Archives de catégorie : dîners ou repas privés

Dîner au restaurant de Bernard Loiseau samedi, 10 mai 2003

Dîner à Saulieu au restaurant de Bernard Loiseau, autant par envie de bien dîner que de rendre hommage à la mémoire d’un grand chef.

Un accueil absolument parfait : un sommelier passionné qui veut faire partager son amour du vin, et le fait fort joliment, des maîtres d’hôtel attentifs, qui expliquent et guident bien dans les choix. On sent une envie de vivre, une volonté d’exister sous le signe heureusement conservé du sourire si communicatif de Bernard Loiseau. En apéritif et pour accompagner les entrées, un Meursault Charmes J. M. Roulot 1993. Dès qu’il a atteint sa température, une générosité, un équilibre de vinosité remarquable. C’est un Meursault chaleureux. Ajusté aux cuisses de grenouille incontournables, mais incapable, comme n’importe quel autre vin d’ailleurs, de se marier avec les délicieuses morilles à l’œuf. Comme il s’agissait d’une sorte de pèlerinage, il fallait prendre la poularde en cocotte lutée. Cela s’imposait. Cérémonial plaisant pour le service d’une volaille parfaite, farcie de légumes et foie gras, dardée de truffes qui se sont vidées de leur empreinte enivrante en la léguant au volatile, et d’un riz aux truffes parfumé. Le tout est délicieux, et le Vosne Romanée Cros Parentoux Emmanuel Rouget 1997 trouve le terrain idéal pour s’exprimer. Que ce vin est beau ! Il a l’intensité du Cros Parentoux, le juteux de la jeunesse, et sa belle densité brille sur cette viande blanche si fondante. Ce qui est intéressant, c’est qu’il a suffisamment de générosité pour se marier aussi bien avec la chair qu’avec le bouillon ou avec le riz intense. Un grand vin, qui séduit encore plus quand on voit qu’il s’inscrit bien dans la ligne du travail légendaire du Cros Parentoux de Henri Jayer.

Madame Dominique Loiseau sait trouver les mots qui conviennent. On sent dès l’entrée et pendant tout le parcours qu’elle a pris en mains avec une autorité naturelle cette grande maison. La justesse des recettes et l’ambiance chaleureuse créée par son équipe solidaire combleront les palais les plus exigeants. Ce temple de la gastronomie restera. Il fait ce qui convient.

 

 

Déjeuner au restaurant Apicius vendredi, 9 mai 2003

Déjeuner à Apicius. Accueil chaleureux, sourire d’un chef qui est heureux.

Ce que j’ai apprécié lors de ce repas, c’est la recherche précise de mise en valeur du produit (ce mot marketing est un peu froid). Jean Pierre Vigato aime faire ressortir la saveur pure dans son excellence. Des petits gris étaient accompagnés d’une sauce à l’ail aérienne, et la combinaison, lourde tant de fois, est ici magique dans sa concentration et sa légèreté. Des entrées choisies par le chef seul : c’est une dictature qui me convient à merveille.

Champagne Ruinart « R » en magnum. Ce champagne de soif est décidément bien plaisant. Une soupe de céleri s’égaie, s’ensoleille du picotement de la bulle, les petits gris glougloutent de bonheur avec ce champagne. Un homard au goût intense. Voilà de belles entrées que le Ruinart accompagne très bien. C’est ce qu’il fallait : goût qui existe mais n’envahit pas, pour que le vin de légende qui suivait arrive en majesté.

Vosne Romanée Cros Parentoux Henri Jayer 1991. C’est la légende. Le lecteur assidu (il y en a) aura déjà compris que quand j’aime, j’aime. Ce vin marque l’histoire de la Bourgogne, car son créateur a un tel amour et un tel respect du travail précis à faire tout au long de ce processus qui conduira ce breuvage absolu sur notre table que je ne peux pas boire ce vin sans émotion. Je n’ai pas l’honneur de connaître Henri Jayer, mais j’ai le privilège de boire ses vins. Cela ne me laisse jamais indifférent. Sur la fantastique pièce de bœuf, on commence par apprécier le nez du Vosne Romanée qui promet un accord précis. Le nez est intense, chaud et varié, et annonce la qualité de ce que l’on va boire. En bouche, c’est le prodigieux travail que l’on admire. On voit dans son verre Henri Jayer sillonner sa vigne derrière son lourd cheval, on le voit scruter ses vignes pour sentir la rondeur du futur grain. On a en bouche une des plus belles réussites de la Bourgogne. Je lui ai trouvé des évocations de pinède, tant le bois est parfumé. Plénitude suprême. Je profitais de chaque goutte avec la généreuse viande. Un vin magique. Ce qui m’a étonné, c’est que son message a changé tout au long de la dégustation. Il y a eu même un passage un peu faible aux deux tiers de la bouteille. Le vin s’est repris sur les fromages qui ne sont pas son milieu naturel. Etonnamment, c’est un Saint-Marcellin qui le faisait chanter, chant du cygne tant le niveau de la bouteille nous rapprochait de la mort subite de ce monument historique. Fort heureusement une jeune relève bourguignonne de grands vignerons nous promet des vins de ce calibre, comme ceux qui vont suivre, qui n’ont pas été choisis par hasard. Quel panache que ce Cros Parentoux. Apicius mérite bien, pour sa cuisine si juste, qu’on choisisse ces vins là.

