Archives de catégorie : dîners ou repas privés

Repas au Petit Nice à Marseille dimanche, 20 juillet 2003

Longues vacances au bord de la mer, où la canicule se supporte beaucoup mieux. On est résolu à ne pas boire pour préparer une rentrée active, mais des occasions de céder apparaissent toujours.

D’abord, une halte au Petit Nice, cette belle table marseillaise. Des natifs plongent des rochers de la Corniche, bravant la pesanteur et l’onde lourde. De riches estivantes, au string minimaliste, rafraîchissent des chiens de compagnie en les jetant dans la mer agitée. Contraste avec la sérénité de la salle de ce beau restaurant où un directeur d’une grande civilité nous conduit dans un parcours gastronomique rare. Une cuisine d’une générosité sans pareil, avec une complexité dans laquelle je suis entré de plain pied, ce qui m’a procuré un plaisir extrême. Il y a des saveurs surprenantes à tous les détours, mais là, plus qu’au printemps, j’ai goûté avec bonheur toutes les subtilités. Un vrai régal. J’ai même oublié de garder le souvenir du vin que j’ai bu, alors qu’il s’agissait d’un Bâtard Montrachet Sauzet 1999 ! J’ai vraiment adhéré à l’audace de Gérald Passédat.

Déjeuner à l’Oustau de Baumanière aux Baux de Provence mercredi, 2 juillet 2003

Je me rends à l’Oustau de Baumanière aux Baux de Provence. Le chemin qui y mène conduit le visiteur vers une autre planète qui ressemble au paradis. Les rocs, les couleurs, les odeurs composent un paysage féerique. On imagine de longues promenades pour sentir toutes les plantes odorantes, pour parler avec les oliviers centenaires et leur raconter des histoires de santons, on se voit écrire des poèmes sous les arbres séculaires.

Dans ce paradis, une demeure du plus grand luxe peut satisfaire les envies des touristes les plus exigeants. Je retrouvai ce lieu où je garde la mémoire d’un Clos des Lambrays 1947 brillant. En attendant de passer à table je discute avec le sommelier d’une compétence rare et je consulte une de ces cartes de vin qu’on ne trouve que dans les belles maisons familiales – on est ici à la troisième génération – où des trésors anciens sont parfois à des prix inaccessibles et d’autres à des prix très alléchants. Je ne peux résister à l’appel d’un Haut-Brion 1926, l’année que j’adore, et je commets une erreur. Nous allons boire un vin qui est juste ouvert et qui provient d’une cave très froide. Peu de chances que l’on profite du goût exact de ce vin. Mais la tentation est trop forte. Cher lecteur, si vous comptez vous rendre dans ce lieu de rêve, je vous suggère de commander votre vin avec suffisamment d’avance. Il y a des vins somptueux qui ne seront bons que préparés comme il convient. On ne rentre pas dans l’arène sans avoir revêtu son habit de lumière, ce qui prend du temps. L’oxygène est aussi ce rite et le respect du public de ces nobles flacons.

J’ai voulu goûter toutes les facettes du talent du chef en prenant le menu dégustation. Les chairs sont justes, pas dans le sens étroit mais dans le sens exact, car le homard est un homard, et le pigeon est un pigeon. On a pu constater que c’est avec le homard que le Haut-Brion allait le mieux, là où l’on attendrait le pigeon. Il y a dans cette cuisine de la précision, du sens familial, une construction bien faite. La canicule, la conversation que je suivais avec attention et le Haut-Brion en retrait qui me tracassait m’ont sans doute empêché de goûter toute l’émotion que ce chef de talent communique. Le Haut-Brion 1926 exprimait un nez très caractéristique, sa couleur était un peu trop sombre, et l’acidité était trop envahissante. Sa fraîcheur empêchait la générosité de se montrer. Je pense qu’il aurait pu mieux faire, mais ce n’est sans doute pas l’un des meilleurs 1926 que j’ai bus, année que je vénère chez Haut-Brion.

