Archives de catégorie : dîners ou repas privés

Dîner qui a suivi la visite à la Romanée Conti lundi, 13 octobre 2003

Je quitte ces deux domaines, ravi d’avoir touché de près le rêve et la perfection. Comme on m’avait proposé de garder des flacons, pour que les fonds de bouteilles égayent mon dîner, j’appelle au plus vite un ami à partager ces merveilles. Et ce soir là, caprice du vin, les surprises sont au rendez-vous.

D’abord les vins sont très nettement meilleurs. Ils ont pris de l’oxygène, ce qui leur a fait du bien, et n’ont pas souffert du voyage. Le Richebourg 1965 est complètement transformé. Il est devenu accompli, brillant, et a gagné une longueur extrême. On l’a ressuscité alors que le 1964, qui avait brillé au déjeuner avait sans doute estimé qu’il en avait suffisamment montré. La Romanée Conti 1975 avait perdu toutes ses petites faiblesses et l’on comprenait vraiment tout ce qui fait le charme de ce vin. Avec mon ami, nous nous faisions la remarque qu’il s’agit d’une des plus belles bouteilles de la Romanée Conti que nous ayons bues. Comment après cela se fier aux hiérarchies écrites dans les livres ? Le Grands Echézeaux 1948 brillait encore mais légèrement moins, tout en confirmant l’extrême complexité de ces magiques vins anciens. On s’amusa à classer les vins, le 1948 étant en tête, ex aequo avec le 1965. Le 1975 venait ensuite puis le 1964, alors qu’à midi, j’aurais classé 1948, 1964, 1975, 1965. Bienheureuxles dégustateurs qui peuvent donner des jugements péremptoires et définitifs.

J’ai ouvert au cours de ce même dîner une bouteille de Rausan Ségla 1924 du même lot que la bouteille bue quelques jours plus tôt (voir ci-dessus). Elle apparut brillante, sans trace de blessure, et trouvait toute sa place à coté des vins du Domaine.

Pour finir ce dîner où les vins du midi étaient devenus nettement plus brillants, je voulais porter un toast en hommage à mes hôtes du Domaine. Ce fut avec une Fine Bourgogne du Domaine de la Romanée Conti 1979, sensuel alcool qui mettait un point final à une journée de rêve absolu.

 

 

dîner impromptu et rangements de cave vendredi, 10 octobre 2003

A l’occasion d’un dîner impromptu je dégustai à l’aveugle un Corbières 1999 Château d’Auzines que j’ai largement surestimé. J’étais en train de rêver à je ne sais quel premier cru. Peu importe que je me trompe puisqu’il le mérite. Mais il fut confronté à Lafite Rothschild 1983 et j’ai mesuré l’évidente différence. Je ne regrette pas d’avoir succombé au charme d’un Corbières bien fait.

Ce qui justifie l’anecdote, c’est un phénomène assez troublant : ayant devant moi les deux vins, j’ai essayé de me souvenir pourquoi j’avais tant estimé le Corbières. Et après avoir eu en bouche le Lafite, j’étais incapable de retrouver les sensations initiales. Même en me concentrant, en essayant de ne voir que le positif, je ne retrouvais rien du charme qui avait justifié ma flamme. Le vin restait bon, mais n’avait plus cette étincelle que je lui avais trouvée. Intéressant de voir comme le goût devient influencé soit par la proximité d’un autre vin, soit par la connaissance de son origine. C’est une expérience à refaire, pour analyser cette transformation du goût subjectif.

Continuant les rangements de cave avec des bras forts et secourables, j’ouvre à la pause du midi un Haut-Brion rouge 1974. Quel étonnement. Il ne faut plus jamais dire que 1974 est une petite année ! Ce vin inspiré avait un nez dense, une expression de beau Haut-Brion, et respirait à plein poumon son envie de briller. Bien sûr, en dégustation comparative en verticale, il serait classé dans le troisième quartile au sein de millésimes traditionnels, mais là, sur une petite pause de travailleurs, ce fut un vin de réel bonheur.