A la campagne, j’apporte Clos de Vougeot Grand Cru Domaine Méo Camuzet 1992. Je pense que ce vin est celui qui m’a fait découvrir ce domaine que j’adore. C’est sans doute un des domaines qui assurent la perpétuation de l’excellence du vin de Bourgogne. Très caractéristique, très pierreux, âpre, austère, mais excitant si joliment le palais en demandant : « me reconnaissez-vous ? ». J’aime ces vins d’expression, sans aucune concession à la moindre mode.

 

 

Repas en famille mercredi, 7 mai 2003

En cave, je prélève une bouteille de Château Latour 1973, pour voir ce que peut raconter cette année si mal placée dans la hiérarchie des millésimes. La bouteille a un niveau excellent, et le bouchon est magnifique, intact et bien souple, à peine humide, confirmant la qualité de la cave où ce vin repose depuis 20 ans.

Pour le mettre en valeur et préparer la bouche, je décide d’ouvrir un Côtes de Bourg, appellation contrôlée, caves Tauriac à Bourg en Gironde 1990. Ce vin fait partie d’un lot de très nombreux vins que j’avais achetés envrac à des prix infimes par bouteille. J’avais offert ces vins lors de grandes fêtes de mon entreprise et j’avais pu mesurer leur valeur.

Le Côtes de Bourg est un peu fumé, donne des signes d’âge, mais malgré sa modeste extraction, délivre un bien gentil message. Le palais est prêt pour le Latour qui était apparu à l’ouverture, deux heures avant, extrêmement typé et dense. Sur une épaule d’agneau à la sauce aillée, Latour 1973 se montre un excellent Latour, et surprend par une puissance que l’année ne devrait pas avoir. Un grand vin qui démontre – une fois de plus – qu’il faut se garder de systématiser l’importance des années, surtout quand le temps passe. Il montre aussi que les vins de ces années dites modestes doivent être bus hors comparaison. Dans une verticale, ce 1973 serait apparu surclassé par les meilleures années de Latour. Mais là, il est très bon. Alors, pourquoi le mettre en compétition. D’autant qu’il surclasserait un nombre considérable de vins de 1982. Alors … ne pas mésestimer les petites années, et ne pas les mettre inutilement en compétition.

 

 

Dîner chez Lucas Carton lundi, 5 mai 2003

Dîner chez Lucas Carton dans ce décor aux boiseries uniques. Je m’amuse toujours, car le créateur de ce magnifique décor de théâtre a prévu la place pour une caissière. Et il y a une caissière. Depuis toujours.

Une belle table de sept personnes accueillies par une brigade aimable et attentive. On commence par un champagne Demoiselle cuvée 21 Vranken blanc de blanc offert par Alain Senderens qui n’était pas présent, comme cadeau de bienvenue. Champagne très vert, aimablement brutal, mais très champagne. Agréable dans sa jeunesse. Nous commandons les plats et les vins qui accompagnent selon le choix très étudié du Maître. Je dis maître, car le niveau de maturité et d’aboutissement de la cuisine d’Alain Senderens est tout simplement exceptionnel. Ayant eu la chance de participer à ses « ateliers » de goût avec des sommités comme Jacques Puisais, je mesure encore plus la démarche de recherche d’absolu. Il me semble que tous les chefs, quels que soit leur rang et leur titre, devraient s’inspirer de l’éblouissant parcours de recherche de ce chef exemplaire. Tout respire le talent de l’orfèvre des goûts, et un sommelier brillant nous a expliqué les choix, les alternatives explorées, donnant encore plus de piment à notre lecture de ces compositions gustatives extrêmes. On est ici au plus haut niveau de la gastronomie. Et l’intelligence du service, la passion du sommelier pèsent aussi dans la balance. Quel sommelier !

