’il est, l’un des plus beaux vins blancs du monde. Bien sûr, on sent que quelques  années de plus vont élargir encore la palette de ses talents. Mais déjà, la convaincante démonstration imprime dans nos palais une trace indélébile.

Sur un agneau fondant traité avec de multiples épices suffisamment fondues et intégrées, le Pétrus 1974 se présente comme un Pétrus satisfaisant, discret et montrant sa complexité de façon plutôt confidentielle. Je possède la grille de lecture qui me permet de le situer assez honorablement dans la lignée des Pétrus, mais pour des palais moins habitués, le message est plus composé de hiéroglyphes que de textes actuels. Le Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974 se présente assez amer, mais je connais cette approche. Le vin va s’épanouir. Et ce qui me fascine, m’envoûte, c’est que ce vibrant Pommard a capté toutes les épices du plat au point qu’en le buvant, on peut réciter toute la gamme des épices du plat. C’est fascinant et donne à ce Pommard un charme invraisemblable. Je dirais même en exagérant bien sûr que si on me faisait goûter à l’aveugle la sauce du plat et le Pommard, je ne saurais les distinguer.

Sur deux tartes aux pommes et aux abricots, le Château d’Yquem 1955 est une magistrale démonstration de la royauté d’Yquem. A l’ouverture, j’ai réveillé ou plutôt libéré une tornade de parfums. La couleur est d’un or pur. Le nez est envoûtant, et en bouche, c’est un Yquem concentré, très dense, un peu caramel. En analysant, j’ai été frappé par ses nuances de thé. Brillantissime Yquem.

Pour la joyeuse tablée, c’est le Montrachet et le Salon qui émergent dans un vote informel. Pour moi, à cause de cette osmose magique du plat et du vin, c’est le Pommard que le classe en premier, suivi du Salon et de la promesse époustouflante du Montrachet. J’avais voulu associer des vins que j’adore et honorer l’année 1974 qui était célébrée. Un repas dont on se souviendra.

Dîner chez Pierre Gagnaire vendredi, 24 septembre 2004

Avec l’un des californiens et son épouse je me rends le lendemain chez Pierre Gagnaire où il était convenu que nous prendrions le menu dégustation. L’éclectisme des plats et les saveurs innombrables annoncées au programme suggéraient un champagne. Nous prîmes un magnum de Dom Pérignon 1988. Le sommelier avait annoncé une certaine évolution. C’est en toute connaissance que nous accueillîmes cet élégant champagne qui s’est élargi tout au long de la soirée. Il fallait bien un champagne tant notre palais allait faire les montagnes russes, le saut de la mort et le saut à l’élastique tout au long de la soirée. Pierre Gagnaire a un immense talent qu’il pousse au-delà des limites de ses convives. Sur les nombreux plats qui jalonnent cet extraordinaire parcours, il y a des moments de pur génie. On est confondu devant l’imagination créatrice. Mais à d’autres moments, peut-être sur trois ou quatre plats, on se demande : « pourquoi nous provoque-t-il aussi loin ? ». Je n’ai pas besoin d’explorer une saveur rebutante pour savoir que Pierre Gagnaire est grand. Son talent devrait être poussé jusqu’à la limite de l’acceptable, variable selon les individus, mais avec quelques constantes. Je suis d’accord de voyager dans des amertumes peu coutumières et de les explorer avec lui. Jusqu’à la limite du bon sens. Picasso ou Dali ont repoussé des limites sans franchir certaines limites. J’applaudis des deux mains au Gagnaire qui me force à explorer des chemins de traverse s’il ne me pousse pas dans un buisson. Deux ou trois plats sont des monuments de satisfaction culinaire car on est porté plus loin que tout. Quelques desserts sont des plaisirs d’enfance. Il y a du diable dans cet homme là tant on sent qu’il touche si souvent le génie.

