Archives de catégorie : dîners ou repas privés

VINS ET REPAS DIVERS mercredi, 10 mars 2004

Avec une indécente quantité d’un  caviar fort bon à gros grains et peu salé, Ruinart « R » non millésimé, que je situe vers 1989. L’accompagnement avec le caviar est idéal, car la bulle est bien agressive, bien pénétrante, sur un support à peine vineux justement adapté à cet œuf si typé.

Une banque d’investissement m’invite dans une salle à manger digne dont la fenêtre au premier étage ouvre sur la Place Vendôme que l’on domine entièrement. On se sent forcément important. Après un champagne que j’oublierai, un Puligny-Montrachet Olivier Leflaive 1997 dont je n’ai pas retenu le Clos. Le caractère gouleyant des Puligny est toujours bien agréable, contrastant joliment avec un nez métallique. Un Lynch Bages 1989 est un honneur que j’apprécie. Ce vin a un nez qui annonce toute la puissance qu’il est prêt à montrer. Animal, guerrier, il déborde de sa jeune énergie. En bouche un plaisir bien construit, car l’année 89 est maintenant en train de s’affirmer. On est en présence d’un grand vin, offrant de larges satisfactions. Peut-être un peu trop bon élève et pas assez canaille. L’âge le dévergondera sans doute.

 

Repas de famille dimanche, 7 mars 2004

Dans les dîners ou déjeuners que je fais en famille, je jouis assez intensément du moment privilégié de choisir les vins en cave. Je connais mon public puisqu’il s’agit des miens, et je m’amuse à créer le plus grand nombre de signifiants, justificatifs de l’ordonnance des agapes du jour.

un des plus grands bourgognes de ma vie. Quel est-il, ce 1923 ?

Ici on va nager dans une forêt de symboles tant l’événement est d’importance : le nombre des représentants de la plus jeune génération va s’augmenter de deux unités. L’art d’être grand père me passionne déjà et voilà que deux de mes trois enfants viennent de mettre en route la machine à développer la laïcité républicaine. Pas question de laisser passer l’événement. C’est l’occasion de laisser aller l’imagination et les sentiments.

Je choisis d’abord Krug Grande Cuvée qui doit être dans ma cave depuis une douzaine d’année. Un événement s’arrose avec Krug, jusque là, ça va. Je repère ensuite l’une des seules bouteilles que j’ai héritées de mon grand père. Il aimait le vin, mais n’était pas un collectionneur particulièrement passionné. Il agissait comme beaucoup de français : il va à la Foire de Paris et à un stand, un vigneron plus convaincant qu’un autre lui fait goûter un vin qui lui plait. Je force un peu le trait. J’avais gardé ces rares bouteilles comme des reliques. L’occasion était trop belle d’en ouvrir une quand ses arrière arrière petits enfants commencent à donner les premiers signes qu’ils vont exister. Le vin s’appelle Cuvée de la Perrière, appellation Côte du Rhône contrôlée 1972 L. Métairie-Pizay à Saint Jean d’Ardières (Rhône). Bon niveau. Je l’ouvre. Belle odeur. Nous verrons si ce vin à l’apparence clairette tient encore.

Que choisir ensuite. Choc visuel, je vois un Château La Providence Pomerol Grand Cru 1970. Voilà un beau symbole. Ces futurs enfants sont un cadeau de la providence. Ce vin s’impose. Je regarde l’étiquette, et je vois le nom du propriétaire : Dupuy & Cie propriétaire à Pomerol. Et ceci fait un petit coup de sonnette dans mon cerveau. Ce Dupuy me rappelle quelque chose. Pas ce délicieux propriétaire en Armagnac, qui est sans doute décédé depuis ma dernière visite fort ancienne, qui faisait un bon armagnac. Madré comme il était, j’étais à peu près sûr que dans les millésimes excellents qu’il me vendait il y avait quand même quelques gouttes de l’année annoncée. Non, pas ce Dupuis là, un Dupuy. Si vous avez encore le bulletin 22, vous y verrez la photo de cette énigmatique bouteille. La forme de la bouteille est bourguignonne, et le cul indique une année très ancienne, peut-être centenaire, confirmée par le poids extrême du verre. L’étiquette est une étiquette de négociant, comme on devait en vendre par paquets dans toutes les provinces françaises. Sur l’étiquette rien n’est marqué sauf : « 1923 ». La capsule est neutre mais très ancienne et d’un plomb épais. Et la collerette d’année porte l’indication « Dupuy & Co » (c’est différent de Dupuy & Cie) route de Saint-Émilion à Libourne. Cette bouteille de Bourgogne sans nom, d’un négociant de Libourne, m’avait intrigué. Deux raisons de l’ouvrir. D’abord c’est peut-être le même propriétaire que le château La Providence que je venais de choisir pour son nom, et ensuite cette bouteille n’a pas de nom d’appellation, ce qui est particulièrement approprié à ces deux promesses d’enfants qui n’ont pas encore de nom.

Un vin de l’arrière arrière grand père, un vin de la Providence, un vin sans nom, voilà des symboles qui me plaisent. J’y ajoute Climens 1966 Haut Barsac Premier Cru Héritiers H. Gounouilhou propriétaires où je trouveaussi deux symboles et nous voilà partis.

A l’ouverture le Pomerol et le soldat inconnu ont des odeurs satisfaisantes. Les niveaux sont exceptionnels et les couleurs bien saines. Nous allons voir.

Mes enfants arrivent et le Krug Grande Cuvée a un bouchon tellement rétréci que je le soupçonne d’avoir plus de 20 ans. Datons le de 1983, juste pour jalonner. Belle couleur dense et déjà discrètement foncée. En bouche, un équilibre magique. C’est pour moi plus grand que le Krug 1988 que j’ai bu souvent. Un champagne d’un invraisemblable équilibre et d’une longueur typée très rare. Un grand champagne.