Un Meursault Clos de la Barre Domaine des Comtes Lafon 1999 accompagnait un homard a la vanille. Le Meursault a une densité extrême. Il remplit la bouche avec une intensité rare. Il est un bon spectateur de cette subtilité gastronomique : un homard à la cuisson magique, et de subtiles évocations qui dansent autour. Je dis spectateur, car l’accord est exact, mais sans provocation : le vin laisse briller le plat, ce qui est normalement voulu, mais ne crée aucun combat que l’on eut aimé voir. Le homard est tellement parfait que l’on ne demande rien de plus, le savourant avec ce fidèle Meursault.

Sur un canard Apicius présenté doré comme un caramel, un Banyuls 1985 cave de l’Etoile se révèle extrêmement goûteux, liquide, rond et enveloppant. Il y a tellement de saveurs poussant à la langueur (cette purée de datte à la menthe !!!) que le Banyuls joue le rôle parfait de l’ensorceleur. Le Banyuls hors d’age Parcé Domaine du Mas Blanc, une soleira, est infiniment plus brutal, plus corsé, et cela va effectivement bien, une fois la première surprise passée, avec cette chair intense, virile du deuxième chapitre de ce si beau canard. Quelle chair expressive !

Après cela, une profusion invraisemblable de saveurs diverses dans tous les avant-desserts, pré-desserts, esquisses de desserts, mignardises. On nage dans la profusion, et la cuvée Aimé Cazes, Rivesaltes 1976 prodige de ce domaine et carte de visite de noblesse de sa région est un tel bonheur de sérénité et de succulence qu’on abandonne son âme à la divinité de Bacchus. On est au paradis.

Cette table est un exemple d’excellence extrême exactement exprimée.

 

 

Déjeuner au Boeuf Couronné jeudi, 1 mai 2003

Déjeuner au Boeuf Couronné qui fut pendant tant d’années ma cantine. Monsieur "Jean" ayant vendu, un peu de mes souvenirs s’estompent. Le foie de veau n’a plus le même goût. Pour la première fois je choisis un vin d’un niveau inconnu auparavant dans ce lieu : Mouton Rothschild 1997. Impossible de comparer le Mouton 1990 ouvert trois heures avant le repas et ce vin qui respire à peine au moment où on le sert. On sent que c’est un grand vin, mais il n’est pas possible de profiter de la magie de Mouton. A noter malgré tout que ce vin exprime plus de potentiel que le Lafleur 1993. Il y a plus de plaisir, même si le vin reste comme "en dedans", comme caché par un voile.

Dîner au Carré des Feuillants mardi, 29 avril 2003

Dîner au Carré des Feuillants, juste au moment où un article de presse élogieux lui prédit de belles promotions. L’avenue est prestigieuse, les arcades cossues, le voiturier gentiment dilettante.

La cour intérieure est énigmatique, l’entrée est comme un paravent. Dans le restaurant, j’adore la petite courette où jadis une profusion de champagnes faisaient de la balnéothérapie sous les yeux d’une Vénus bleue – à bras celle-là – fort complaisante. On s’assied dans un cadre agréable à la décoration qui ne laisse pas indifférent. Il se trouve que j’aime. Les espaces sont confortables. Le personnel est souriant motivé et attentionné, le sommelier est judicieux. Toutes les conditions sont remplies pour un repas de fête. On sent que ce lieu bouillonne de recherche. Difficile d’aller vers une cuisine sophistiquée au graphisme zen et de garder l’authenticité du terroir de la cuisine régionale qui lui va si bien. On devine la démarche et l’on se dit que la troisième étoile doit couronnerun jour sa passion et sa joie de créer. Il y a eu des plats brillants, et d’autres à travailler. Laissons du temps au temps. Nous sommes nombreux à aimer le talent d’AlainDutournier, laissons le toréer sans nécessairement exiger tout de suite l’instant de vérité qui lui vaudrait les trois oreilles. La carte des vins est une des plus intelligentes de Paris, et on peut y chiner en étant sûr de faire une bonne pioche.