Le Dom Pérignon s’est comporté comme un brave. J’ai eu furieusement envie d’un Montrachet sur un plat, tant le cèpe l’appelait. Je n’ai pas pu résister au plaisir de faire ouvrir un vin d’Arlay sur une petite merveille au caviar, car j’en avais besoin. Ce fut un grand moment de gastronomie, une leçon d’exploration talentueuse des saveurs. Je suis prêt à admettre que mon intolérance passagère à certains goûts m’est personnelle et instantanée, et que d’autres expériences seront de grands succès.

dîner chez Sormani jeudi, 2 septembre 2004

Au retour à Paris, un dîner chez Sormani. Il y règne une atmosphère solide, décontractée, joyeuse, de maison qui a trouvé sa voie. Le personnel est attentif et souriant. La décoration a cessé depuis longtemps d’être un sujet de réflexion, mais tout va bien. Les saveurs ont pris le ton de la maison. Elles sont rassurantes, précises, confortables. C’est donc l’occasion de faire ouvrir un solide pilier de la Bourgogne : Montrachet Louis Jadot 1995. Une couleur jaune citron. Pas un soupçon d’or. Un nez envahissant et conquérant. La première gorgée ne montre pas un Montrachet puissant. Il y a un léger gras et beaucoup de piments, d’agrumes. Le vin cherche sa température, car sa palette d’arômes est incroyablement réactive au moindre petit degré. Et l’on jouit d’un bon Montrachet charpenté qui trouve des sujets de conversation tant avec les raviolis aux truffes blanches qu’avec des pâtes aux truffes noires. Un Rayne Vigneau 1979 au verre à la belle couleur ambrée a trouvé une maturité précoce et un goût délicieux. Une Grappa blanche de Sassicaïa a le nez désagréable de toutes les grappas mais se lâche bien en bouche pour offrir une belle eau de vie. Bien agréable restaurant où un beau Montrachet brilla.

Dîner au Petit Nice vendredi, 20 août 2004

En fin d’été le Petit Nice me manquait et c’est un pèlerinage fort agréable. Surplombant une mer sillonnée de lourds navires  évoquant la conquête de terres lointaines, cette belle demeure est un havre de calme au coeur de la trépidante agitation marseillaise. J’avais déjà évoqué mes expériences en ce lieu dans les bulletins 70 et 85. Une certaine difficulté à entrer dans le monde créatif de Gérald Passédat aux variations japonisantes, puis mon grand plaisir quand j’ai compris sa logique, acceptant les choix et les partis pris. Cette nouvelle expérience me fit reculer de trois cases. Je ne sais pas pourquoi, mais ces combinaisons disparates ne m’inspiraient pas ce soir là. Je ne suis sans doute pas bon juge comme on le verra dans le bulletin qui décrira un dîner chez Pierre Gagnaire, car je pense trop aux accords avec les vins quand je déguste un plat. Aussi, toutes ces petites errances sur des chemins de traverse avec des saveurs éloignées des bases du plat me gênent sans doute plus que d’autres. Là, les pistes explorées ne m’allaient pas. Une nouvelle tentative me rapprochera sans doute de ce chef au talent certain. Connaissant les tendances culinaires du chef j’avais demandé un Krug 1985 champagne qui porte déjà des traces d’âge. Mais cela lui convient. La trame vineuse est forte, ce qui lui permet de bien se tenir face aux banderilles gustatives des plats. Un coucher de soleil sur la mer déployé comme pour nous seuls dans cette salle de restaurant ouverte sur un beau panorama, un Krug 1985 à l’élégance, la puissance et la personnalité rassurantes, le charme du site, cela suffisait largement pour faire une belle soirée. Un nouvel essai s’impose car j’aime ce lieu.

Les champagnes furent largement à l’honneur tant le sujet des naissances pouvait les justifier. Un Veuve Clicquot Ponsardin 1990 virginal comme une robe de dentelles oubliée sur des pétales de roses. Ici tout est frêle quand un Krug Grande Cuvée d’environ quinze ans a une force herculéenne qui m’impose le respect. Il appelle des saveurs lourdes pour qu’un dialogue s’instaure. Le Krug, c’est le seigneur en armure qui part pour la huitième croisade quand le Dom Pérignon 1996, c’est la châtelaine qui lui fait un signe du haut du donjon, souriante parce qu’il en revient.