On doit bien sûr se rendre dans cette étape de rêve, pour le site, pour la cuisine, mais aussi pour des vins anciens qui méritent le voyage, à faire préparer quelques heures avant. C’est sans doute le lieu rêvé pour écrire, composer, retrouver les signes de la beauté du monde.

 

 

Dîner de folie au George V avec des impériales 2 dimanche, 15 juin 2003

Les convives arrivent et sont accueillis par un Mathusalem de Pommery 1988. Belle couleur dorée, et un nez ensorcelant. On passerait son temps à seulement le sentir, tant cette odeur est délicieuse. Belle attaque vineuse avec un petit goût de fumé délicat. Ce champagne est grandiose et le format l’améliore en lui donnant une ampleur rare. Des variations de préparations d’huîtres et d’autres petites saveurs sur cuiller forment des accords subtils.

On passe à table. Sur le volatile admirablement préparé, le Meyney 1967 en double magnum s’accorde parfaitement. Le vin est en pleine forme, sans trace d’âge, il tiendra une place plutôt étonnante et flatteuse auprès des grandes vedettes qui suivent. En revenant au nez sur ce verre, on voit que le Meyney a une plénitude qui mérite le respect. Il y a deux classes de convives : ceux qui sont nés à Bordeaux (ou la région) et les autres. Les bordelais savent manger avec les doigts et croquer les os. Leurs assiettes se vident entièrement. Les autres plus timorés mangent avec couteau et fourchette et s’en tiennent à la seule esquisse de l’oiseau.

Le homard fut sans doute le plat le plus excitant de la soirée. Au lieu d’un seul vin, puisqu’il avait fallu placer le Meyney ouvert hier, on poursuivit le repas sur les quatre rouges en impériale servis simultanément, ce qui permit de vérifier les différentes qualités de ces quatre vins de rêve. Le Margaux était sans doute un peu plus adapté à la subtilité de ce plat, mais le Lafite 1990 lui allait aussi très bien. Le ris de veau est brillant, et fut admiré par nombre de convives. Avec lui chaque vin brille, et on peut passer de l’un à l’autre sans risque, tant le ris de veau est un passeport commun. Les préférences des convives sont allées assez naturellement vers Margaux 1985 et Lafite 1990, charme de l’un et perfection de l’autre, mais le sauvage Mouton 1995 et le prometteur Lafite 1985 furent aimés. La promesse du Lafite 85 se concrétisa le lendemain en une maturité gustative rare.

Lorsque l’impériale d’Yquem 1983 apparut, si magnifiquement dorée, chaque convive applaudit. On l’ouvre, pour qu’il accompagne une volaille de Bresse et son chutney d’agrume. On quittait le domaine des rouges pour un essai que l’Yquem mérite. Mais il était très net que c’est la volaille qui se mariait le mieux avec Yquem, car le chutney très puissant écrase l’Yquem dans des tonalités identiques mais forcées. Si le format de l’impériale a embelli les rouges, la différence est encore plus sensible avec l’Yquem, qui fut le plus brillant de tous les 1983 possibles ou imaginables. Il avait gagné la sagesse de l’équilibre de tous les talents d’Yquem. Une longueur infinie, sur une rondeur jouissant d’une plénitude absolue. L’Yquem a suivi aussi bien le Stilton qu’un délicieux dessert à l’ananas confit sur lequel j’avais craqué lors d’un récent cocktail préparé par Philippe Legendre, et que je voulais voir sur Yquem. Accord excitant.

Un cognac Otard bien ancien #1950 finissait le voyage des goûts sauf pour ceux qui voulaient rester sur la mémoire d’Yquem. On se quitta fort tard, ravis de la conjonction de plusieurs perfections : le lieu de grande classe, la cuisine inspirée de Philippe Legendre, le talent d’Eric Beaumard, l’implication d’une équipe à l’efficacité parfaite sur tout le parcours, et des flacons rarissimes d’une qualité étourdissante. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les Meyney ouverts avaient pris la place d’autres vins. J’envisageais mal de jeter plusieurs litres de ces si grands crus. Il me fallut appeler le lendemain au téléphone quelques convives pour que tous les vins soient finis. Ils étaient tout aussi brillants après autant de temps d’ouverture, comme si le format les solidifiait.