Parmi les vins ayant souffert que j’ouvre pour ne pas les jeter, un Rausan Ségla 1924 à niveau bas. Un nez magnifique de porto, de caramel de vin. En bouche, sous les blessures évidentes, de jolies évocations de saveurs soyeuses. C’est difficile à boire longtemps, mais on lit avec émotion le dernier cri de la bête blessée. Le vin central du repas est un Pichon Longueville 1970. Ce qui frappe immédiatement, c’est son caractère intemporel. Il a atteint un équilibre assumé. Il respire la sérénité. Belle longueur, belle rondeur, jolie appropriation des papilles. La deuxième caractéristique, c’est qu’on serait bien en peine de lui donner une région dans le bordelais. L’équilibre atteint est celui des vins accomplis, et dans ce cas, toute aspérité ou tout type disparaît. C’est un androgyne complet. Un vin bien agréable à la technique parfaite.

 

 

Dîner chez Laurent jeudi, 9 octobre 2003

Dîner, dîner encore chez Laurent, délicieuse gentilhommière aux toiles Belle Epoque du meilleur effet. Tables spacieuses, service attentif, cela appelle évidemment un Meursault Perrières Coche Dury 2000.

La belle définition du Meursault sauvage. C’est Attila chevauchant sur les pentes de notre gosier. Une crème aux oursins très parfumée arrive cependant à dompter le Hun, alors que sur des coquilles Saint-Jacques crues délicatement et naturellement sucrées, le Meursault fait l’étalage de sa perfection. Le nez est brillant, la structure est dense, et on a des myriades de variations sur tous les thèmes d’épices, d’agrumes et de fruits frais. Talent et maîtrise de Coche-Dury. Le pigeon est très académique, ce qui me convient et sa chair savoureuse forme un beau mariage avec le Vosne Romanée Cros Parentoux Henri Jayer 1995. Quand on boit ce vin, on boit la légende, l’histoire d’un vigneron qui aura marqué de son talent la Bourgogne et le Cros Parentoux notamment. Ce qui frappe, c’est qu’on puisse faire vivre dans la même gorgée une grande puissance avec une rare élégance et une finesse délicieuse. Un vin qui démontre que la Bourgogne peut atteindre des subtilités extrêmes.

Comme ce dîner fêtait un événement, Philippe Bourguignon décida d’y ajouter un Gruaud Larose 1921 bu à l’aveugle. Grande homogénéité des votes sur l’année puisqu’il n’y avait pas plus de 60 ans d’écart entre les réponses extrêmes ! Ma réponse fut la plus proche mais je me trompai de décennie, car ce vin gardé dans la même cave depuis des lustres a une jeunesse rare. Belle acidité, signe de longévité. Ce vin, comme une fleur qui éclot, s’est épanoui tout au long de sa dégustation, montrant une rare finesse et un bel accomplissement. Deux vins rouges que tout oppose, la région et l’âge, se sont réunis pour offrir des plaisirs pleins, montrant que le monde du vin est captivant dès que l’on côtoie la perfection du travail bien fait. Les trois vins de ce dîner sont d’une certaine manière la définition du repas idéal.

On retrouvera aussi Philippe Bourguignon dans un prochain numéro où je raconte l’invraisemblable dégustation de vins de légende comme un Montrachet 1864 ou un Meursault 1846. L’émotion d’une vie !

 

 

Dîner au Bristol mardi, 7 octobre 2003

Dîner au Bristol, dans cette salle à manger lambrissée, une des plus belles, délicate boîte à bonbons de pur luxe. Sur des langoustines d’exquise saveur, un Laville Haut-Brion 1995 impressionnant. Un nez affirmé aux larges tonalités, et un goût extrêmement complet. Il a beaucoup des caractéristiques des plus complexes Bordeaux blancs. Ce vin est noble, riche, intelligent. C’est le gendre idéal.

La poularde en vessie, traitée de façon très orthodoxe pourrait se marier avec un nombre incalculable de vins. Celui de ce soir est un grand vin. Le Clos de Vougeot Méo Camuzet 1999 est encore jeune, mais il a de la conversation. Il combine de très élégante façon l’opulence et la légèreté. Aucun compromis au modernisme. C’est de l’authentique. Ce vin va s’améliorer, mais il est déjà bien beau. Très subtil.  Nous avions mal apprécié la soif de l’instant, aussi fallait-il une demie bouteille pour finir. Je choisis un Volnay 1er Cru Hubert de Montille 1996. Quelle erreur ! Ce vin, tout en légèreté et fluidité est imbuvable après le puissant Clos de Vougeot. Son charme aurait mieux agi s’il avait été bu avant le Méo.