Sur le foie gras, le Château La Providence 1970 m’étonne. Très merlot, très Pomerol, il a un équilibre et un charme qui surprend. Là où les Pomerol aiment à jouer de leur amertume on la retrouveici, mais avec panache. Une grande surprise. Un vraiment grand Pomerol.

Je tombe à la renverse au moment où je goûte le Bourgogne 1923. Là où mes convives ont noté 100/100 et 99/100 le Latricières Chambertin 1955 Pierre Bourée (voir bulletin 107), j’ai en face de moi un vin qui le dépasse de cent coudées. Même mes enfants qui ont adoré ce vin n’ont pas compris l’extase en laquelle je me trouvais. Ce vin immense, cent fois au dessus du Latricières m’a ému comme peut-être seulement dix vins l’ont fait dans ma vie. Je n’en revenais pas, la Terre s’arrêtait de tourner. Ce vin est un enchantement qui dépasse l’imaginable. Alors que d’habitude je suis extrêmement circonspect à l’aveugle, j’ai affirmé et j’en suis convaincu, qu’il s’agit d’un Chambertin, et d’un Chambertin parmi les plus grands. Ce Chambertin est une des plus belles bouteilles de ma vie, ayant tout, l’astringence du début, la rondeur qui s’installe en bouche, le velouté qui enivre, et cette longueur donnant une sensation de bonheur qui ne finit pas. Sur les 108 bulletins que j’ai écrits qui relatent près de 2000 bouteilles dont j’ai saisile message, je serais bien en peine d’en trouver quatre ou cinq de cette trempe là. L’espace d’un instant je fus « lou ravi » ou Saint François flottant dans les airs, tracté par des oiseaux.

Après cela, toute apparition allait être pauvre. Non. La Cuvée de la Perrière 1972, Côte du Rhône de mon grand père a fait plus que belle figure. Belle structure sous une couleur pâle, belle amertume et belle rondeur de bon aloi. Ce vin figurait bien, délivrait un beau message. L’amour filial l’a-t-il fait bien vieillir ? Pourquoi pas.

Le Climens 1966 est d’un or authentique. Les agrumes, les abricots et le coing rivalisent avec la mangue. Sur un discret crumble aux poires où le sucre sait se taire, un petit et long bijou. Une Bénédictine des années 30 a parachevé cet hommage précoce à ceux de ma descendance qui verront le 22ème siècle.

Dîner au Bistrot du Sommelier jeudi, 4 mars 2004

A 20 h précises mes convives sont là, juste quand j’avais fini d’ouvrir la Pétrus et mes apports. Comme il fallait s’y attendre, mon ami sommelier avait apporté aussi trois bouteilles. Philippe Faure Brac avait sans doute eu peur d’un avis de sécheresse ; il en ajouta une. Nous voilà installés à trois dans l’immanence sarkozienne de l’éthylomètre inéluctable.

Pour l’apéritif,deux vins d’Afrique du Sud. Le Meerlust Rubicon 1998 cabernet sauvignon, franc et merlot 13° a un joli nez. On sent la tentative de Bordeaux, mais on a un vin typique d’Afrique du Sud, fait d’une attaque assez consistante, d’une belle plénitude, d’une absence de caractère, et d’un total manque de longueur. Le De Toren Fusion Five 2001 Stellenbosch 14°5 fait de malbec petit verdot et des trois autres cépages déjà cités justifie que le nom soit fusion 5, assez rare dans le nouveau monde. Il a au moins un mérite, c’est que c’est le type de vins que je fuis. Qu’il ait son public m’indiffère, car si demain on met en compétition des Portos et des Sauternes, ça n’a pas de sens, l’alcool changeant les critères de compétition.

Merci à mon ami de m’avoir fait goûter ces deux vins, car ils montrèrent avec une magistrale évidence combien Pétrus 1979 est grand. J’avais demandé un cabillaud sur ce Pétrus. La chair fut un extraordinaire faire valoir. Si les circonstances de dégustation ont un sens, le fait d’avoir bu des vins courts et sans personnalité (je suis cruel mais il faut savoir dire non à ces vins excessifs) faisait briller ce Pétrus qui nous apparut d’une qualité extrême. Sophistication, belle complexité, charme, velouté, longueur, tout y était. Un magnifique Pétrus porteur de toutes les qualités. Ce n’est que dans la lie que j’ai retrouvé les caractéristiques de l’année un peu courte, alors que le vin paradait auparavant à un niveau de première grandeur. Grandissime Pétrus. Le vin de Philippe Faure Brac était Pichon Longueville 1953 Ets Gérin et Fils négociants. Objectivement ce vin a dû avoir un stockage un peu chaud. Mais quand on a intégré ce fait là, quel charme. L’ayant reçu à l’aveugle, mon ami le plaçait en Pauillac et en 1955. C’est remarquable tant la blessure de chaleur affectait les repères. Beau témoignage du bordelaisdont on accepte la souffrance.

Que ne pus-je filmer mes amis quand ils accueillirent mon Latricières Chambertin Pierre Bourrée 1955 ! Ils étaient tétanisés car aucun des deux, le sommelier qui a bu des dizaines de milliers de vins, et l’expert reconnu de champagne n’avaient jamais bu de plus grand vin. Largement au dessus de Pétrus, si cela a un sens, ce vin avait tout. Une personnalité rare, une agressivité de Liz Taylor sur un toit brûlant, ce vin était un petit miracle. Mes amis, des sommités du vin, n’arrêtaient pas de dire qu’ils n’avaient jamais rien bu de meilleur. Le test allait venir de Philippe. Nous pensions que Philippe, n’étant pas dans la chaleur communicative de notre extase, et se devant de passer de table en table pour entretenir ses clients, pourrait trouver simplement bon ce qui était du Einstein. Les yeux de Philippe Faure-Brac nous valurent un commentaire de son bras droit en fin de repas : « je ne l’ai jamais vu être enthousiasmé comme cela pour un vin apporté à table ». Nous avions, à ce moment précis, une des plus belles expressions de la Bourgogne, qui laisserait pantois bien des vins plus renommés.