Ce dîner de 60 convives fut l’occasion d’ouvrir des vins extrêmes, profitant particulièrement de la taille des impériales, et un mythique Yquem 1983 grandiose. Un événement rare.

 

 

Dîner de folie au George V avec des impériales 1 dimanche, 15 juin 2003

J’arrive donc le midi à ce restaurant si accueillant et agréable avec l’intention de ne boire que de l’eau.

Je choisis des plats aux saveurs plus osées, plus faciles avec de l’eau : un blanc manger à la sole et aux amandes avec du caviar Osciètre, avec un avocat mariné à l’huile de noix. Mais voilà qu’Eric Beaumard dépose sur ma table un large verre de Meursault 2001 de Boillot. Assez sec mais très caractéristique, plutôt simple lorsqu’on le boit seul, puis merveilleusement vivant avec le plat délicieux, petit chef d’oeuvre de précision. On est dans du grand Legendre avec le choix créatif d’Eric. J’avais choisi pour suivre un lard fermier de Franche Comté aux épices et supions. Et tout à coup Eric me fait déposer quatre verres de vin rouge, un de chaque impériale prévue pour ce soir. Quelle charmante idée. Imaginez la sensation qui était la mienne. Je goûtais un plat délicieux, fait par un chef prestigieux (ce plat est une petite merveille de goût franc, paysan, subtilement traité). J’avais devant moi les verres de quatre vins de rêve : Mouton 1995, Margaux 1985, Lafite 1985 et Lafite 1990. Mettre côte à côte ces vins est déjà quasi irréel. En plus ces vins provenaient de quatre impériales (l’impériale fait 6 litres, soit 8 bouteilles), et ces impériales étaient les miennes. Il y a dans cette situation une jouissance que l’on comprendra aisément. On se sent sur l’Everest de la gastronomie et de l’oenologie. J’ai « pianoté », testant chaque vin en fonction de ce que j’imaginais du futur menu, tout en profitant des accords immédiats qui se créaient sur le lard extraordinairement délicieux. Voici le fruit de mes constatations dans des verres Spiegelau du plus bel effet olfactif.

A la première odeur, le Mouton est tannique, envahissant, un puissant gamin. Le Margaux est séducteur, éthéré, encore fragile. Le Lafite 85 a un nez extraordinairement structuré, et le Lafite 90 représente l’odeur idéale d’un grand vin de charme et de perfection. A la première attaque en bouche, à une excellente température, le Mouton est extrêmement jeune, juteux. Le Margaux est un peu faible au milieu de ces monstres de puissance, le Lafite 85 promet mais ne s’affirme pas encore, alors que le Lafite 90 est absolument parfait. Mais les choses changent quand le vin s’aère. Le Mouton est de plus en plus plaisant dans son rôle de jeune premier, le Margaux devient de plus en plus séducteur, montrant un charme extrême, le Lafite 85 reste un peu en dedans, même s’il est excellent, car il est à la croisée des chemins de sa maturité et le Lafite 1990 donne une image d’absolue perfection, la définition du vin idéal dont tous les aspects sont équilibrés avec la justesse qui convient. Les vins ont ainsi changé d’aspect tout au long de mon pianotage. L’air conditionné assez puissant a fait évoluer les odeurs vers plus d’alcool. J’ai vérifié au moins par la pensée que les choix de plats étaient bons, et il était assez évident que chaque vin trouverait ses champions parmi les invités. Il y avait de quoi satisfaire les goûts différents de tous les convives car, ainsi que je le remarque à chaque repas, les classements identiques sont rarissimes.