Un dîner impromptu lundi, 6 octobre 2003

Un dîner impromptu pour lequel j’ai envie de faire des essais. J’ouvre simultanément trois vins que tout oppose, justement pour passionner la confrontation. Le Chassagne Montrachet Les Embrazées 1er Cru Bernard Morey 1991 me surprend assez. Car après les vins nettement plus charpentés que j’ai bus récemment, c’est un joli rayon de soleil de grâce légère.

La structure est discrète, alors que le fruit généreux flatte la bouche. Sur des huîtres iodées et salées il réagit bien à cause de cette légèreté, sur un bar en papillote il est agréablement à l’aise et même sur un camembert il s’adapte intelligemment. Le Vin Jaune Château Chalon Nicolas 1953 n’est sans doute pas aussi pétulant que des Château Chalon plus anciens bus récemment. Sur les huîtres, impossible de le boire. Sur un Comté de 18 mois relativement peu typé, ça ne va pas si bien que cela, alors qu’un Comté de 36 mois d’une densité de plomb propulse ce vin à une hauteur inégalable. Cet accord classique est certainement un des plus forts pour montrer à quel point un vin peut changer de niveau d’une façon surréaliste si on lui offre l’exact goût d’accompagnement.

Le Maury Mas Amiel Vintage Cuvée Charles Dupuy 1998 titre 16,5°. C’est une bombe de fruits rouges et noirs. Si l’on rêvait d’un monde de gentillesse et de tendresse, je me vois bien kamikaze d’un jour, la voiture bondée de Cuvée Charles Dupuy pour aller faire exploser cette cargaison et répandre autour de moi ces arômes de bonheur. Sur le Comté, impossible d’essayer ce vin. Sur un roquefort bien gras, le Mas Amiel s’excite, renvoyant des messages de fruit pour envelopper le fromage de sa texture de charme. Un crumble aux pommes produit un effet amusant sur le vin : il l’inhibe, le déshabille et en fait un vin sec et fermé. Du chocolat arrive à point pour faire revivre ce Maury d’insolent plaisir.

A l’occasion d’autres rangements en cave, j’exhume parmi des bouteilles blessées un Corton 1938 sans nom de producteur lisible et un Arbois 1933 de la réserve du restaurant de la Reine Pédauque. Ces vins ne renaîtront pas, alors qu’un Carbonnieux 1928 rouge, quoique blessé, a délivré un message qui rappelait combien il fut grand. Ce vin est une des plus belles réussites de 1928. On sentait sous un voile de fatigue ce qu’il avait été. Pour compenser cette blessure, j’ouvris une belle bouteille, de bon niveau, Haut-Brion 1964, Graves très caractéristique, et confirmant que l’année 1964 est solide, trapue, peu flamboyante, mais suffisamment chaleureuse. Un Bonnes-Mares 1976 de Gérard Pavier m’a fait une très bonne impression, car l’année 1976, celle de la sécheresse à laquelle on se réfère pour l’opposer à 2003, année de la canicule, n’avait pas donné des vins si brillants que cela. Apparemment ce Bonnes-Mares faisait exception. Il a glissé sur un tendre gigot de fort intelligente façon.

 

 

Dîner impromptu samedi, 4 octobre 2003

A l’occasion d’un dîner impromptu j’ouvre le Clos du Marquis Saint Julien 1995 et Château La Lagune 1979. Ce qui est intéressant, c’est l’opposition des styles, et la réflexion que cela entraîne sur le moment où l’on doit boire un vin. Le plus jeune à l’ouverture offre un nez juteux, gambadant, alors que le plus vieux montre des signes de sa maturité. Il s’économise un peu. Je me demande donc si le premier ne va pas effacer le second par sa belle jeunesse. Sur des langoustines flambées au pastis, le Clos du Marquis chante, s’exprime élégamment et montre une belle structure. Mais lorsque La Lagune arrive, une fois qu’on a compris que ce vin est dans une phase plus mûre de son existence, on profite d’une subtilité rare, d’une race certaine, qui procure un plaisir extrêmement cultivé. L’un est un cheval sauvage, l’autre est la conversation au salon de Madame du Deffand, avec ce raffinement acidulé. Deux images du vin, quand il est dans le fruit, bouillonnant sujet, ou quand il se civilise. Ce La Lagune, d’une année austère, montre une subtilité de grand niveau. Je ne prêche pas trop pour les fromages et le vin rouge, mais il y a eu de belles occasions de faire briller cet encore jeune La Lagune.