Ce Latricières était mon cadeau, mais j’en avais un autre. Une bouteille très ancienne au cul très profond avec une boule caractéristique du 19ème siècle. Pas d’étiquette, pas de capsule, une belle couleur dorée. Ce devait être un Sauternes d’au moins 80 ans. Je l’avais choisi en me disant : à de vrais amateurs, l’absence d’étiquette importe peu. La couleur est belle. Ce sera grand.

Comme j’étais arrivé avant mes invités pour les ouvertures, l’odeur du Pétrus et l’odeur du Latricières me seyaient bien. Et voilà que j’ouvre et je sens cet énigmatique Sauternes. C’était un Rhum !!! Un Rhum très certainement de la Martinique et très probablement de 1890. Magique, unique, un Rhum qui est une leçon de choses, comme si Michel Ange revenait sur terre pour nous apprendre comment peindre un visage. L’abondance justifiait que je fasse profiter quelques tables de ce Rhum sublime.

Nous étions trois plus Philippe Faure-Brac en pointillé, et il fallait voter. Le vote le plus naturel était : Latricières, Pétrus, Rhum et Pichon. Il fut celui de mes convives. Je n’ai changé dans cet ordre que le Rhum que j’ai mis premier. Pourquoi ? Parce que Pétrus 79 est un vin qui se trouve, parce que ce Latricières est difficile à trouver, mais j’en ai, alors que ce Rhum centenaire si bon est unique. Je serais bien incapable d’en retrouver un de ce grandissime niveau. J’ai donc voté Rhum, Latricières, Pétrus et Pichon, tout en sachant que la vraie valeur vineuse fut le Latricières Chambertin.

Mon ami sommelier ayant de son coté pris des notes, il me parait extrêmement intéressant que vous puissiez profiter de sa version des choses. Cette double vision est une confrontation passionnante. A noter que mon ami a pris des notes à table quand je n’ai écrit le récit ci-dessus que de mémoire. Voici cette autre vision dont je n’ai rien changé :

Nous avons goûté 2 vins de référence sud-africains qui ont obtenu dans le guide John Platter 2004 les 5 étoiles tant recherchées localement « Outstanding ».Le Meerlust Rubicon dont les proportions de raisins dans l’Assemblage ne varient pas (70% cab sauvignon, 20% merlot et 10% cab. Franc)1998 est un excellent millésime, profond et puissant, ce vin fin de fruits noirs, de cassis, au nez de boîte à cigare est encore austère, ce vin sera à son apogée en 2008 ce qui est déjà une performance en soi, les vins de garde sont rares dans cette région du monde, excepté les grands vins blancs liquoreux comme le vin de Constance. De Toren Fusion V doit son nom aux cinq cépages de Bordeaux, un fait rare de cet assemblage unique ici, il n’y a pas d’autres vins de ce type en Afrique du Sud actuellement (57% cab sauvignon, 14% de malbec, 14% de merlot, 11% cab.franc et 4% de petit verdot). 2001 ce millésime est chaud,les fruits sont très présents et concentrés, le malbecapporte cette note suave et réglissée dans ce vin chaleureux, peut-être trop pour mes amis qui n’apprécient pas l’exubérance de ce vin aux notes de fruits noirs compotés et confiturés. Ce vin est équilibré, harmonieux, avec une finale très correcte.

2001 est très riche en alcool et les vins du Nouveau Monde, ne ressembleront jamais à nos Bordeaux, ils ont aussi leur propre identité, et c’est tout le plaisir de la différence !

Pétrus 1979 : ce vin nous a étonné. Beaucoup de fraîcheur et surtout une belle complexité aromatique qui tranche avec nos deux vins de mise en bouche sud-africains. Belle robe sombre, de l’opulence, du gras et du velouté, un vin avec une forte identité, nez de sous-bois humide, de truffe, et bien après le velouté du chocolat et de fruits noirs, le cassis et la prune, une finale droite soulignée par le tabac et une longueur en bouche extraordinaire. Le merlot parfait, sur un grand terroir. L’accord « mets-vins » est superbe, je te laisse le soin François d’en parler !

Pichon-longueville 1953 : ce vin offert par Philippe Faure-Brac est un concentré de matières et d’épices : déroutant. Dégusté à l’aveugle nous avons retrouvé l’origine de ce Bordeaux de Pauillac, mais en citant le millésime 55 : nul n’est parfait ! J’ai apprécié à sa valeur ce beau vin qui n’a malheureusement plus l’avenir devant lui. Son nez de vin fortifié, de porto trahissant un côté réduit qui n’a pas entamé mon plaisir de dégustateur. En bouche, tout est un concentré d’épices, vanille, clous de girofles, poivre : un Pauillac qui a du caractère et du fruit, le cabernet domine avec du cassis, de la myrtille et de la mûre.

Latricières- Chambertin 1955 Pierre Bourée. François nous a mis en langage populaire un grand « coup de pieds aux fesses ! » Comment peut on dénicher un vin pareil, d’une telle dimension. ? La magie a opéré, et je comprends mieux LE BONHEUR qui opère dans tes dîners d’exception. Un grand vin comme ce Bourgogne de 1955 mérite le respect, le silence !! Et, nous avons été terriblement émus par cette splendeur de la nature.Sans nous concerter avec Richard, nous osons dire: nous avons goûté « le vin parfait ».

Désolé François de trahir ta passion des grands vins,permets nous de noter et juger ce vin. Je lui donne 100 points/100. Je n’ai jamais bu un Bourgogne comme celui là avant. Richard Juhlin qui a une mémoire prodigieuse et redoutable dans la dégustation des champagnes, expert très respecté a lui donné une note de 99/100 !