L’après-midi fut consacré à la préparation du dîner. J’ai pu vérifier l’engagement, l’enthousiasme et l’ingéniosité souriante des équipes du George V. Remarquable. Imaginez quatre personnes qui lavent et essuient les 600 verres Spiegelau du repas, les sommeliers qui préparent la mise en carafe, qui répètent avec moi l’ordre des verres, l’ordre des services. La confection des plans de table qui fait appel à des équipes de gestion elles aussi motivées. Tout le monde est attentif. Un maître d’hôtel voyant l’effet de ces préparatifs sur ma fatigue a trouvé une chambre dans l’hôtel pour que je me repose et prenne une douche. Quelle aimable implication qui se vérifiera par un service parfait, attentif au moindre désir.

 

 

Préparation d’un dîner au George V jeudi, 12 juin 2003

J’envisageais de faire un dîner différent de ceux développés par wine-dinners, pour un plus grand nombre de personnes que je voulais honorer. Le George V ayant une belle capacité d’accueil, avec un service irréprochable, Philippe Legendre ayant réussi tous les dîners que nous avons élaborés ensemble avec Eric Beaumard, le choix se porta naturellement sur ce bel endroit.

Quand nous avons réfléchi à l’événement que nous créerions, Philippe me dit : je pourrais vous préparer de ces volatiles que l’on mange avec les doigts en croquant les os, mais ne soyez pas plus de soixante. Ce chiffre me convenait bien, et conduisait immédiatement à l’idée générale du dîner : n’ouvrir que des impériales et uniquement de premiers grands crus classés. L’idée avait pris consistance. Philippe Legendre et Eric Beaumard pouvaient élaborer un repas de rêve. Bien sûr, comme avec Alain Senderens j’ai changé les vins une ou deux fois, ce qui est normalement assez surprenant, car il est difficile de se tromper sur des impériales, mais j’ai quand même réussi à le faire.

Je livre les vins quelques jours avant, avec d’infinies précautions tant les flacons sont rares, et j’ajoute quatre doubles magnums de Château Meyney 1967, pour le cas où il y aurait un problème sur un flacon, ou une soif mal estimée. Pour que l’événement soit une réussite, je prévois d’affecter l’après-midi aux derniers préparatifs, et je réserve une table au Cinq pour le midi du fameux dîner. Eric Beaumard est un être exquis, mais tant sollicité et aimant tant faire plaisir à tous qu’on traite un sujet avec lui en s’y reprenant à plusieurs fois. Il est tellement enthousiaste qu’on se laisse gagner par ses élans, ce qui passe très bien. J’avais prévu que l’on ouvre les impériales la veille en cave, mais, faute d’instruction, les sommeliers ont ouvert trois des quatre doubles magnums de Meyney prévus seulement par sécurité. Je ne l’ai appris que le soir même. On en verra les conséquences, forçats que nous fumes, devant finir les fonds d’impériales.

 

 

Déjeuner chez Lavinia mercredi, 11 juin 2003

Déjeuner chez Lavinia, ce grand magasin du vin où l’on trouve de tout et où j’ai l’impression d’être riche, tant les prix explosent par rapport à mes prix d’achat. Belle surprise, la cuisine existe. C’est plus qu’honnête et mérite un encouragement.