Dîner chez Bruno à Lorgues mercredi, 11 août 2004

Le Sud fut innovant cette année. Achats locaux suggérés par quelques cavistes bien inspirés ou apport de ma cave parisienne, comme ce Chambertin Camus Grand Cru 1989 essayé une nouvelle fois avec un grand bonheur. Un nez presque irréel de perfection, un charme, une douceur, une pourpre cardinalice, une profondeur pénétrante, mais surtout ce nez démontrant un niveau que je ne soupçonnais pas et que peu d’experts admettraient qu’il ait. Un Nuits Saint Georges les Cailles premier cru Doudet Naudin 1999 déjà bu a de nouveau un très joli nez. C’est un bourgogne délicat et élégant. Ce n’est sans doute pas le plus grand des bourgognes, mais il va s’épanouir joliment. Un Cos d’Estournel 1994 fut affreusement bouchonné, une fois n’est pas coutume, et un Talbot 1965 ouvert par un ami, au-delà d’une acidité de façade qui rebuterait plus d’un palais laissait voir de belles traces de charme que j’ai appréciées comme elles se livraient.

Une étape chez Bruno à Lorgues. On sent bien sûr que les équipes sont un peu fatiguées car on est en fin de saison, mais la truffe vue par Bruno est un bien agréable compagnon de route. Le champagne William Deutz 1995 se goûte comme un délicieux champagne de plaisir. Le Chateauneuf du Pape Château Mont Redon 1990 est un peu poussiéreux à l’ouverture. Puis il développe progressivement une structure charnue et alcoolique de lourde présence. Je l’ai trouvé moins généreux qu’un Mont Redon 1999 bu récemment, mais c’est un vin de grand plaisir.

Plusieurs repas et vins dans le Sud samedi, 10 juillet 2004

Retour dans le Sud. On m’annonce un plat d’encornets fourrés à la perche et farcis. J’ai l’intuition d’un château Mouton-Rothschild 1987. L’accord fut splendide. Une odeur de fleurs exotiques blanches. Une attaque de bois, de bois de jonque. Une belle présence en bouche où le fruit a disparu, gommé par le bois intense. Une expression de grande séduction.

Le soir même sur deux gigots d’agneaux de Sisteron, un Minervois Château Villerambert Julien 1995 qui titre 12°5. Le nez est prometteur, et l’attaque est particulièrement élégante. Il y a peu de temps j’avais goûté des minervois où la technique dominait (bulletin 111). Là c’est le joli terroir qui s’expose. Un goût de terre sèche obscurcit le message et le raccourcit. Mais on ne peut pas demander à un minervois une longueur qu’il n’a pas. J’ai globalement largement apprécié ce beau vin qui servait d’exact faire valoir à une grande surprise.

Le Château Ausone 1992 est une immense surprise. Sa couleur est d’un vif rubis rouge sang. Son nez a une complexité remarquable et une élégance extrême. En bouche c’est aussi l’élégance et la complexité qui dominent. Jamais un vin de 1992 ne devrait délivrer des messages d’une telle puissance conquérante. On est là dans la grande subtilité. Je suis impressionné par ce Ausone dont le message est très clair, fait d’évident charme distingué. On est dans le grand plaisir. Ceci m’a permis de comparer les deux vins bus à deux repas successifs. Le Mouton est manifestement élevé pour séduire. Il joue de son bois comme de biceps. Le Ausone a un charme naturel de séduction. Mouton 87, c’est Burt Lancaster en pirate, Ausone 92 c’est Fred Astaire dansant avec Cyd Charisse. Alors que je suis un inconditionnel de Mouton, j’ai succombé aux charmes diablement plus envoûtants du Ausone, sans doute l’un de mes meilleurs, bien que cette année soit généralement jugée si petite.

A propos d’envoûtement, on devrait interdire la vente des vins de Mas Amiel. Nous avons bu sur une tarte aux abricots et un dessert au chocolat un Mas Amiel 15 ans d’âge que j’ai dû acheter il y a plus de cinq ans. C’est invraisemblable de plaisir total. On succombe. On a une jouissance incommensurable. Ma femme qui ne boit jamais de vin en a repris deux fois. A proscrire absolument tant c’est bon, car la dépendance vous guette.

Un nouveau petit enfant, premier petit fils, vient agrandir la famille. Loin de mon fils resté à Paris, je décide de fêter cette naissance avec des vins locaux, rares du fait de leur millésime. Après un Charles Heidsieck mis en cave en 1997 toujours vertement bon et expressif, j’ouvre un Rimauresq, Côtes de Provence 1983. Ce vin a un nez d’une rare élégance, et en bouche c’est le charme le plus pur. Parfaitement adapté au climat du moment, ce vin qui n’a bien sûr pas les longueurs des grands Bordeaux ou bourgognes ne cède en rien sur le terrain de l’expressivité et de la séduction. C’est un vin de joie, adapté à l’instant, et qui montre à quel point ces vins vieillissent avec une élégance exceptionnelle.