Que dire de plus, que la sauce de cette canette servie « al dente », à base de jus d’orange avec une pointe de gingembre était d’un support incroyable à ce breuvage divin : orgasmique !Bref ce vin, c’estune expressionà la fois du fruit, de la terre, et d’une alchimie que je n’avais pas encore rencontrée. Un nez subtil,un boisé délicat, du musc, des épices, un fruit peut-être un peu confit. En bouche, un côté caressant, un velouté, une suavité savoureuse,mais aussi une grande fraîcheur minérale ! QUE DU BONHEUR

Nous avons aussi également apprécié un grand Rhum que j’évalue à un millésime de 1895, assurément plus de 100 ans, et dont la longueur en bouche est tout simplement incroyable, et d’une belle jeunesse !

Mon classement de mes vins dégustés dans cette soirée :

1 : Latricières-Chambertin 19552 Pétrus3 Rhum « Inconnu »

Voilà ce que dit cet ami. Intéressant de voir que les vins sont mieux définis, plus précis que dans les bulletinsque je vous adresse où l’on décrit plutôt les impressions gustatives. Mais ce qui est à remarquer c’est qu’au bout du compte on se retrouve sur le jugement final, sauf peut-être sur les vins étrangers qu’il accepte mieux.

Gagner un Pétrus en tombola, pour trouver l’extase sur un Latricières Chambertin ! Il y a des soirs, comme celui-là, où une mystérieuse alchimie fonctionne. Ces hasards, ces plaisirs infinis de l’amitié ne se produisent que si on les provoque. Merci Philippe, merci généreux ami de ce sens du partage.

 

Repas d’amis lundi, 1 mars 2004

Peu après, dîner en terrain ami quand par hasard seul un soir, je vais tromper un possible ennui. On m’accueille avec un Meursault  Génot Boulanger 1985 qui est assez intéressant. Il a le nez caractéristique de Meursault, et l’âge a enlevé toute forme de rudesse sans effacer les preuves de jeunesse. C’est fort agréable à boire, sans flamboyance, mais rassurant à souhait. J’avais apporté un vin pour faire plaisir et je crois avoir atteint mon but.

Le Côte Rôtie La Turque de Guigal 1993 est un vin passionnant. Il a la force, un nez qui en raconte, une couleur de forte densité, et il s’amuse à jouer sur de multiples terrains de jeu. Du bois, mais pas trop, du fruit, mais à deux niveaux, le fruit primaire et classique mais aussi le fruit de dessert. Ce qui me plait le plus, c’est ce robuste équilibre dans la production de saveurs de plaisir. On est bien avec ce vin là. Le vin rouge qu’avait prévu mon hôte allait provoquer une comparaison intéressante. Le Pommard Génot Boulanger 1985 est de couleur pâle de vieux rose, a un nez frêle et en bouche il a tout le charme délicatement féminin du Pommard. C’est en effet la combinaison de la séduction et du refus : l’âpreté dit non quand le gouleyant dit oui. Très féminin cette attitude là. Et on se plait à se demander lequel satisfait le mieux ? Car on a deux vins opposés. La merveilleuse structure puissante du Guigal et la frêle séduction du Pommard. Je ne trancherai pas car ça n’a pas de sens. L’un est infiniment plus racé que l’autre. Mais sur table, on se plait avec la générosité de l’un et l’énigme de l’autre. C’est cela qui pousse à explorer tous nos terroirs et à ne pas se contenter d’un type de vins.

Si j’avais dû choisir entre les deux vins, c’eût été bien vain car arrivait une bouteille que j’avais apportée qui allait rendre toute autre réflexion inutile : un Banyuls Grand Cru Domaines et Terroirs de France 1959. Quand on a ce vin dans son verre, la Terre s’arrête de tourner. On ne peut pas imaginer un plaisir gustatif plus grand. Pour le définir, je dirais : « c’est un vin qui fait parler ». On le sirote et les conversations deviennent chaleureuses comme lui. Je suppose que c’est un vin d’assemblage de vins de cette année. C’est diablement bon. Il y a à la fois du bois, d’un bois mâché comme un bâton de cannelle, il y a du fuit, d’un pruneau qui aurait mariné pendant des lustres, il y a surtout cette suavité invraisemblable qui emplit le palais. Je l’ai essayé sur une tarte à l’abricot qu’il domine et sur du chocolat à la noisette à qui il sourit. Mais sur un chocolat au café il est gigantesque car c’est le bois du vin qui colle au café pour une fusion magique. Il me semble que tous les médecins qui traitent les maladies de l’âme devraient commencer leur consultation en administrant un petit verre de ce Banyuls. L’avantage, c’est que les patients guériraient. L’inconvénient, c’est que cela sonnerait le glas de cette profession. Utiliser le Banyuls pour résoudre le déficit de l’Assurance Maladie me semble un programme qu’il faut imposer sans tarder. Cela me rappelle toutes ces liqueurs apéritives anciennes dont j’ai fait collection. A croire leurs étiquettes il suffirait de les boire pour guérir de tout. C’est un conseil à suivre sans modération.

 

 

Déjeuner dans une brasserie mercredi, 18 février 2004

Je vais maintenant raconter un repas en forçant un peu  le trait. C’est un déjeuner avec un ami où l’on va parler un peu de travail. Choix d’une brasserie au nom connu que je laisserai inconnu. Un voiturier est là. On demande s’il y a une table libre alors qu’à treize heures la moitié de la salle est vide et le restera. L’homme nous répond : »je vais demander ». On nous trouve une table. Ambiance assez agréable, voire chaleureuse. Une clientèle d’hommes d’affaires discute avec entrain. On attend.

Les tenues sont assez tristes, les airs sont vieillots, les attitudes de pension de famille. Une jeune fille est chargée de fonctions précises telle que le pain, les ronds de serviette et les miettes. Elle a un détachement que seul un ermite non zélote et philosophe pourrait avoir en fin de vie. On imagine volontiers que trois bombes atomiques successives éclatant dans la salle passeraient inaperçues. La quatrième sans doute réussirait à susciter un début de réaction de la part de ce sphinx marmoréen. Je souhaite faire ouvrir un vin avant de passer commande, ce qui trouble les habitudes. Je fais signaler que le nom du propriétaire n’est pas indiqué sur la carte pour le vin choisi ce qui étonne le maître d’hôtel. Cela me permettra de découvrir un bien joli vin d’un producteur qui m’est inconnu.