Je suis invité, et l’on commence par un vin du stock du lieu : Puligny Montrachet les Folatières 1998 Domaine d’Auvenay mise en bouteille par Lalou Bize-Leroy. Disons le tout de suite, ce Puligny est un des plus grands que j’aie jamais goûté. On est au niveau d’un Bâtard, excusez du peu. C’est beau comme un Chevalier Montrachet. Ce vin me fait penser à un concours de tee-shirts mouillés (j’imagine, bien sûr). On sent que tout ce qu’il y a sous cette robe dorée ne demande qu’à exploser. J’aime particulièrement ce fumé métallique qui vient balancer la générosité spontanée et permet ainsi un goût énigmatique du plus beau raffinement. Le vin apporté par mon hôte est un Grands Echézeaux Grand Cru Remoissenet Père & Fils 1949. Je me retrouve sur mes terres d’élection. Le nez est discret au premier contact mais va s’affirmant. En bouche, cette spontanéité rassurante et complice, la quiétude qu’offre une pâte de fruit, et puis des longueurs qui se dessinent progressivement. Du beau travail de bourguignon. Le dessert au chocolat accueille un Nostalgia d’Arenberg rare Tawny Mc Laren Vale. Des saveurs complexes mêlant le Porto, le Muscat, la Malvoisie, et on lit sur l’étiquette que ce vin australien est un travail de potard : il y a de tout. Même si c’est facile à faire si on n’a aucune contrainte de cépage ou de mélange, il faut reconnaître que ça existe. Et c’est bon, sorte de Muscat trempé dans du thé. Belle brochette de vins fort intéressants, et l’agréable découverte d’un restaurant sensible, ce qui est bien. Peu de temps après je partais vers la région de Bordeaux écrasée de chaleur. Tout dans la gare Montparnasse évoque la laideur extrême. Cette architecture contribue à l’abaissement de l’âme là où les cathédrales montrent une foi en l’être humain embelli par sa piété.

 

 

Dîner à la maison mardi, 10 juin 2003

Un Vosne Romanée Méo Camuzet 1996 choisi en cave pour montrer à des visiteurs de passage que des vins d’un certain niveau ont des choses à raconter. Il s’ouvre lentement, montrant beau fruit et légère amertume. Belle structure de vin qui aurait aimé un plat car trop brutal en pré apéritif.

L’apéritif véritable se prend dans mon restaurant secret, dont je vais bien finir par révéler le nom. Krug Grande Cuvée est la définition du champagne de race, bien vineux et expressif.

Le Corton Charlemagne Grand Cru Bonneau du Martray 1993 qui le suit a un délicieux nez parfumé, et une forte densité en bouche. Vin de présence et de belle rondeur. Un grand blanc de plaisir juteux. Je vais faire un compliment sur le Beaucastel 1990 : c’est un vin qui a un tel potentiel de bonheur qu’il ne faudrait jamais le commander en début de repas. C’est un vin à faire ouvrir quatre heures avant pour que l’oxygénation permette de révéler ses immenses qualités. Massif, imposant, imprégnant, il s’installe délicieusement en bouche. Un grand vin comme nous l’avons bu, mais qui aurait été si grand avec quelques heures de respiration de plus.

A déjeuner, nouvel essai de Lynch Bages 1989 décidément bien séduisant, travail très subtil, un grand vin qui peut séduire un palais exigeant, et qui trouve aujourd’hui une jolie maturité.

 

 

Dîner au restaurant la Pibale à Saint-Maurice et autres mercredi, 4 juin 2003

Dîner au restaurant la Pibale à Saint-Maurice, dans un environnement urbain moderne, propre, et qui donne envie de flâner, quand le soir est accueillant en ce printemps qui ressemble à l’été. La terrasse est sur le trottoir et comme il y a quarante ans peut-être, les voitures se montrent avant de se garer, extériorisation impossible aujourd’hui à Paris, alors que lorsque j’étais jeune, on aimait montrer son Austin Healey, sa MG ou sa Triumph au vroum vroum très « nouvelle vague ».

Le lieu est tenu par un homme enjoué, Jean-Charles Diehl qui traite les produits basques de bien élégante façon. C’est un restaurant modeste, sans le moindre chichi, qui ne manque pas d’intérêt. Son foie gras a une âme. Goûté avec un vin espagnol blanc Cuvée Esméralda de chez Torrès, on a les papilles qui s’amusent, car ce vin blanc ordinaire mais fruité et qui passe bien dans le gosier ondoie avec ce foie goûteux. Le canard qui suit mérite le respect, car l’ « hombre » qui torée avec les épices a su gérer les cuissons et l’apparition des épices en un feu d’artifice réglé comme du Ruggieri. C’est si élégant qu’un simple Gaillac Château Lastours 1999 se pousse du col pour paraître même élégant. Voilà un restaurant qui mérite d’être encouragé, tant on sent l’effort de bien utiliser le talent naturel d’un chef au savoir certain. Il lui faudrait peut-être une carte des vins pour exciter encore plus l’intérêt.

