Déjeuner où je rejoins des amis nombreux. J’ai l’esprit à la fête. Alors, j’offre pour cette grande tablée Montrose 1990 et Rayne Vigneau 1982. Le Montrose est une très belle réussite. Montrose a de nombreuses années qui m’ont laissé plutôt indifférent, alors qu’il est brillant lorsqu’il a plus de cinquante ans. J’avais choisi ce 1990 sur sa réputation d’excellence, couronnée par une note extrême de Robert Parker. Elle est vraiment justifiée. Ce vin est parfait. Aucune aspérité significative et au contraire une élégance rare doublée d’un sens de la synthèse. Il n’y a pas de défaut dans ce vin là, discrètement brillant. Le Rayne Vigneau 1982 a la délicate finesse des grands Rayne Vigneau. Il n’a pas encore l’émotion de ses très grands aînés, mais c’est brillant et agréable.
Archives de catégorie : dîners ou repas privés
dîner chez Patrick Pignol dimanche, 25 avril 2004
Nous nous rendons à dîner chez Patrick Pignol, et menu et vins se décident presque naturellement. Pétoncles et oursin, puis agneau des Pyrénées. Le Meursault Coche Dury 1998 exulte. Sur une délicieuse entrée au foie gras fourré dans une colonne phallique, c’est L’?vangile Pomerol 1986 qui s’impose et surtout pas le Meursault. Frais encore, le Pomerol brille sur le grain de poivre du foie gras. Le plat à l’oursin est raté. Combien de chefs auraient comme Patrick Pignol la décontraction de venir en parler ? Belle réaction où l’orgueil est absent : on ne parle que de ce qui a causé cette désagréable impression. Erreur facilement rattrapable. De belles langoustines viennent mettre le Meursault à son niveau (je le trouvais à son aise sur du beurre). Des morilles dont la saison finit, à la sauce admirable ont permis au Meursault de devenir transcendantal, le nez devenant d’une rare perfection. La viande extrêmement précise a fait briller l’élégant Evangile qui a atteint par moments de vrais sommets. Ce fut un plaisir quasi universitaire que d’entendre Bernard Antony nous parler de fromages d’un plateau qui ne vient pas de chez lui. Rude critique mais fort juste. On apprend auprès de ce génie.
Voilà un parcours d’amitié sans unité de lieu puisque nous avons bu des vins dans quatre chapelles de la gastronomie et de l’amour du vin. Il a montré que la spontanéité de l’instant rend forcément tout plat et tout vin encore plus agréables. Nous avons bâti de folles idées où son talent fromager et mes vins créeraient des événements rares. Une belle matière à travailler.
Déjeuner au restaurant Apicius mercredi, 7 avril 2004
Je dois déjeuner sur un sujet de travail avec des gens que je ne connais pas. Il est hautement probable qu’il s’agit de grands connaisseurs. Une table au restaurant Apicius est réservée car j’aime assez volontiers y prélever quelques belles bouteilles. J’invite et j’ai envie que l’on passe plus de temps à parler qu’à choisir les vins. Je choisis donc les vins avant que mes convives n’arrivent.