Nous discutons de ce que nous prendrions au menu, associé au vin. Hélas, ce que nous désirons n’est pas disponible. Or il ne s’agit pas d’un produit qui dépend des marées mais des achats.

Cette gentille maison qui semble s’être arrêtée à la restauration du temps de mes grands parents, avec l’intérêt d’un charme désuet, me montre à quel point les plus grands restaurants que je fréquente abondamment sont des mécaniques de précisions. C’est la haute couture opposée à la confection de couturière.

Mais dans cette maison pleine de bonne volonté et qui ne s’est pas remise en cause depuis cinquante ans, il y a malgré tout quelque chose de sympathique. Car quelle que soit la ringardise du lieu, c’est délicieusement « Frenchie ». C’est Maurice Chevalier et son canotier, c’est Jean Gabin dansant la java. C’est la France de la baguette et du béret. Alors, je l’ai jouée à fond. J’ai pris des sardines délicieuses et une joue de boeuf qui ne me fera pas oublier celle de l’Amphiclès de naguère mais qui a du corps. A peine trop cuite mais goûteuse dans une expression très honnête.

Le Charmes Chambertin Les Mazoyères Domaine Pierre Ponnelle 1996 a pris l’accent du lieu. Le nez est extrêmement agréable, bien prononcé. Et en bouche, c’est l’agression. Un vin sans concession, qui ne veut en aucun cas se présenter de façon flatteuse. Goût de métal, goût d’eau. Belle astringence. J’ai aimé ce brutal interlope. Et globalement j’ai apprécié cet endroit très France profonde. Pour s’amuser, deux petites anecdotes goguenardes. Le rond de serviette est pour moi un sujet d’émerveillement dans de nombreuses maisons. La façon dont le préposé cherche à le récupérer dès qu’on a extrait sa serviette ressemble à l’ouverture d’un magasin le premier jour des soldes. Il est prêt à fondre sur la proie qu’il lorgne. Ensuite, c’est le chariot à fromages. Cette pièce de menuiserie a dû coûter une fortune au propriétaire. Il a toutes les fonctions possibles. Mais si l’on densifie les tables, cet outil de prestige a des allures d’albatros sur des navires baudelairiens. Les quelques fromages tiendraient sur un plateau qui paraîtrait dense alors que dans ce meuble ils font chiches. Mais ce meuble fait partie des meubles. On n’en change donc pas. Alors c’est du Ari Vatanen du plus bel effet.

Je préférerai toujours ces lieux pleins d’imperfections aux chaînes forcément impersonnelles. A coté des très grands étoilés, je penche pour cette restauration traditionnelle dont j’accepte les petits défauts.

 

Déjeuner chez Ledoyen mardi, 17 février 2004

Déjeuner chez Ledoyen dans ce petit havre de paix au beau centre de Paris. Trop influencé par la resplendissante époque Lejeune, j’ai du mal à concevoir Ledoyen autrement qu’au rez-de-jardin. La salle de l’étage est belle bien sûr, mais je me sens plus dans une antichambre que dans le palais que ce site doit être. Propriétaires, gestionnaires du lieu, mettez votre grand chef là où il doit être : dans le site magique où les vrais festins doivent se faire. Le rez-de-chaussée de Ledoyen est le plus beau site de Paris, donc du monde. Il ne doit pas être réservé aux groupes ou manifestations. Il doit appartenir aux plus beaux repas de la capitale mondiale de la gastronomie. Gourmets du monde, nous devons défiler de Denfert à République pour imposer Ledoyen comme le site obligatoire de la gastronomie de la France d’en bas (ou de rez-de-chaussée si vous préférez). Il est hautement probable que peu de télévisions se déplaceraient pour couvrir ce soulèvement populaire. Défilons au moins sur ce bulletin pour dire et redire : le site le plus magique pour la gastronomie parisienne c’est ce rez-de-chaussée unique de Ledoyen.

Ayant l’obstination de répéter ce que je pense, il serait bien étonnant que je ne revienne pas sur ce qui est l’évidence : la gastronomie française a besoin du rez-de-chaussée de Ledoyen, du site de Laurent, du Bristol, de Lasserre, du Pré Catelan, de la Grande Cascade, de la Tour d’Argent, du Ritz, de Taillevent, de l’Ambroisie, du Grand Véfour, du Crillon, du Meurice……. Car c’est là que la cuisine de la France est inimitable, combinant les talents les plus purs et le charme de sites inoubliables.

Je retrouve toujours avec plaisir Alain Loiseau, ce si compétentsommelier auteur d’une carte de vins éblouissante. Eblouissante mais inabordable tant les vins sublimes de la cave sont valorisés au delà de tout. Si la clientèle existe, tant mieux. Elle fait apparaître wine-dinners comme une oeuvre de charité. Ce n’est pas sûr que je m’en réjouisse. Car il faut que les amoureux du vin puissent eux aussi aborder des trésors de l’histoire du vin.

Les petits amuse-bouche sont d’une élégance rare, mais au cas où l’on n’aurait pas compris que le chef est breton, on prend en pleine figure plus qu’une lame, un raz de marée. La crème à l’algue vous désarçonne. A coté, la gnole des Tontons Flingueurs fait figure de jus de pomme. Tout ce que la marée charrie de goémons vous décoiffe. Ça pue l’algue comme aucunétier ne saurait faire.

Bravo au chef Christian Le Squer d’avoir le courage de ses opinions, comme dans sa crème d’huître au caviar qui est du même esprit, sans concession aucune, la brutalité de l’huître devant apparaître sans que rien ne l’adoucisse. Il nous faut des chefs de cette brise là.