A l’occasion d’un dîner impromptu j’ouvre Mouton-Rothschild 1989. Un nez extrêmement intéressant dévoilant la riche structure de ce chef d’œuvre. En bouche une agréable incertitude : est-il jeune, est-il mûr ? Il a un peu des deux, et une longueur brillante. Moins émouvant que le 1990, mais un grand vin qui va s’enrichir avec le temps. On vérifie ensuite que le Tokaji Escenzia Aszu 1988 est délicieusement expressif de raisins secs caramélisés, brillant sur des mangues poêlées au poivre, et que Laberdolive 1946 est un Bas Armagnac de grande classe.

Paris est un petit village où il y a toujours quelqu’un pour vous proposer de partager un Branaire 1947.

 

 

Dîner impromptu chez Laurent dimanche, 1 juin 2003

Je quitte le lieu et célibataire d’un soir, je m’apprête à dîner chez Laurent. Au moment où j’arrive deux hommes descendent d’une voiture neuve dont je viens d’acheter un modèle. J’échange deux phrases car j’avais un prétexte et l’un d’eux me dit : « vous n’allez quand même pas dîner seul ! ». Je réponds: « chiche ». Comme avec mon taxi New-yorkais (voir bulletin n° 72) il semble que j’ai l’allure de quelqu’un que l’on veut prendre en charge. Me voilà parti pour les suivre.

On ne me laisse pas choisir les vins et tant mieux, car on joue très fort sur un Chevalier Montrachet 1997 Michel Niellon qui accompagne un crabe délicieusement crémeux. Le nez du vin est absolument remarquable. Une distinction rare, avec cette rondeur, cette acidité, cette invasion enivrante d’une puissance extrême. Ce qui fait qu’au premier contact, le goût déçoit un peu, tant le nez était grand. Mais le crabe le réveille, et c’est un grand vin qui chatouille les papilles agréablement. Une petite amertume raccourcit le vin, mais l’impression reste grande. Le Château Branaire 1947 qui suit a un bouchon magnifique, signe d’un stockage irréprochable. Du fait de l’ouverture tardive, il y a une acidité qui ne demande qu’un peu de temps pour disparaître. Le nez est un peu austère, mais, par une de ces magies culinaires rares, lorsque l’assiette du flanchet de veau est posée, veau cuit pendant 12 heures, le nez du vin devient un miracle : l’odeur de l’assiette et l’odeur du vin se confondent, comme si chacun était fait de l’autre. Instant magique où l’on pense aux Correspondances de Charles Baudelaire, quand comme ici « les parfums les couleurs et les sons se répondent ». Le vin qui n’a pas encore eu le temps de respirer porte encore les traces de son acidité. Mais en fin de bouteille, quand on mâche la lie, on a la pureté de ce grand 1947. Le dessert se tient sur un Cazes Rivesaltes 1986 dont j’ai influencé le choix. Etranges saveurs de bois exotiques d’un vin prêt à accueillir les accords les plus brutaux sur les desserts, dans mon cas une rhubarbe fort verte.

Il est ainsi montré que des hommes sérieux et responsables peuvent se conduire en gamins, car ce fut gaminerie que de me proposer ce dîner, folie que de m’inviter, et enfantillage de ma part que d’accepter. Sans cet esprit ludique commun je n’aurais pas rencontré de charmantes personnes et partagé ce Branaire 1947. En sortant de table, je salue un grand chef, un grand sommelier et des personnalités du vin qui tenaient conclave après l’inauguration qu’ils venaient de faire du site de Lenôtre. Heureusement ils n’avaient pas lu ma critique sur la prestation de la veille.