Comme on est en pleine saison des asperges, je choisis un Riesling Fronholz Ostertag 2000 qui ira avec toute entrée mais aussi avec les asperges, au cas où ils les choisiraient. Nous profitons de trois déclinaisons sur le thème de l’asperge. Une entrée fraîche, petite soupe en gelée avec des têtes d’asperges vertes. A l’oeil, le vert acidulé de la gelée présentée dans une coupe à sorbet paraît assez éloignée du vin. En fait pas du tout. La fraîcheur printanière excite bien ce beau Riesling bien gras, aux saveurs fumées, compotées tirant sur le fruit confit. Avec de grosses asperges vertes baignées d’un lourd jus de viande, l’accord est parfait. L’Ostertag s’installe dans une expression généreuse et épanouie. Le vin est opulent, installé, fort. Les asperges blanches à la sauce hollandaise font fuir le vin. L’accord n’est plus possible même si les asperges sont délicieuses. Jean-Pierre Vigato nous glisse entre deux plats une gigantesque morille et Hervé la marie avec un Côtes du Jura blanc Foret 1994. Que j’aime respirer ce nez d’Arbois ! Le vin est tout en puissance alcoolique. Bien sûr l’accord avec la morille se fait très bien, car il y a du sous-bois dans ce vin agréablement amer. Mais je préfère les dernières gouttes du Riesling dont le raffinement racé se montre encore plus sur la faussement frêle morille. L’affirmation surpuissante du vin du Jura, au contraire, écrase la morille. Ce n’est pas ce vin là qu’il fallait pour cette exécution distinguée de la perle noire des forêts. Le veau simplement cuit sur un direct jus de viande est l’exacte saveur pour faire apparaître la beauté de l’Echézeaux Henri Jayer 1992. Le ris de veau entier et la purée supportent bien la viande, mais c’est la viande seule qui produit un accord sensuel avec le vin. Rond, enjoué, gracieux, il ne fait pourtant aucun effort pour être reconnu. Contrairement au Vosne Romanée Cros Parentoux d’Henri Jayer de la même année, qui a la puissance affirmée d’une institution, on a un vin beaucoup plus romantique, gracieux, qui cherche moins à marquer l’histoire mais déroule un charme redoutable. Une bouteille de grand plaisir.
Avec ses séculaires embarras, Paris n’est pas vivable. Mais Paris sait vivre.
Dîner chez Patrick Pignol mardi, 6 avril 2004
Dîner chez Patrick Pignol ce bouillonnant chef si talentueux. Il n’y a que lui pour se casser un bras aux sports d’hiver. C’est dans la ligne de son tempérament espiègle et enjoué. Le bras sous sa blouse comme s’il préparait une farce, il a tout de Napoléon au soir d’une bataille. Mais sa cuisine n’est pas celle d’un bras cassé, loin s’en faut. Les asperges ont une cuisson divine qui les rend croquantes à souhait. Parsemées de morilles elles sont délicieuses. Le cannelloni de homard est brillant. On s’amuse à passer du séduisant Condrieu "les Chaillets" Yves Cuilleron 2000 étonnamment flatteur, rond, beurré, parfois presque vendanges tardives, qui avait bien vibré sur la sauce aux morilles et barbote de bonheur avec le homard, au vin que j’adore, Côte Rôtie la Mouline Guigal 1992. La texture de la pâte, la vibration du crustacé font émerger la Mouline de sa discrétion première, car même carafé, ce vin a besoin de s’étirer, de faire son stretching. Puis arrive le magistral pigeon. Comme son créateur il n’a qu’un bras mais c’est suffisamment copieux. Une chair d’une immense personnalité. Et là, la Mouline sort ses plus beaux atours, se fait belle pour délivrer un message de pur plaisir. Ce n’est pas sa plus puissante année, mais 1992 me plait bien, quand ce n’est pas la force qui prime mais l’expression. Diabolique vin de charme. Patrick Pignol a ce ton enjoué du collégien en cours de récréation prêt à tous les chahuts. Mais il cache son jeu. Sa cuisine est d’une extrême précision. Il devrait donner une petite notice, car quand on s’amuse à ramasser les traces latérales comme le fait un chasse neige dans l’assiette, on prend dans les narines un cocktail d’épices redoutable. De quoi réveiller un hibernatus. Ses madeleines sont un péché insoutenable. On se sent vraiment très bien et ce Condrieu m’a ravi, volant presque la vedette à l’un des mes chouchous de Guigual.
Dîner au restaurant l’Ambroisie dimanche, 4 avril 2004
En un beau jour de printemps, quand les feuilles des arbres ne sont pas encore totalement formées, la place des Vosges montre une rassurante mesure du temps, ce temps où l’architecture donnait l’apaisante sensation de la vraie beauté. Le restaurant l’Ambroisie est discrètement signalé sous les colonnades. On y entre comme en un club privé. Un dîner d’amis qui sont tous conscrits.