Dîner au restaurant Hiramatsu jeudi, 2 octobre 2003

Dîner au restaurant Hiramatsu pour vérifier si la première impression (voir bulletin 87) était la bonne. Evidemment, en reprenant le même menu dégustation l’effet de surprise n’est plus là. Mais cela permet de s’installer dans le plaisir d’une cuisine bien dosée, de cuissons audacieuses et passionnantes. Bipin Desai m’avait dit que lorsqu’il est de passage à Paris, il vient boire l’une des antiques bouteilles du Domaine Michel Gaunoux qui sont sur la belle carte des vins. Je décidai de faire de même. J’ai demandé qu’on ouvre vers 17 heures la bouteille que j’ai choisie. Le Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1926 est le vin d’un grand vigneron.

A la première gorgée le nez ne s’exprime pas encore complètement, et une petite trace de vieillesse rappelle discrètement ses 77 ans. Mais lorsque le vin s’épanouit dans le verre, les caractéristiques d’un vrai et beau Pommard se révèlent, l’âge disparaît pour laisser la place à un vin à la fois léger et puissant, d’une belle trame, et aimablement généreux. J’avais bu son cadet de 70 ans, le 1996, au Bristol (bulletin 87). Celui-ci a beaucoup plus de choses à raconter. C’est comme une pièce d’orfèvrerie qui n’est pas restée en vitrine : elle est beaucoup plus belle quand elle a servi. C’est donc un grand Pommard bien construit, à la belle jeunesse (à l’aveugle, on dirait un 1978), et très expressif. L’accord le plus naturel et délicieux est sur les médaillons de veau. C’est l’orthodoxie culinaire. L’accord le plus excitant est sur un ris de veau habillé d’une fine feuille d’épinard. Là, le vin s’amuse. Et, juste pour le plaisir d’une titillation gustative, l’accord avec la feuille de chou qui entoure un beau foie gras est un petit trésor. Délicate cuisine, excitant non seulement la curiosité mais aussi le plaisir, et un vin de grande race. Contre toute attente, j’ai presque préféré le Pommard 1923 de Marius Meulien (n°89), prolétaire plus sauvage que cet aristocrate bien construit. C’est peut-être mon coté Fanfan la Tulipe.

 

 

Déjeuner chez Taillevent mercredi, 1 octobre 2003

Déjeuner chez Taillevent dans un lieu au raffinement délicat. On s’installe comme pour une croisière de plaisir. Je choisis avec Jean-Claude Vrinat un Nuits Saint Georges aux Boudots Méo Camuzet 1983 pour continuer le voyage que j’entreprends dans les vins faits avec ou par  Henri Jayer, mais aussi parce que j’aime le Domaine Méo Camuzet pour ses vins si chaleureux et si intelligemment construits. Un risotto aux cèpes aide à présenter ce Nuits sous un jour plaisant. Rond, bien juteux, il flatte agréablement le palais. Le choc est plus rude avec le chausson à la truffe, mais j’aime bien, car le vin se défend comme il faut. Il sait être doux et velouté ou gentiment agressif au bon moment. On a là un magnifique témoignage du beau travail du vin. Il y a bien sûr un peu d’orthodoxie qui limite le libertinage. Mais on a globalement un beau produit de la Bourgogne généreuse. L’atmosphère, le service, la cuisine rassurante et ce grand vin composent un beau repas. Il faudrait un singulier sens critique pour ne pas aimer ces moments de pur plaisir.