Un Bandol Domaine des Baguiers 1989 a plus encore la typicité régionale. C’est beaucoup plus sauvage, viril, agressif mais noblement agressif, et la force de persuasion alcoolique est immense. Un vin plus brutal, mais sincère, complètement opposé au charme assis et accompli du Rimauresq. Ces vins doivent être un signe pour que notre petit Félix devienne un jour un gourmet, s’appuyant sur les vins de notre si belle France, riche d’invention dans toutes ses régions.

Je reçois un américain avec qui j’échange par internet sur un forum dédié aux vins. Recevoir un correspondant encore virtuel, c’est comme ouvrir une bouteille d’un vin inconnu. Tout peut arriver. Ce jeune professeur de guitare new-yorkais se révéla un hôte fort agréable, comme je pouvais le souhaiter. Dans la préparation du repas, puisque je suis dans le Sud, il fallait l’intéresser plus par les choix gastronomiques que par les valeurs des vins. C’est l’ordonnancement des saveurs qui devait exciter son intérêt.

Sur un jambon corse fumé sur du bois de châtaigner, un champagne Pommery 1987 se montra fort élégant. Il a déjà pris un petit goût toasté et fumé et sa rondeur le rend particulièrement charmant. Si des olives se marient assez bien, c’est incontestablement le jambon typé qui lui sied le mieux.

Sur un saumon fumé fourré d’oeufs de saumon et de tarama, un Château d’Epiré, Anjou 1994 donne un accord parfait. Le coté légèrement doux de l’Anjou flatte le saumon et le tarama fait ressortir la saveur citronnée du vin produisant des passages incessants du sucré au sec. C’est kaléidoscopique. Nous avons repris sur une épaule d’agneau largement aillée un Ausone 1992 meilleur encore que la bouteille précédente, ce qui n’est pas peu dire, suivi d’un Clos des Papes, Chateauneuf du Pape 1979. Un vin lourd et alcoolique qui fait penser au Porto. Rond, souple, doux, d’une séduction rare. Un vin de pur plaisir par son accomplissement généreux.

Manquant sans doute d’originalité, ou gagné par l’addiction, j’ouvris à nouveau le vin le plus démoniaque, un Maury Mas Amiel 15 ans d’âge. Sur du Cantal vieux, un vrai bonheur. De nouveau sur une tarte aux abricots, l’accord se fait mais se fait seulement. Puis sur une divine mousse au chocolat, on succombe de plaisir.

C’est la succession des saveurs qui m’intéressait le plus en cette occasion pour que Chris, mon hôte américain, puisse comprendre pourquoi les français passent du temps à table : parce que c’est bon.

La formule de ces recherches d’accords inspira un nouveau déjeuner où je recevais quelques amis dont le sommelier avec qui j’avais partagé le Pétrus 1979 qu’il avait gagné à une tombola, au restaurant le Bistrot du Sommelier (bulletin 107). Ce brillant sommelier était venu à Bandol pour y goûter des vins. L’occasion était trop belle de lui tendre quelques pièges. Il eut la gentillesse d’y tomber.

Le Clos Val Bruyère, un Cassis de 2002, conseil d’un caviste local, est un gentil vin blanc tout floral de fleurs virginales. Belle mise en soif que des olives excitaient avec bonheur. Le Rimauresq, Côtes de Provence blanc 2003 est largement plus typé. On est dans les fruits blancs avec une affirmation de personnalité très nette. C’est un vin mâle, quand le Cassis est une frêle jeune fille.

Sur un gigot d’agneau aux pommes de terre et soupçons de tomates, La Courtade, Côtes de Provence 2001 de Porquerolles affiche une belle personnalité moderne. Il y a du bois, mais bien intégré. C’est charmeur, tendance actuelle, mais ça tient la route.