L’un d’entre eux avait fait composer à l’avance par Bernard Pacaud un menu d’une rare intelligence. Les vins sont choisis sur place. Le champagne Louis Roederer que la maison suggère est fort bon. Très agréable champagne bien fait mais sans grande émotion, il se boit avec facilité sur d’attirantes gougères et sur une remarquable mise en bouche à base de foie gras confit au poivre avec une vinaigrette de poivre. Est-ce un souvenir très ancien, sans doute, j’aime beaucoup l’association d’un foie gras au poivre avec le champagne, car la bulle et le poivre s’excitent l’un l’autre. Un maître d’hôtel plein d’humour aura tout au long du repas donné des explications fort utiles. Souvent on n’écoute pas les présentations de plat solennelles, apprises par coeur et sans âme. Là, l’exposé est brillant, explique quelques secrets qui permettent une meilleure compréhension gustative du plat, et va même jusqu’à faire quelques traits d’esprit face à une tablée volontiers chahuteuse et décidée à s’amuser et festoyer. Le sommelier fort compétent sans le moindre étalage de sa science avait lui aussi un humour fort enjoué. Même s’il n’en est pas l’auteur, un trait d’esprit nous a fait rire. Nous lui disons pour un choix de vin : « nous vous donnons carte blanche », il nous répondit : « je préfèrerais carte bleue ». On voit que l’esprit général était de bonne humeur.
Le cannelloni de ris de veau est un plat délicieux et le Meursault « les Crotots » François d’Allaines 2001 se mariait particulièrement bien à la sauce généreusement rabelaisienne et aux morilles dont la rigueur repositionnait le Meursault comme le safran réoriente le dériveur. Ce Meursault chaleureux se mâche avec bonheur tant il emplit la bouche en toute décontraction. Il est diablement aidé par le plat qui lui convient. Mais sur un magistral bar au caviar remarquablement exécuté, le Meursault montre ses limites. Il n’a pas la complexité que le bar appelle. Suffisamment civilisé il l’accompagne poliment, mais la magie de l’accord avec le cannelloni ne se retrouvait plus. Le caviar traité chaud donne des sensations spéciales et diablement excitantes que j’adore mais n’aide pas le vin malgré sa civilité évidente. Le navarin de homard est magnifiquement préparé. Il est particulièrement généreux. On est dans une cuisine classique, traditionnelle, qui enchanterait certains ancêtres prestigieux qui ont défini en leur temps les canons de l’art culinaire. C’est la cuisine bourgeoise à son niveau ultime d’accomplissement. Les trois plats construits selon ce même esprit ont composé un ensemble particulièrement brillant, mon coeur penchant d’abord pour le bar, puis le homard, et trouvant que le cannelloni aurait gagné à avoir un peu moins de morilles et un peu plus de ris.
Sur le homard, nous « attaquons » Kirwan 1998. Ce choix de sommelier est judicieux, car le vin avait magiquement attrapé toutes les composantes de la sauce, phénomène que j’adore trouver. Mais ce Kirwan était si coincé, si freiné par sa camisole qu’on n’avait qu’une esquisse de vin. Aussi, laissant le choix au sommelier, celui-ci nous trouva un vin italien au nom qui fait peur : Caberlot 1995, car on redoute un de ces vins modernes qui se veulent internationaux. En fait le choix était fort bon, car même si la trame est simple, ce vin a une générosité, une spontanéité qui forcent le plaisir. Au moment des fromages, je croyais pouvoir revenir au Meursault, mais le palais était déjà conditionné et le Caberlot se comporta fort bien à ce moment particulier du repas.
Le dessert au chocolat est un pilier de cette institution. Dix-huit ans d’existence du plat avaient forcément donné au sommelier l’occasion de trouver l’accord parfait. Servi curieusement dans une flûte, un whisky pur malt Port Dhubh 21 ans de 43°(que j’ai vaguement pris au nez pour une grappa avant qu’on ne me souffle) crée effectivement un mariage précis. Mais j’explorerais volontiers sur ce beau dessert des vieux Maury qui exprimeraient plus de sensations que ce whisky. On oublie trop souvent les Maury qui finissent si délicieusement les repas sur des notes voluptueuses alors qu’ici on joue dans le plaisir sadomasochiste : whisky, fais moi mal. Ayant malencontreusement fait de l’humour sur l’innocuité de ce 43° nous nous retrouvâmes face à un Teaninish, pur malt de 27 ans titrant 64,3°. Ça c’est une boisson d’homme, avec ses chaînes et ses cuirs. Très beau whisky car la force alcoolique ne le simplifiait pas dans un message brutal. On avait un beau caractère non biaisé. Inutile de dire que nous n’étions plus dans les canons sarkoziens de la beauté.