Déjeuner chez Goumard dimanche, 28 septembre 2003

Déjeuner chez Goumard, restaurant qui offre un espace fort agréable, élément de confort. La décoration est extrêmement typée, pouvant plaire ou non. Je ne peux pas dire que j’aime, mais je salue le courage, tranchant sur certaines décorations normées qui veulent plaire à tous. A coté d’une carte très chère un menu de déjeuner est particulièrement attractif. La suite prouva qu’en plus il est bon. Un Corton Charlemagne Domaine Jacques Prieur 2000 arrive beaucoup trop froid, glacé dans un réfrigérateur. Malgré un carafage, le contact est frustrant de saveurs contractées. Le maître d’hôtel qui remplace le sommelier a fait un prélèvement à la source, sorte de taxation qui m’irrite. Je me sens assez grand pour juger la valeur d’un Corton, et je ne vois pas pourquoi il me faudrait participer à la formation continue d’une maison, celle qui justement a choisi de mettre ce vin en cave. Cette mode du sommelier buveur m’agace. Revenons au vin qui sur de bien bonnes cuisses de grenouilles commence à s’ouvrir et se découvre réellement sur une belle daurade. Le Corton Charlemagne est un vin d’une charpente raffinée mais ce 2000 est un peu court. On est loin de l’opulence de quelques Corton bus récemment, même s’il s’agit d’un très grand vin. J’ai pu jouir de nombreuses sensations gaillardes sur des fromages car on peut s’amuser à créer de belles oppositions. Sur un fromage affiné au Chablis et sur un livarot, « on se la joue », comme on dit maintenant, tant les papilles font du Charleston. Maison agréable à l’incontestable confort sur une cuisine qui veut bien faire. Ce n’est pas à bouder.

Les bouteilles vivent et meurent samedi, 27 septembre 2003

Comme je le rappelle ci-dessus, depuis la création de wine-dinners, je n’ai rejeté qu’une seule bouteille. Cela parait invraisemblable, mais il y a une explication. Quand je compose une liste de vins pour un repas, je prélève des bouteilles, et je choisis des bouteilles de belle présentation, même si parfois je tente une bouteille à niveau légèrement bas. L’expérience m’a montré que le niveau n’est pas toujours déterminant. En fait, le lent travail de destruction de Madame la Mort se fait dans mes caves comme dans toutes les caves. Et s’il y a peu de déchet, c’est que l’usure reste en cave. Je viens d’en avoir la démonstration.

Devant faire un transfert d’une cave à une autre, j’ai délicatement emballé des bouteilles portées religieusement. Aidé par des bras forts et précautionneux, j’ai égayé la pause sandwich de cette journée de manipulation de bouteilles précieuses à l’aide d’un Echézeaux 1988 Fromont Moindrot que j’avais plusieurs fois servi dans de grandes fêtes. Etait-ce l’effet d’une ou deux années de plus, était-ce pour oublier quelques pertes, toujours est-il que je l’ai trouvé diablement bon. Pas de fulgurance particulière, mais une belle synthèse en bouche de sensations fort agréables. Un vin qui ensoleillerait plus d’un repas.

Ce dont j’avais à me consoler est toujours triste : des bouchons tombés au fond des bouteilles, des niveaux qui se sont abaissés, blessures irréparables. N’aimant pas tellement abandonner les blessés sur la route, comme le hussard fidèle, je décidai de rapporter pour un repas à domicile trois bouteilles : un Macon générique 1964, bouteille de la cave d’Azé, bouteille roturière que je voulais voir cohabiter, c’est ma coquetterie, avec deux monstres sacrés : Romanée Conti 1929 et Richebourg du Domaine de la Romanée Conti 1942. Le choix du Macon était lié au fait que le bouchon était tombé dans la bouteille, mais la couleur du vin me donnait espoir. Le choix de la bouteille la plus légendaire qui soit (Romanée Conti 1929 est un mythe) venait de son niveau largement vidange, et le choix d’un Richebourg 1942 au niveau bas était un effet du hasard : Jean Charles Cuvelier, directeur du Domaine, venait de me dire il y a juste trois jours qu’il l’avait particulièrement aimé. Je ne pouvais pas résister à l’envie d’essayer, à coté de ces deux blessés graves. J’avais une autre raison : il précède le 1943 que j’ai tant aimé, comme La Tache 1943, ces deux bouteilles d’un grandeur gustative inestimable.