Mon hôte avait apporté un Chateauneuf du Pape « BARBE RAC » 1990 de Chapoutier qui titre 14°. Ce vin a l’odeur d’un vin âgé, montre qu’il a livré bien des batailles, mais il est bon. Plus il s’ouvre et plus le charme inimitable de cette région s’impose. Il est mûr, mature comme on dit pour faire smart, il a déjà la patine que donnerait un âge largement avancé, mais il a un charme fou. Il ne s’embarrasse pas de discours intellectuels. Il joue de ses biceps et de ses pectoraux. C’est l’idole des plages et il le mérite. Comme je le subodorais, sur une merveilleuse truffe en croûte, le vin prend immédiatement le parfum de la truffe. On a l’impression de boire un jus de truffe, un élixir de truffe. Et c’est tout le mérite et l’intelligence de ce vin qui s’adapte à son terrain, au meilleur terrain.

Le caneton est cuisiné. Il est élégant et virtuose mais s’oppose un peu au langage du vin : le miel, les agrumes ne sont pas les amis du vin. Mais le Chapoutier sait s’adapter comme les livreurs de pizzas qui slaloment dans les embarras parisiens. Là, on peut jouir d’un plat de haute gastronomie, et en même temps profiter d’une belle symbiose entre le plat et un élégant Chateauneuf du Pape. Comme je l’expliquais à mon hôte rien ne m’excite plus que de voir ces vins d’infanterie se montrer grands comme les plus grands. C’est ce qui donne un formidable espoir de voir briller tous les vins français, je le répète.

Le Chateauneuf est rond, galbé, délivre un message typé, expressif, simplifié pour se faire comprendre, mais sans aucune once de facilité. C’est magnifiquement plaisant. Et tant mieux.

Sur un dessert au chocolat, un verre de Maury Mas Amiel 1954. Il tarde à s’ouvrir mais quand il le fait, on a une image d’une subtilité extrême. On est loin du 1925 ouvert récemment qui est triomphal. On est là dans l’authentique, dans le discret et dans le beau. Pourquoi inventer de nouveaux Maury si celui-ci existe ?

Un joli cadre, même si je désire l’ancien, un chef à la personnalité affirmée qui affiche sa maîtrise et ses convictions, un Chapoutier qui jouxte la perfection, et un rappel historique d’un beau Maury du passé. Mon Dieu que Paris est joli.

 

Dîner de famille lundi, 16 février 2004

Je vais parler maintenant d’un dîner de discrimination positive, d’idéal républicain. On avait, voici peu, substitué à la France bleu, blanc, rouge la France black, blanc, beur. Ce soir je lui ai ajouté la France rouge, blanc, blanc liquoreux dans un brassage qualitatif qui ferait pâlir d’envie les accessions parallèles à Sciences Po.

On verra dans cette soirée, et ce n’est pas un jeu, que toutes les formes de vins ont le droit de s’exprimer, ce qui, par ricochet, est un hommage rendu au patient travail des sommeliers qui apportent jusque sur nos tables le fruit de nos sillons, dégorgés dans nos campagnes, ces méconnus des classements des guides qui valent bien des diplômés.

Le repas est en famille. On commence par un champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1997. Si je renouvelle l’essai de ce champagne c’est pour deux raisons. La première est que j’en ai beaucoup et les bouchons trop courts de ces champagnes se resserrent, ce qui me fait craindre des malheurs si on ne les boit pas. La seconde est que j’aime beaucoup ce champagne simple, bien sec, peu dosé et très expressif. Un beau champagne facilement agréable. Lorsque je le fais suivre par un Charles Heidsieck millésimé 1985, expérience que j’avais déjà tentée, je dois goûter deux fois car je suis surpris : je préfère presque le premier. Bien sûr le 1985 est plus structuré, plus dense. Mais le champagne plus simple a plus de charme. Structure chez l’un, charme chez l’autre. Je ne fus pas le seul à penser ainsi car longtemps après, dans le calme des discussions d’après repas, ma fille plaça le non millésimé en deuxième dans son tiercé, adoubant le plus simple des champagnes. L’ascenseur social était en marche. Il allait récidiver de spectaculaire façon. Sur deux foies gras, l’un mi-cuit l’autre plus travaillé et fumé je choisis un vin dont la provenance ne m’a laissé aucun souvenir. Il n’a même pas de nom, car sur l’étiquette il y a simplement marqué : « appellation Bergerac Sec contrôlée« . Pas de titre donc, si ce n’est celui de l’appellation. En dessous figure la mention « Sauvignon Blanc », et en caractères quasi illisibles, Pouillac Maxime avec la commune de Dordogne. Pas de millésime. Je pense l’avoir depuis plus de dix ans ce qui mettrait ce vin autour de 1985. Appelons le : Bergerac sec blanc Maxime Pouillac #1985. Une couleur dont la carafe en cristal accentue le doré, un nez de discret liquoreux ce qui trouble mes convives qui attendent un vin doux, et en bouche un vin blanc sec d’une structure particulièrement bien faite. Largement plus beau que ce que j’aurais imaginé, bien fruité allant même jusqu’à l’élégance. Mais surtout, un accord exceptionnellement juste avec les deux foies gras. Ce vin ne s’impose pas, il met en valeur. C’est le Jean Nohain ou le Michel Drucker du vin. En fait on s’aperçoit qu’un vin blanc sec au message simplifié comme ce Bergerac accompagne les foies gras largement mieux qu’un liquoreux. Voilà une belle leçon de gastronomie donnée par un modeste vin ici brillant comme sans doute jamais.

Sur une fondante et goûteuse pièce de boeuf le Haut-Brion 1981 apparaît identique au récent essai que j’en avais fait. Il sent le bois, ce bois de navire de haute mer buriné par le sel et brûlé par la poudre des canons des corsaires. Ce bois a travaillé sur les océans dans des courses lointaines. Il sent l’éclat des sabres d’abordage et le rhum répandu sur le ventre des filles faciles après d’intenses flibusteries.