L’Ambroisie est un restaurant à part. La décoration raffinée et la disposition des lieux donne l’impression que l’on dîne en un château privé. L’accueil attentif et personnalisé m’a fait ce soir une très positive impression alors qu’en une autre circonstance je m’étais senti bien ignoré. Il ne faut jamais juger les lieux une seule fois. Je me suis gentiment opposé – sans réussir – à cette manie d’enlever les verres quasi vides beaucoup trop rapidement de la table. C’est une règle de service à résolument changer. Sommeliers de tous les grands palais de la gastronomie, laissez les verres. Ces rapts me frustrent car le verre vide est un témoin de l’odeur qu’il faut encore consulter, même si l’on a changé de vin. Je suis content que le menu, choix judicieux d’un ami esthète, m’ait permis de profiter, de jouir de la généreuse et parfaite conception de la cuisine de Bernard Pacaud. Un grand moment de gastronomie.
Repas à domicile lundi, 29 mars 2004
Le Krug Grande Cuvée qui m’avait tant émerveillé, dont l’émotion est racontée dans le dernier bulletin, avait encore des bulles le lendemain. Un peu moins vivaces, mais le charme du champagne agissait toujours. Sur un mignon de porc à la crème et aux morilles fraîches, j’avais choisi Mouton Rothschild 1990.
Ouvert quelques heures avant et décanté pour être goûté à l’aveugle dans des verres Riedel, il offre un nez qui situe tout de suite le niveau : on sait qu’on se trouve dans l’excellence la plus pure. Une intensité invraisemblable, l’annonce d’une densité unique. Et en bouche, c’est le bonheur parfait de plénitude solidement ancrée. Il y a le fruit, il y a les tannins justement dosés qui font saliver de bonheur. Et là, on se demande : à quoi cela sert-il de consacrer son temps à expliquer les trésors cachés de vins ancestraux quand on a la possibilité de trouver des plaisirs immenses avec des vins jeunes aussi généreux ? Allais-je abandonner cette démarche de mise en valeur des rescapés de l’histoire. Mon ange gardien avait dû le sentir quand j’ai fureté en cave car il m’a dicté d’ouvrir une demie bouteille à laquelle je tiens, « Le Corton » Bouchard Père & Fils 1964. Ouvert en même temps que le Mouton et décanté comme lui pour cacher tout indice, j’hésitais à le servir. On pouvait craindre un des ces KO expéditifs dont Mike Tyson gratifiait ses adversaires et qui fascinaient les admirateurs dont j’étais, au temps où il promettait de devenir une des plus grandes légendes du noble art. Comme dans un roman policier je maintiens le suspense, mais, habile lecteur, vous connaissez déjà la suite.
La couleur trahissait un âge plus avancé que le Mouton, le nez avait cette étrangeté bourguignonne, ce charme redoutable de Rita Hayworth dans Salomé, et en bouche une cascade de plaisirs suggérés comme le dos cambré de l’odalisque au bain turc d’Ingres. C’est l’alcool qui apparaît en premier, puis des variations d’amertumes et de douceurs comme des moiteurs tropicales. Ce vin dérange mais ce vin séduit.Et ce qui est particulièrement rassurant, c’est qu’on n’a pas besoin de préférer l’un ou l’autre des deux vins. Nous avons pu sur un même plat passer du goût du Mouton, tout dans le fruit et la plénitude de son jeune âge au goût du Corton où l’alcool parle plus fort. Et les deux vins très différents se concevaient aussi bien. Fort curieusement, plus le temps passait, plus le goût du Mouton se rapprochait du goût du Corton, comme par fascination, le Mouton allant vers le Corton et pas l’inverse. Sur des gâteaux secs le Bourgogne continuait de briller quand le Mouton n’était plus à l’aise.
Ainsi, sur la perfection du Mouton 1990 l’espace d’un instant j’eus l’envie de me consacrer aux seuls vins jeunes. Le Corton me rappela à l’ordre de la plus belle façon. On aura compris que je n’avais pas vraiment l’intention de changer de cap et la complémentarité de ces vins que tout oppose m’a confirmé tout l’intérêt de cette recherche sur l’ensemble de la gamme des vins et des années.