Le Moulin des Costes, domaine Bunan, Bandol 1991 est tout le contraire et c’est un vin qui m’excite. J’aime les vins qui m’interpellent et ce vin, sans une once de bois visible, joue dans la séduction diaphane. Il y a de l’amer, mais pas trop, de l’alcool, mais pas trop, du doux, mais pas trop. Un vin en évocations subtiles que l’âge a transformé ce qui explique qu’à l’aveugle il ne fut pas découvert, comme son successeur le Domaine de Terrebrune Bandol 1990. Il a le bois de La Courtade, sa puissance, et le charme d’un Bandol parfaitement mûr. C’est un vin de charme, facile à saisir. Il a même attrapé l’animalité de certains vieux bourgognes qui s’alliait bien à la viande. Tous mes convives préférèrent soit La Courtade soit Terrebrune. Je fus le seul à préférer Moulin des Costes, vin d’énigme qui parle à mon palais. Un fermier résidant à Bandol se flagella de ne pas avoir reconnu ces deux vins qui font partie des meilleurs Bandol qu’il n’ait jamais bus.

Mon ami ayant apporté un Bredell’s Cape Vintage Reserve 1998 Stellenbosch titrant 20°, nous goûtâmes ce faux Porto au goût de bois macéré, mariné dans l’alcool, flirtant avec les pruneaux et les griottes. C’est plaisant à boire mais s’éloigne grandement de la subtilité des Maury bus récemment.

Grandes discussions sur le vin, rires nombreux sur les réponses les plus folles aux vins à découvrir, la tablée fut joyeuse pour un fort plaisant repas, aux vins puisés dans la région.

Le lendemain, un Chambertin grand cru Camus Père & Fils 1989 fut une agréable piqûre de rappel pour se souvenir que la complexité bourguignonne est d’une séduction redoutable. Un Chambertin, c’est quand même très bon !

Peu de temps après, les motifs de festoyer ne manquant pas, j’ouvris un Cristal Roederer 1996. J’avais en tête une récente dégustation chez Christie’s de champagne de Roederer où le Cristal de cette même année n’avait pas été le plus brillant des vins présentés (bulletin 82). Or voici que je succombe à son charme. Le nez est joli, léger, et la bulle est fine. Le premier contact en bouche, c’est l’image des grains de cassis que j’écrasais goulûment dans ma bouche lorsque j’étais enfant. Cette sensation persistait, puis d’autres s’imposaient : des fleurs blanches, des groseilles à maquereau. Puis la nectarine et enfin l’impression qui n’allait plus me quitter : la pamplemousse rose. Ce champagne changeait d’aspect mais avec une constante : l’atmosphère des photos de David Hamilton. Les fruits suggérés étaient de délicates Lolitas.

Ce champagne allait faire gravement de l’ombre à deux beautés locales. Le rosé de Bandol Domaine Tempier 2003 s’éteignait en bouche avant même d’y avoir pénétré, et le Domaine d’Ott rosé 2003, manifestement plus formé n’éveillait pas pour autant mon intérêt qui ne se marqua que sur un blanc, Rimauresq 2003 d’une belle personnalité sauvage et expressive. L’esprit cet été allait vers l’exploration des vins de la région, en situation de repas. Les délices de ces vins du Sud jalonnent avec bonheur un été radieux.

déjeuner au restaurant du Polo de Bagatelle lundi, 5 juillet 2004

Par une autre belle journée d’été parisien, déjeuner au restaurant du Polo de Bagatelle. La place grouille de gardes du corps et autres gorilles. On se demande quel est ce G7 ou G8 réunissant pour le moins des chefs d’Etat. C’est en fait un défilé de mode de Christian Dior qui se prépare. Quelques femmes girafes non encore prêtes attireront notre regard. Notre table nous attend le long de la pelouse. La cuisine, que je suppose faite par Dalloyau, est fort convenable et le dos de bar a de l’expression. Nous sommes un groupe de solides blagueurs, les partenaires du récent Ambroisie (bulletin 110). J’invite et je choisis les vins. Le champagne Dom Ruinart blanc de blancs 1990 est très rassurant. C’est le bon champagne bien réussi. Il se boit avec bonheur. J’aurais aimé des coupes plus raffinées que ces coupes trop ordinaires qui ne mettent pas en valeur le goût comme il convient. Dans la carte des vins un peu juste j’avais quand même repéré deux ou trois pépites, dont deux vins annoncés mais manquants. Je fus heureux de trouver deux vins de Joseph Drouhin qui réparaient fort opportunément l’impression du fade Pouilly-Fuissé récent. Le Meursault Perrières Joseph Drouhin 1997 a une attaque particulièrement agréable. Il a un peu oublié d’être typé, mais il joue dans l’amabilité. C’est le beau bourgogne blanc généreux qui accompagne fort agréablement un foie gras bien goûteux.