Début sur un champagne Pol Roger Cuvée Winston Churchill 1986. Je l’ai choisi car c’est la passion d’un ami américain. Ce champagne a un vineux discret à l’affirmation atténuée. Assez belle onctuosité. Ce qui me gène sans doute le plus, c’est que c’est un bon élève qui rafle les bonnes notes, bien sûr, mais il n’a pas assez de coté canaille. Je constate qu’il se boit bien, glisse aimablement dans le gosier, et s’éclate divinement sur une délicieuse lamelle de coquille Saint-Jacques. Accord qui lui fait du bien.

Le vin choisi est Château Lafleur, Pomerol 1993. Ce vin a une puissance étonnante pour l’année – c’est d’ailleurs pour cela que je l’avais choisi avec le sommelier – et il a une jeunesse inattendue. Je n’ai pas bu de vins de 1999 rouges en situation de repas, mais j’imagine bien que ce Lafleur est aussi jeune qu’un 1999, alors qu’il a près de dix ans. Le fruit est surpuissant, et c’est presque du jus. Malgré une année qui généralement ne vieillira pas, on sent que ce jeunet s’épanouira dans plus de 20 ans. Il ne fait pas de doute que j’aurais adoré ce vin de belle race si je n’avais pas encore les marques laissées par le vin de la veille : Mouton 1990. Qu’il est difficile pour un vin, même doué comme celui là, de se présenter après un éblouissant Mouton.Ce Lafleur a toutefois très honorablement accompagné un repas agréable dans cette maison que j’aime pour le talent généreux de son chef.

Je ne sais pas si je serais capable d’être un graphologue des chefs en lisant l’écriture de leurs plats. Il faut dire que j’aime retrouver ce que je perçois de leurs personnalités dans leur façon de traiter la cuisine. Ce soir là, il y avait un beau texte à lire, tant les pistes explorées montrent le foisonnement de l’esprit de recherche.

 

 

REPAS A DOMICILE lundi, 28 avril 2003

A domicile, repas de fête. En début de repas, Haut-Brion 1998 blanc. Extrême sensibilité à la température, il se présente froid, puis, quand il atteint son spectre d’excellence, quel vin ! Tout en lui est énigmatique. Des saveurs variées, complexes, insaisissables.

Il sert d’abord d’excellent apéritif, et on sait que la suite est un plat d’asperges. Le Haut-Brion se marie parfaitement avec la queue des premières asperges (surtout sans sauce), c’est à dire la partie la plus amère. Pas avec la tête plus doucereuse. Puis l’accord se fatigue et il faudra attendre le fromage et le dessert pour finir sur les tonalités si excitantes et intrigantes de ce si grand vin.

Sur un carré d’agneau aux petits légumes délicieux, presque comme les légumes divins d’Ambroisie, Mouton-Rothschild 1990. Ouvert trois heures avant, un nez magnifique, immédiat. Dans de larges verres Riedel, le Mouton apparaît à un degré de majesté invraisemblable. Je suis toujours perplexe quand des experts donnent des notes de 96, 98 ou 100 sur 100 à des vins que je connais et qui sont fort loin d’égaler certains vins sublimes que j’ai goûtés. J’ai compris que l’on donne à Montrose 1990 une belle note, il le mérite. Mais Mouton 1990 est d’une autre dimension. Ce vin est incroyablement bon. Si une note de 100 devait être décernée, ce serait à lui. Il la partagerait avec Mouton 2000 encore plus exubérant, mais ce 1990 est étonnant. Chacun d’entre nous, dans sa jeunesse, a choisi des cailloux calibrés pour faire des ricochets. Quand on en fait sept, on est heureux. A treize, on jubile. A dix-sept, cela devient irréel, comme le passage en bouche de ce Mouton, passage qui ne finit jamais. Mouton réalise dix-sept ricochets sur la langue ! Ce vin a tout pour lui, et aujourd’hui, il délivrait un message quasi impossible à atteindre. Il y a l’équilibre, il y a le fruit, il y a la bonne dose de bois, et surtout, il y a une longueur inenvisageable. L’image du ricochet est bonne : ça ne finit pas, ça rebondit, il y a des échos partout. Voilà : c’est cela l’image qui convient : une chambre à échos. Les goûts sublimes de ce vin miraculeux (mal noté par certains experts) se perpétuent à jamais. Du début à la fin de la bouteille l’impression d’une transcendance persiste. C’est un des plus grands vins que l’on puisse imaginer. C’est un cadeau du ciel. Il lui faut une viande affirmée comme ce carré d’agneau. Seule la viande lui convient.