Repas à domicile dimanche, 28 mars 2004
A domicile, le choix des vins est toujours un choix d’instinct. Les yeux circulent dans les rayonnages, scrutent les endroits cachés. Pourquoi telle bouteille retient l’attention ? Il y a toujours un travail subconscient que je laisse se développer. Je voudrais que jamais mes choix ne deviennent rationnels. Car alors toute poésie disparaîtrait. Ici c’est un Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1981 qui attire mon œil, puis une bouteille dissimulée, rangée dans une petite caisse de bois individuelle, un Krug Grande Cuvée que j’ai depuis fort longtemps.
A l’ouverture, le bouchon du Richebourg montre qu’il a pris des traces d’âge, très au dessus de ses vingt ans. Et on a comme souvent en haut du bouchon des traces de terre caractéristiques du Domaine de la Romanée Conti, comme si les vins voulaient rappeler de quel magique terroir ils sont issus. Au service, couleur très pâle et déjà tuilée. Le nez était fort agréable et expressif mais en bouche c’est comme si le vin avait été brûlé, cuit. Cela me rappelait le Haut-Brion 1981 bu récemment auquel j’avais trouvé les mêmes caractéristiques. Mais le vin ouvert tard allait éclore. Le goût de brûlé disparaissait et on plongeait dans la Bourgogne profonde, celle qui ne fait aucun pas pour vous séduire. A vous de la découvrir. J’aime ces réactions là. Je décante les vins exceptionnellement, car j’aime sentir les différences entre le haut et le bas de la bouteille. Etonnamment le fond de bouteille, le dernier quart, prit des allures de vin des années quarante, avec ce velouté et cette rondeur inimitables. Voilà un vin qui voulait vieillir plus vite pour rattraper ses aînés. Cela lui allait bien. Ce vin nous a tellement promenés dans des messages différents que je défierais quiconque de lui donner une note. Bien sûr en carafe on aurait eu un vin homogène. Mais si on mélange un arc-en-ciel, on n’obtient que du ciel gris. Je préfère avoir eu quelques instants fugaces de perfection.
A noter que le poulet était accompagné de salade avec des petits croûtons en cubes et de l’ail caramélisé. Le Richebourg contre toute attente flirtait plus avec la salade qu’avec la chair blanche. Il fallait bien sûr avoir la bouche vide pour profiter pleinement du vin, mais la mémoire de la salade trouvait un écho avec ce Richebourg diablement énigmatique.
Le Krug Grande Cuvée non millésimé pourrait être daté par des experts car il y avait dans la boîte en bois un petit livret intitulé « les lettres de mon champagne », récits de Krugistes. Comme les plus nombreux de ces textes et les plus récents dataient de 1989, on peut situer ce champagne vers 1985 / 1990. Le bouchon ratatiné le confirme. C’est certainement un des plus grands champagnes que j’ai eu l’occasion de boire. J’ai mentionné plus haut la notation des vins. Je lui donnerais volontiers les 100/100 Parker car il m’émeut plus que les Krug millésimés et plus que beaucoup de phares du champagne. Ce vin me parlait. Il me donnait des émotions extrêmes, de celles qui ne permettent pas de parler quand on boit. On a trop envie de ne rien perdre de cette immense émotion qui gagne. Alors on se tait l’espace de chaque gorgée, pour en saisir toute l’onctuosité, le travail vineux que le temps lui a apporté. Il y a une concentration de pur plaisir dans ce champagne que je n’hésite pas à qualifier d’immense. On peut atteindre des niveaux extrêmes, même sans millésimer. C’est le temps qui donne son petit coup de pouce, comme un pirouette : « je ne suis pas millésimé ! Regardez ce que je peux faire… ». Alors que la fraise est un des plus grands ennemis du vin, le Krug a parfaitement tenu le combat, émoustillé par ce rouge adversaire.
Un Myrat 1990 éblouissant, un Krug non millésimé parfait, un Nuits Saint Gorges au sommet de son art. Cela montre que les hiérarchies ne sont pas définitives. C’est particulièrement rassurant.