Mais ce Haut-Brion est comme le boxeur qui ne frappe que d’un bras, comme le stentor qui déclame en sourdine. Il souffre de ne pas vouloir se montrer. On sent tout le potentiel de Haut-Brion, cette structure inimitable mais enrouée. On a un grand Bordeaux sur béquilles. Ce qui par contrecoup met en valeur le roturier, lutte des classes oblige. Le Chambolle Musigny Nicolas 1967 n’est pas un vin de domaine : sur le bouchon est écrit « mis en bouteilles dans la région ». Cette bouteille figure dans ma cave depuis plus de 20 ans, car Nicolas a constitué la première source de constitution de ma cave. Ce vin est beau. Bu à l’aveugle, il a conduit chaque convive à se tromper de deux décennies tant il est jeune de couleur et de goût. Belle acidité, et belle trame généreuse d’un vin simple de grande séduction. Magnifique sur la viande et étonnamment brillant sur un Brie, quasi magique dans son accompagnement. Tout le monde a aimé ce vin de charme.

Mon cordon bleu de femme avait composé une crème au chocolat dont elle a le secret, d’une finesse extrême. Je l’ai mise entre les mains d’un Maury Domaine de la Coume du Roy 1925. Quel talent ! Ce vin a un charme inimitable. C’est infiniment plus léger qu’un Porto, mais la présence aromatique est quasi infinie. On nage dans la confiture de pommes et de coings, dans les pâtes de fruits les plus voluptueuses. Ce vin chante le soleil et propage une bonne humeur comme la plus efficace des médecines. Sans doute l’un des Maury les plus fins que j’aie jamais bus.

Ma femme qui ne boit jamais sauf de temps à autre des liquoreux a pu tremper ses lèvres dans plusieurs Yquem dont 1893 ou 1921. Elle a trouvé que ce Maury est sans doute le plus agréable de tous les liquoreux, par cette joie facile si simplement exposée.

Ce choix de vins est l’un des plus gratifiants pour moi. Il montre que tous les vins ont le droit de s’exprimer, de quelque origine sociale qu’ils soient, à condition qu’ils aient quelque chose à dire. Des petits vins de mélange arrivent à trouver un bel équilibre au bon moment. Et le Maury rappelle le travail heureux des ans. J’aime faire plaisir avec des étiquettes qui sont des institutions reconnues. Mais j’aime aussi quand d’obscurs et sans grade vignerons viennent prouver que dans nos provinces on a su faire ce qu’il faut.

L’ascenseur social jouait à fond ce soir. C’est bien. Il montre aussi qu’aucune province française n’aura à craindre la concurrence étrangère si l’on sait produire de l’authentique, du sincère.

Mon classement personnel fut en un l’exceptionnel Maury 1925, en deux le Chambolle-Musigny 1967 et en trois le Bergerac sec daté vers 1985. Un dîner comme je les aime.

 

Dîner de la Saint-Valentin à domicile samedi, 14 février 2004

Dîner de laSaint-Valentin. Pour une fois ce n’est pas au restaurant, car la jeune génération a eu l’heureuse idée de s’inviter. Il faut ouvrir des vins spéciaux. Dans une rangée de champagnes de 1937, je prélève une bouteille non millésimée qui a presque toutes les mentions identiques à celles des 1937 sauf un petit libellé. La bouteille est plus vieille que les 1937. Le laçage très particulier du muselet par un fil double est identique. Il s’agit d’un Mumm Cordon Rouge que je situe vers 1945 dont le bouchon parait plus vieux mais le goût fait très années 40 / 50.

Une belle couleur dorée, une bulle bien intense et un nez de fruits bruns, de coing ou de prune. En bouche cette saveur inimitable des champagnes anciens qui se sont « cognassisés » sans devenir madérisés. Si on admet qu’un champagne puisse évoluer loin de ses goûts initiaux, comme on l’admet d’un Sauternes, on a là l’archétype du goût séducteur d’un très grand champagne.

Nous allions poursuivre les énigmes avec un Saumur 1959 sec de l’Anjou Viticole négociant en Maine & Loire. Couleur d’un beau cuivre, nez très citronné, difficile à trouver à l’aveugle. Incroyablement expressif et charpenté il s’inscrit dans une classe très au dessus de son origine. Si jeune qu’à l’aveugle, les jeunes palais qui avaient tenté le choix de la Loire optaient pour 1997 ! Une palette aromatique et une persistance rare.

Je n’ai pas voulu que Pétrus 1974 apparaisse à l’aveugle. Très étonnamment au dessus de ce que devrait donner 1974 il m’a étonné par son accessibilité. Après le Ausone 1975 récent si discret et énigmatique, on avait là un vin de grande charpente, de belle concentration et d’une élégance extrême. Un grand vin.

L’Hermitage La Chapelle 1987 Paul Jaboulet Ainé qui suivait a bénéficié de l’effet d’entraînement. Quand un joueur de tennis est opposé à un bon joueur, il élève son niveau de jeu. Il en fut de même de cet Hermitage qui a surpassé des Chapelle d’années mieux notées.

Etait-ce le Valentine’s paradox qui rendait les vins meilleurs que ce que j’attendais ? J’en suis persuadé.

 

Déjeuner au restaurant Lucas Carton samedi, 24 janvier 2004

Déjeuner au restaurant Lucas Carton. Quel plaisir de se retrouver dans ce temple de l’intelligence gastronomique. La carte a toujours cette association des plats avec un vin exprimé en majeure. C’est le talent d’Alain Senderens de créer un accord juste qui pour quelques infimes détails pourrait changer la parfaite osmose, ce qui sépare le génie du talent car c’est comme accorder un piano : il y a une note juste et toute autre note est fausse.

Ici le plat a un dosage juste qui transcende l’accord. Je suis d’humeur à prendre un vin qui est un symbole, et lui ajuster le plat. Mon idée est de faire ouvrir Château de Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1990. Parce que c’est en ces lieux que j’ai « travaillé » sur les saveurs avec Jean-Pierre Perrin, et parce que j’aime cet immense vin. La tourte au gibier s’impose. Pour l’entrée, j’ai envie d’essayer le rouget qui fut à une époque mon poisson fétiche mais que j’essayais moins car son acceptation des vins rares est plus limitée que celle d’autres poissons plus complices.