A l’ouverture du Macon, on sent l’effet du drame, mais l’espoir persiste. Ce sera un vin madérisé. On essaiera d’aimer le témoignage dont la couleur est divine. A l’ouverture de la Romanée Conti 1929, j’enrage : la cire a craquelé, ce qui a justifié le coulage, mais je suis sûr qu’un des propriétaires précédents de cette bouteille, particulier ou caviste, trop fier de la posséder, a dû la mettre en évidence dans un endroit trop chaud et trop éclairé et l’a stockée debout, car le bouchon s’est anormalement rétréci, signe d’un stockage indélicat.

Cela me rappelle cette Lafite 1787 ou 1789, je ne sais plus, qui était présentée en une maison de vente aux enchères de renom avant sa dispersion. Comment voudrait-on que je fasse une enchère si ce vin est tué debout dans une vitrine chaude et éclairée ? J’imagine que ma Romanée Conti a dû être blessée de la même façon par un amateur trop peu précautionneux.

L’odeur à l’ouverture est magnifique, mais la couleur affadie me fait craindre le pire, signe de trop de lumière là où il fut conservé. La bouteille du Richebourg, bouteille au verre bleu de la guerre quand on manquait de plomb a un niveau bas mais possible. Le bouchon noirci sent la terre et indique aussi des blessures liées au stockage. Le vin lui-même sent aussi la terre, mais je pressens qu’il pourrait renaître.

Nous passons à table. Le Macon peut rebuter, mais il a un nez superbe, une couleur royale, et un goût fort décent qui n’évoque que de loin le Macon. Il était buvable, mais il fallait bien un Pavillon blanc de Château Margaux 1998 pour nous ramener sur une terre où le vin a le goût d’agrumes et picote agréablement de saveurs gentiment agressives.

Au moment de servir la Romanée Conti 1929 j’ai eu une pensée pour Richebourg du Domaine de la Romanée Conti 1929 qui est à ce jour le plus grand bourgogne que j’aie jamais bu. Hélas, son conscrit est mort. L’odeur est divine, évocatrice de la perfection qu’il pourrait offrir, mais il est mort, définitivement mort. J’ai essayé de boire différentes parties de la bouteille, espérant que la concentration de bas de bouteille rachèterait le reste, mais rien à faire. Ce vin avait gardé sa noblesse dans l’odeur mais avait cessé de vivre. Paix à son âme.

Le Richebourg 1942 a une étiquette du Domaine, barrée de la mention « interdit d’exporter aux USA et en UK ». Curieusement il n’y a aucun nom de propriétaire, alors que sur la 1929 trois noms de famille sont cités. La seule mention est : mise en bouteille au domaine. Le nez est superbe, remarquablement mis en valeur par les verres Riedel. En bouche je retrouve les goûts chatoyants des Richebourg du domaine de la Romanée Conti. Il y a eu quelques instants où j’ai perçu la perfection d’un grand Richebourg, mais j’ai été souvent gêné par une fatigue réelle, avec de désagréables relents. Impressions contraires, d’excellence sur quelques gorgées et de fatigue sur beaucoup d’autres. Mon fils l’apprécia beaucoup plus.

Quelle leçon tirer de cette expérience ? La visite d’une de mes caves m’a rappelé une réalité : les bouteilles meurent forcément un jour. Je vivais dans l’euphorie que me donne le succès de ces bouteilles qui surprennent tous mes convives. Mais la vigilance s’impose. Il faut surveiller ces objets de bonheur afin de ne pas les voir finir comme cette Romanée Conti 1929. Je suis tout retourné d’avoir réveillé le plus beau chant du monde du vin et d’avoir constaté qu’il était muet. Le Richebourg 1942 m’aura quand même consolé en offrant de suffisantes réminiscences de sa beauté passée.

Par bonheur, les bouteilles inspectées m’ont rassuré sur la possibilité qu’auront mes convives de vivre avec moi des aventures passionnantes comme ce dîner enjoué chez Patrick Pignol avec tant de si bon vins. L’incertitude, les risques et les victoires font partie de ce parcours que je trace avec un plaisir qui ne faiblit jamais.