Voilà que j’en viens à aimer les vins récents ! Je crois qu’on peut aimer les vins jeunes et les vins vieux (quand je dis vieux, c’est d’avant 1945 bien sûr), chaque famille étant appréciée pour ce qu’elle apporte.

 

 

Dîner à l’Ambroisie dimanche, 27 avril 2003

Dîner à l’Ambroisie est un privilège. Inaccessible comme l’Olympe où l’on goûte l’ambroisie. Il est en effet quasi impossible d’obtenir une table en ce temple joliment décoré. Nous entrons dans la pièce du milieu, ornée de six belles tapisseries du 18ème siècle aux motifs de légumes et de fruits. Une atmosphère de château au bord de la place la plus magique de Paris. J’ai mauvaise grâce à citer des choses négatives. Comme l’impression finale fut sublime, je me sens autorisé, car nos grandes tables parisiennes doivent rester comme la femme de César, irréprochables.

Dès l’abord, le personnel entretient l’idée de secte dont nous ne devons sans doute pas faire partie. Explications minimalistes de la carte, pas le moindre dialogue. Même minimalisme dans le choix du vin, le sommelier n’émettant pas la moindre suggestion d’idées nouvelles devant l’alternative que je lui soumets, excluant juste un des termes du choix. Un autre serveur ou sommelier vient avec la bouteille que j’ai choisie. Il verse un bon demi verre dans la carafe, remue et humecte les parois pour tapisser le verre, verse le contenu du « rinçage » dans un verre qu’il emporte avec lui. La carafe est là. Pas un mot, pas un essai proposé. L’homme a fait son ouvrage et je suis là face à cette carafe qu’on ne me propose même pas de goûter.

Je la rapproche, je me sers, et comme pour m’excuser, je dis que je tiens à contrôler la température du vin, tant quelques degrés en changent le message. Ce qui me vaut cette remarque surréaliste : « mais moi aussi j’ai bu du Montrachet ». Fort heureusement, et comme par enchantement le personnel est peu après devenu d’une extrême amabilité, et a complètement corrigé l’impression première d’une froideur inhospitalière. Avec un service redevenant ce qu’il doit être, un vin de rêve et desmets exquis, on entrait de plain pied dans la réputation justifiée de l’endroit.

Le vin que j’avais choisi, puisqu’il faut bien le nommer était un Montrachet Louis Jadot 1995. Un nez envoûtant pénétrant comme les grands Bourgognes blancs en offrent si généreusement. En bouche, le bel accomplissement d’un travail bien fait et d’une année bien posée. Quel grand vin. La cuisine de Bernard Pacaud est d’une grande justesse. Le produit de base est respecté, les légumes sont une symphonie fantastique, et les sauces de petits bijoux. D’un extrême classicisme, rassurant, d’une exécution parfaite. C’est assez réjouissant que Paris possède des chefs si différents qui expriment leurs personnalités de façon aussi marquée dans l’exécution des plats. Le jeune et prometteur Astrance suggère en subtilité, l’Ambroisie traite le sujet en pleine maîtrise et maturité, et Guy Savoy possède le sujet par des évocations poétiques d’une imagination extrême. Il faut des trois pour faire de Paris le temple de la gastronomie. Je pourrais évidemment citer beaucoup d’autres chefs de grand talent. Mais cette typologie de trois extrêmes éclaire bien le propos.

Sur une langoustine très agréable le Montrachet se sent bien. Les arômes se développent comme il faut. L’explosion gustative de génie, c’est le premier contact, la première confrontation du Montrachet avec un délicieux pigeon charnel à souhait.Montrachet n’est pas le choix naturel sur un pigeon, mais le choc gustatif est le plus brillant qui soit. Le Montrachet atteint des sommets rares, développant plus de saveurs que sur n’importe quel autre plat. Et c’est surtout cette sauce si puissante qui fait chanter le Montrachet. Fort curieusement, et cette expérience est intéressante, on se lasse assez vite de l’accord. Il est généreux, brillantissime, mais pour quelques gorgées seulement. Je pense qu’une Landonne aurait été moins foudroyante au premier contact, mais se serait plus inscrite dans la durée. C’est à retenir, car cette sensation conforte celle que j’avais eue à l’Astrance avec le Montrachet Marquis de Laguiche. Montrachet doit rester une fulgurance.