Déjeuner dans le Sud mardi, 23 mars 2004
Déjeuner au soleil par une des premières vraies chaudes journées de début d’avril sur la Méditerranée. Le Champagne Charles Heidsieck mise en cave 1996 chante sur des olives de Nice et du jambon. La fraîcheur du champagne excite le palais. Très belle entrée en matière.
Le Mas de Daumas Gassac rouge 2000 que j’ai mis en compétition amicale avec le Château de Pibarnon Bandol rouge 1997 donne lieu à de bien bizarres sensations. D’abord on aime le Gassac. Puis le Pibarnon parait plus complexe, plus achevé. Puis on goûte le Gassac et on ne comprend plus comment on a pu préférer Pibarnon. Puis on re-goûte Pibarnon qui parait plus charmant. Et on se demande ce qui se passe. Pourquoi est-on incapable de définir une préférence ? Il apparaît que Pibarnon est plus complexe, et bénéficie d’une mise en valeur du terroir plus affirmée, mais Daumas Gassac profite d’une technique très maîtrisée. Alors, qui est le meilleur ? Comme on est sur les terres du Pibarnon, mon coeur a penché ce jour là pour Pibarnon. Mais Daumas Gassac 2000 fut bien agréable et aurait sans doute gagné sur ses terres cette joute ludique. Quelle importance, quand on a de beaux vins comme ceux-là !
Je découvris ce même jour un vin de Nice, le Clot dou Baile appellation Bellet contrôlée à Nice 2000. C’est la plus petite appellation contrôlée française avec seulement neuf hectares. Beau nez pur, belle structure simple mais solide. Ce vin tient bien à tous les ensoleillements, et reste généreux et sans défaut tout au long de la dégustation. C’est le signe d’une bonne construction.
Le Rimauresq cru classé des Côtes de Provence 1991 qui apparut ensuite est pour moi un chouchou. C’est l’affirmation sans concession du beau Côtes de Provence, de grande astringence, d’âpreté même, mais d’un charme brutal parfait.
Le Muscat de Lunel #2001 est tout simplement ravissant. Typé à souhait, fumé, fort de fruits confits entêtants. Une séduction rare. Au chaud soleil de début de printemps, ces vins du Sud ont un charme inimitable quand on les boit près de chez eux.
Déjeuner à la Grande Cascade lundi, 22 mars 2004
Déjeuner à la Grande Cascade peu de jours après la déclaration du printemps. Les bourgeons explosent sous le soleil, les premières fleurs frêles colorent les humeurs. A travers les verrières de cet élégant restaurant, c’est la promesse de l’éclosion, du miracle de la nature. On ne peut pas voir la vie autrement qu’avec optimisme, d’autant que la cuisine est joyeuse et fort exacte, le service est impeccable et l’Hermitage rouge 1997 de Chave est un hymne à la joie. Quel grand vin. J’ai déjà dit que j’aime le Chave de cette année là car la puissance plus contenue fait ressortir la délicatesse du message. Que ce vin est bien fait ! Il combine l’élégance et l’expressivité à la perfection. La cuisine se fait aimablement familiale, attrape l’humeur du temps. On s’y sent comme d’habitude très bien.
Déjeuner au restaurant de l’hôtel Crillon vendredi, 12 mars 2004
Ça chauffe dans les hôtels : prenez le Bristol, le Crillon, le Cinq, le Meurice, le Plaza, j’en oublie et vous avez une force de frappe de restauration inventive et artistique redoutable. J’ai toujours eu un sentiment assez fort pour le restaurant de l’hôtel Crillon. La place de la Concorde est fascinante, et cette salle de restaurant est unique. Le vrai et le faux marbre s’entremêlent, prennent des couleurs de miel ou de mouette fatiguée et des angelots délurés rappellent plus les futilités bucoliques que les solidités gastronomiques. Ce lieu vit. L’équipe est manifestement motivée. On a pris du punch.
Comme au Meurice, on vise le sommet. David Biraud est un des sommeliers que je préfère, justement honoré d’un titre prestigieux. Je pourrais ne venir ici que pour lui, mais Jean François Piège va être l’objet de mon attention. J’ai choisi d’appeler l’artillerie lourde pour mettre sa cuisine en valeur puisque j’ai demandé à David d’ouvrir à 17 heures un Vega Sicilia Unico 1990, Ribeira del Duero qui titre 13°5. C’est la Rolls Royce de l’Espagne, le vin de tous les superlatifs. Beau moyen de juger l’envol de ce chef nouvellement aux commandes de ce prestigieux paquebot.