Quand arrive le dos de bar à la peau craquante et la chair savoureuse, je demande à mon voisin de table qui a commandé le même plat d’essayer la chair du poisson sur le Meursault et sur le rouge qui suit. Le poisson devient plus subtil avec le Beaune Clos des Mouches Joseph Drouhin 1996. Ce vin a lui aussi, comme le champagne et le blanc, choisi de jouer dans un registre très rassurant. Il est rond, aimable, gouleyant et procure un plaisir sans une once de complication. Le maître d’hôtel nous propose des fraises des bois sans accompagnement car je leur associe un nouveau Dom Ruinart 1990. L’accord est tout simplement magique. C’est comme si nous créions nous-mêmes en bouche notre propre champagne rosé. Un mélange au goût extrêmement raffiné. J’ai refusé le café pour garder le plus longtemps possible cette saveur rare.

Nous pensions que les hordes de paparazzi qui attendaient à la porte venaient recueillir nos souvenirs gastronomiques. Nous sommes sortis de ce joli domaine superbement ignorés.

Dîner au restaurant les Pins Penchés samedi, 3 juillet 2004

Je repars dans mon Sud ensoleillé et par une journée aux lourdes clartés, un vin rouge du Mas de Daumas Gassac 1999 flatte fort agréablement mes papilles. Il y a du bois, un bois typé, une belle mâche. Le fruit est un peu anesthésié par le bois, mais plus le vin s’ouvre et plus la dimension du plaisir s’affirme en bouche. Au soleil, dans le calme de la nature, ce vin est tout à fait adapté. C’est de « la belle » ouvrage, comme on disait autrefois.  Et sur une tourte au saumon, un bonheur.

Le restaurant les Pins Penchés, au Pradet près de Toulon, a migré de Carqueiranne pour s’installer dans une superbe propriété qui domine la mer, joliment installée dans les pins, les palmiers et les platanes. Un lieu de plaisir. La cuisine a moins d’imagination que le site, mais elle est acceptable. Au milieu d’une carte de vins aux prix le plus souvent aberrants, je trouve deux perles, deux bourgognes de grand plaisir. Le Corton Charlemagne Capitain – Gagnerot 2001 a une belle couleur et le nez profond des Cortons. En bouche, qu’il emplit de façon fort opulente, on a de belles variations sur d’innombrables suggestions. C’est un vin vraiment bien fait. Et je suis particulièrement surpris qu’il se tienne aussi bien quand mon palais a encore le souvenir vivace des merveilles de la maison Bouchard. Le Corton Renardes Grand Cru Capitain – Gagnerot 1998 est aussi un bien agréable bourgogne avec de la longueur, du soyeux et une belle présence au palais. On lui trouve un léger manque de finition, lié à une petite faiblesse de structure, mais le bilan de ce vin est extrêmement positif. Ces deux vins du même domaine ne font pas du tout pâle figure. Ce fut une agréable découverte par un magique soirée d’été comme on les savoure avec un infini bonheur.

Déjeuner au restaurant de Marc Meneau samedi, 26 juin 2004

Je  fais étape peu après à Saint Père sous Vézelay au restaurant de Marc Meneau, L’Espérance. Je m’y rendais de façon régulière depuis une trentaine d’années. Je retrouve mon ami américain et un ami allemand grand amateur de vins. Ma présence n’était pas prévue car j’avais un autre itinéraire, mais sachant où ils étaient, j’annonce ma venue. Les commandes sont passées avant que j’arrive et mes amis frappent très fort. Aussi bien au plan de la nourriture qu’au choix des vins. J’ai le plaisir d’être accueilli par des « bonjour M. Audouze », car je retrouve une jeune sommelière et un maître d’hôtel que j’ai pratiqués en d’autres lieux. Plaisir aussi de retrouver la grande cuisine de Marc Meneau, élégamment présentée par Françoise son épouse, heureuse de la faire découvrir ou redécouvrir à des partisans. Le retour au niveau de trois étoiles se fait dans une bonne humeur particulièrement sympathique. Le turbot cuit sous croûte est très expressif, la poularde est magique, et les petites entrées sont élégantes. Tout cela est vraiment de la belle cuisine pour un grand repas, que méritent les vins choisis. Le Montrachet du Domaine de la Romanée Conti 1999 a une couleur d’un or citronné intense. En bouche, je passe par plusieurs sensations. Car à la première gorgée, c’est l’alcool et la puissance qui dominent. Puis l’élégance apparaît. Le vin a de l’opulence, il envahit, il a de la mâche. Et en même temps il est subtil, il esquisse, il suggère. C’est définitivement un grand Montrachet.