Nous profitons de beaux amuse-bouche, une asperge au caviar avec une crème onctueuse, et une coquille Saint-Jacques crue merveilleusement traitée. Pour le rouget, le Beaucastel blanc 2001 s’impose, pour qu’il prépare la bouche à l’arrivée de son prodigieux aîné rouge. Ce vin blanc ressemble à ces totems sculptés à coups de serpe. C’est brut, viril, simplifié. On sait que ce blanc est du Rhône, d’un Rhône qui charrie des galets et lamine tout sur son passage. Lourdement boisé, d’un tison de feu de la Saint Jean il a une puissance de conviction énorme. Le nez est généreux, la première gorgée est pesante, puis le vin s’habitue au plat, se domestique et devient séducteur. On est loin de certaines subtilités bourguignonnes, mais on est bien, bercé par des goûts francs de bon aloi. Ce vin pourrait attaquer bien des viandes et les apprivoiser.

Le Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1990 est une institution et je voulais la situer par rapport à d’autres grands repères, les Hermitage de Chave, les Mouline et autres Landonne, et les Henri Jayer, mes chouchous.

Un nez d’une expression vineuse quasi insolente. Ce vin de 1990 bu à presque 14 ans parait sorti de cuve. Il est un Etna qui crache le bois et surtout expectore le fruit. Au début de la dégustation, le vin ne s’est pas ébroué. C’est une puissante esquisse d’un message que l’on sent intense. Puis on s’amuse à le voir s’animer, à sortir toutes les facettes de son talent. Il est peu de dire qu’il est déroutant, car ce vin nous emmène dans tous les lieux pervers. C’est Satan qui conduit le bal, un bal interlope où l’on bouscule toutes les traditions oenologiques. C’est vineux, c’est boisé, c’est puissant, cela a un fruit de gamin mais une trame splendide. Le vin surprenant de plaisir. Cela n’a évidemment pas de sens de comparer. Qui est plus coloriste, Van Gogh, Warhol ou Basquiat ? Ça n’a pas de signification de juger. Mais ce vin est fortement enraciné dans son Rhône, plus brutal que les Mouline et Hermitage, diablement dense et fruité. Petit cadeau qu’il ne faut jamais négliger, je demande toujours au sommelier qu’on m’apporte la bouteille. Car au fond il y avait la lie, bien lourde et étonnamment abondante pour un vin de cet âge. Mais c’est le meilleur que j’aurais manqué si je ne l’avais pas demandé : suprême condensation des arômes les plus forts, où se trouve la vraie personnalité du vin. Ici un infini rayon de soleil de cette belle parcelle d’excellence. Au mépris des orthodoxies associatives le vin si fort a ensuite magnifiquement accompagné les desserts et mignardises car certains de ses cépages feraient volontiers un vin de dessert s’ils étaient traités autrement. Avec un tel fruit, on peut tout se permettre.

J’ai pu bavarder avec Alain Senderens qui prépare sa nouvelle carte. Il est aussi joyeux en parlant des prochaines surprises qu’un jeune apprenti qui aurait réussi sa première recette. A son niveau on ne crée bien que si l’on a la foi de la jeunesse. Belle leçon de création et d’amour.

Voici deux chefs réunis dans ce bulletin qui partagent une immense jeunesse et un prodigieux talent. Rappelons l’apophtegme d’un homme au nom bien peu vineux : « Boileau ». Il disait : « cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, polissez le sans cesse et le repolissez ». C’est à ce prix que nos grandes tables françaises sont merveilleuses. La recherche de l’excellence est la clef de tout. Deux brillantes démonstrations, sur des vins qu’ils ont le talent d’honorer.

 

Repas de famille mardi, 13 janvier 2004

On a parfois envie de fêter un événement, juste comme ça. On choisit alors de quoi se faire plaisir, simplement.  Les repas inopinés que l’on décide au dernier moment m’excitent toujours beaucoup. Le champagne Charles Heidsieck 1985 est un excellent champagne. Sa couleur devient plus profonde, il a pris une belle maturité qui densifie sa personnalité. Il ne faut pas chercher une typicité affirmée mais au contraire une belle rondeur de beau champagne bien fait. Sur une soupe aux lentilles et au foie gras, plat populaire mais populaire chic, il crée de belles excitations gustatives. Le Château Lafleur Pétrus 1969 serait incapable de cacher une seule seconde qu’il est Pomerol tant cela transpire. Très affirmé, légèrement torréfié, avec des tannins puissants, il montre que 1969 n’est pas encore à ranger au vestiaire. Il y a cette fois-ci de belles évocations de 1955. Le lapin à la moutarde n’est pas forcément le territoire de chasse des Pomerols, mais le vin a pu tirer quelques belles cartouches. Sur un crumble aux pommes traité « façon pommes » avec grande délicatesse, un château d’Yquem 1979 a montré une brillance plutôt exceptionnelle. Belle couleur qui commence à sentir le soleil. Un nez quasi inexistant, mais en bouche une densité qui n’appartient qu’à Yquem. Plombant la langue, il s’affirme, prend possession de la personnalité. Il n’est plus question de penser à autre chose, car il vous envoûte. Les saveurs de pâtes de fruit, de fruits confits, d’agrumes, si caractéristiques des Sauternes denses se retrouvent là. J’ai même eu des évocations de pamplemousse rose qui le rendaient sec (ce que j’adore), l’espace d’un instant. Ce qui m’a le plus impressionné, c’est qu’on puisse trouver autant de plaisir avec un Sauternes qui n’est pas encore âgé. On explore alors de nouvelles pistes intéressantes. Ce vin se boit ensuite sans plat, comme un alcool dont on cherche à chaque gorgée le nouveau message envoyé par un liquide si loquace.

En reprenant maintenant ce bulletin et en ne regardant que ce qui est écrit en rouge, on constate l’extrême variété des régions et des niveaux explorés. C’est cela qui est passionnant. Et vraiment, est-ce qu’on ne parle ici que de vieux vins ?