On apporte des petites baguettes à la française – enfin ! – avec un beurre truffé à se damner. Je me damne, car si la question de prendre un verre de blanc avant le Vega Sicilia avait pu se poser, elle ne se pose plus, car l’accord du vin avec le beurre truffé interdit d’aller chercher ailleurs. Le nez de ce vin est un coup de poing en pleine face. On a toute une générosité de soleil qui explose en pleine figure comme ce spot qu’usent les commissaires de police pour faire avouer le présumé coupable. Un nez magnifique, et en bouche une attaque époustouflante. Ce vin est plein, rond, et je le trouve extrêmement peu espagnol. Si la Rioja a un type, la Ribeira del Douero a une élégance à la française. Je me sens comme en Chateauneuf du Pape ou comme en Côte Rôtie. Le bois est présent et avec David nous avons digressé sur la qualité de ce bois qui apparaît dans toute sa pureté dans la lie que je boirai bien plus tard. Grand vin de puissance et de sérénité, et une rondeur majestueuse qui confirme avec bonheur la réputation de cette icône. Au début de ce paragraphe j’ai écrit « enfin », car je n’arrive pas à comprendre que les restaurants compliquent le choix des pains alors que c’est la simple baguette que j’aime, ce symbole si fort de notre french attitioude. Pourquoi faut-il que j’aille dans les cantines aux nappes en papier vichy pour avoir le pain que j’adore ?
Le capuccino de foie gras et écrevisse est une petite merveille de précision subtile. Il est urgent d’oublier le vin à cet instant. Une anecdote amusante. Les équipes goûtent les plats en cuisine. Ils le font avec des cuillers en inox. Le même plat présenté en salle avec une cuiller argentée perd de son goût et plonge même par instant dans l’impossible. Ce détail sera facilement corrigé.
Le blanc manger de truffe à l’œuf est un régal. Il y a de la subtilité et de la maîtrise d’exécution. Et c’est bon. Le vin supporte bien ce plat malgré l’œuf, car il a une puissance de conviction extrême. L’accord idéal va venir avec un pigeon remarquablement goûteux, farci au foie gras, dont la sauce aux olives est un bel excitant pour le vin. Plat de grande cuisine et vin époustouflant de jouissance. Ce vin donne l’impression d’être tellement simple. On dirait du vin ordinaire si je peux m’exprimer ainsi, car tout ce qu’on demande à un vin y est. C’est simple comme les Gymnopédies d’Erik Satie. Mais c’est aussi subtil qu’elles. On navigue à des niveaux du style de l’Hommage à Jacques Perrin de Beaucastel, de la Côte Rôtie la Mouline ou de La Tâche.
Une petite salade recouverte d’un chapeau de truffes a conclu ce pigeon avec délicatesse tant la salade était précise.
Dès qu’on aborde le terrain des desserts, il faut que le vin fasse une pause. L’ananas et son sorbet aux pommes sont un merveilleux dessert. On revient au vin pour en boire la lie, ce concentré de toutes les perfections du grand seigneur espagnol qui a un bois noble, un fruit épanoui, et une plénitude de belle faena. Il a droit à la récompense de deux oreilles, les mouchoirs blancs agités par tous les angelots des tribunes la réclament.
Le chef aussi a droit à cette récompense, car on sent tout le travail fait d’évocations, de discrétion, de goûts très purs sur un support technique de premier plan. La jeune garde des chefs de talent nous promet de vivre encore de bien grands moments. On reconnaît quelques apports à la Ducasse dans le chariot des infusions, le petit cadeau d’adieu d’une brioche. Un point sera à oublier très vite, c’est de planter le menu sur un mât. Comme dans le Trophée Jules Verne, on a de fortes chances de démâter. Plusieurs tempêtes sont passées dans la salle, dont une sur ma table.
Salle à manger typée, sommelier que j’apprécie, chef qui explore des voies plus que réussies. Le Crillon est un lieu de fête.