Le Gevrey-Chambertin les Cazetières Domaine Leroy 1955 a un nez de Pomerol, une couleur de Pomerol et un goût de Pomerol. Ceci déclaré, il a tout ce que j’aime de l’année 1955 en Bourgogne, dont cet émouvant Latricières Chambertin de Pierre Bourrée (bulletins 38 et 107). Il a un coté un peu cuit, mais délicieusement énigmatique. Ce vin raconte une histoire et me séduit follement car il délivre des messages que l’on n’attend pas. Le Corton Renardes Domaine Leroy 1964 est infiniment plus bourgogne, avec l’accomplissement assis de l’année 1964. On a toutes les caractéristiques de la Bourgogne avec cette belle amertume et cette déstructuration animale.

Déjeuner au restaurant Taillevent mercredi, 23 juin 2004

Déjeuner au restaurant Taillevent avec l’un des palais les plus exceptionnels de la planète, un américain d’origine indienne, sans doute le second plus grand dégustateur au monde derrière Michael Broadbent. Le champagne rosé Taillevent est un peu trop sucré à mon goût. J’avais récemment goûté un rosé 1988 Taillevent que j’avais trouvé d’une classe immense. Apparemment l’âge est nécessaire à ce champagne. Le Corton Charlemagne Coche-Dury 1994 a un nez unique que mon ami trouve botrytisé, réflexion que j’entendrai quelques jours plus tard d’Aubert de Villaine sur le confidentiel Bâtard du domaine de la Romanée Conti. Pour moi le Coche Dury se caractérise plus par cette odeur de pétrole, de pierre mouillée par un torrent. En bouche il gratifie d’un goût de beurre, d’un gras, d’une onctuosité remarquables. Je lui trouve une belle harmonie sur une longueur un peu faible pour ce poids lourd. J’ai nettement préféré le 1999 bu il y a moins d’une semaine au Tan-Dinh même si tout expert trouverait le 1999 non encore formé. Le plat de langoustines aux asperges est assez attendu, alors que le risotto aux girolles est un monument d’exactitude. C’est aussi raffiné qu’une montre tourbillon.

Le Corton Renardes Michel Gaunoux 1972 est un fantastique bourgogne. Voilà un vin que Robert Parker refuserait de noter. Brutal, agressif, déstructuré, il a tout pour rebuter le palais rapide et inattentif. Ce qui n’est pas le cas du célèbre critique œnologique, mais il ne prendrait pas le temps d’essayer « d’entrer » dans la logique du message. Sous ses abords dérangeants, ce vin a une fantastique expression bourguignonne faite d’animalité, de stress, de viol des papilles. Et quand ce vin déroutant s’oppose à l’un des plus magistraux lapins que j’aie mangé, on se situe à un niveau extrême de gastronomie. Ce lapin est un monument, car toutes les saveurs explorées trouvent une place exacte. Que de fois, même dans les maisons les plus talentueuses, on trouve une saveur qui entraîne la question : « pourquoi ? ». Là, toute piste explorée a sa signification. C’est le lapin sublime. Un morceau d’anthologie. Alors, quand en face de lui c’est un Corton déstructuré qui joue dans l’énigme, on côtoie l’excitation gastronomique nirvanesque. Tout dérange et en même temps tout s’encastre. C’est la plus pure interpellation gustative qui soit. Et je suis assez content que ce soit Taillevent qui s’aventure sur ces pistes là.

Le lendemain se tenait un dîner de wine-dinners au Grand Véfour où Guy Martin a délivré une cuisine de ce niveau. J’en raconterai l’histoire dans le prochain bulletin, car cette histoire mérite des développements.