Globalement, Ambroisie est un temple, une institution qui excite l’envie d’y festoyer. Le petit accident de service que l’on me pardonnera d’avoir relaté a été vite effacé. Il reste la justesse d’une cuisine d’une grande maturité, et un très grand Montrachet. Une belle soirée.

 

Déjeuner d’amis lundi, 14 avril 2003

Dans un club parisien réputé dont je suis membre, je choisis d’offrir Château Margaux 1990. Quand une bouteille est ouverte au moment de la commande des plats, on est presque sûr de perdre la moitié du message. On sent ce vin comme une fleur non encore éclose. On ne peut pas dire que c’est un bambin. C’est déjà un bel adolescent. Mais le message est contenu quand on le boit juste après l’ouverture. Je referai un essai dans d’autres conditions plus propices à ce qui est une belle promesse.

Voyage aux USA JOUR 6 mercredi, 26 mars 2003

Journée qui s’annonce ensoleillée, contrariée par le service incroyablement défaillant de l’hôtel Plaza. Je rejoins le groupe des plus mordus des membres du BWE. Ils sont déjà à table, car je ne savais pas qu’il y avait eu un changement d’heure le jour même.

Restaurant chinois dans China Town, Mr Tang’s. Restaurant sans la moindre décoration, mais des vitrines montrent qu’ici on aime le vin. Sur la table, un amoncellement invraisemblable de vins. Je m’étais promis de ne pas boire, promesse d’ivrogne. On comprendra que je cède quand on me met devant les yeux : Haut Brion 1988 rouge, bon, assez tannique, bien ouvert de la veille. Un bon vin.

Vouvray moelleux Aigle Blanc Prince Poniatowski 1990, magnifique, intéressant, à peine doux, s’adaptant merveilleusement à la chair blanche d’un turbot. Une subtilité rare.

Puligny Montrachet les Folatières Sauzet 1995. Bien fait, très caractéristique. Joyeux.

Chablis 1er Cru Fourchaumes Verget 1999 très caractéristique d’un beau Chablis

Lingenfelder Scheurebe 1994 trockenbeerenauslese 9° une bombe de sucre, presque imbuvable tant il est concentré

1971er Forster Stift Riesling Auslese bouchon tombé, un peu madérisé, mais assez plaisant

Guiraud 1983 très joli et facile à boire avec du homard traité à la façon chinoise

Wiltinger Hölle Riesling Eiswein sanctus Jacobus 1983 – 9,5° encore un joli vin, très caractéristique des vins de glace. Très agréable. Il y a dans ces vins de l’énigme qui interpelle.

Graacher Himmelsreich Spätlese Joh. Jos. Prüm 8° – 1990 sucré surtout. Un vrai nez de pétrole. Magnifique réalisation toute en subtilité

Erdener Treppchen Riesling Beerenauslese Joh.Jos. Christoffel Erben 10° – 1976 très adouci, fatigué, mais avec de belles réminiscences

Numanthia Toro 1999 – 14,5° Dominio de Eguren trop moderne, trop fort. C’est de l’espagnol moderne pour l’export.

Chablis-Les Clos Grand Cru Joseph Drouhin 1996 magnifique. Rond, gras, pas très long, mais très gratifiant..

Cette profusion de générosité est invraisemblable. Pendant que nous mangions et buvions des trésors, le personnel du restaurant écossait des petits pois et étêtait des haricots verts. Bonne cuisine. Café et pâtisserie dans un bar italien de Little Italy. Le café à moitié sans âme où l’on entend de la musique italienne tout en regardant le match de base ball du jour.

On se sépare après s’être promis de se retrouver au plus vite.

Un voyage assez fou avec des rencontres de passionnés. J’ai pu comprendre comment certains amoureux du vin vivent leur passion, au delà de ce qu’on pourrait imaginer à Paris.

Je retrouve mon hôtel avec son invraisemblable absence de service.

Réveil difficile à 3h45. Je quitte à 5h00 un New York déjà actif, traversé par d’immenses camions de livraison. Le Concorde attend à son terminal. Quelle magnifique et pure beauté. A une vitesse de Mach 2 je vais dans le poste de pilotage où l’un des pilotes me dit que croiser le Concorde de British Airways, c’est comme croiser un missile : ça va tellement vite qu’aucune procédure d’évitement ne fonctionnerait.

Ray Charles était dans l’avion.

J’ai boudé le Dom Pérignon 1993. Je l’ai même refusé trois fois. Il fallait vraiment que ce forum d’amoureux du vin américains fût une réussite !