Archives de catégorie : dîners ou repas privés

Bollinger VVF 1999 samedi, 11 juillet 2020

Dans la commune du sud où nous passons nos vacances, au port, une brasserie propose des plateaux de fruits de mer. Des amis nous les avaient conseillés et nous avions vérifié l’intérêt de ces plateaux. Ce soir, ce sera plateau de fruits de mer, avec des huîtres fines de claires numéro trois, des crevettes, des gambas et des pinces de crabe royal.

Pour les huîtres, un champagne s’impose. Mais il faut un champagne qui sache aussi se comporter honorablement avec les gambas et les pinces de crabes. Un blanc de blancs est exclu et je jette mon dévolu sur un Champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1999. Ce champagne de production microscopique est issu de vignes préphylloxériques, ce qui lui donne une aura particulière.

Je l’ouvre deux heures avant le repas, car j’ai envie qu’il prenne de la largeur. Le pschitt à l’ouverture est très affirmé. Le bouchon est d’un cylindre parfait. Je m’autorise à en boire un peu juste à l’ouverture. Il est riche, solide comme un roc, et puissant. Il a une forte personnalité avec des évocations d’abricot, et ce qui m’étonne, c’est qu’il a du gras, mais un gras noble, de présence et d’ampleur. Je sens qu’il sera gastronomique, comme je le souhaitais.

Quand nous nous mettons à table, le champagne est parfait sur les huîtres, qui lui donnent un caractère tranchant. Sur les crevettes et gambas, le champagne devient un bloc de marbre, ou plutôt une pyramide égyptienne. Car il est massif mais aussi porteur d’évocations sensibles. Ce champagne combine une puissance certaine avec une belle sérénité et une faculté de s’adapter à toutes les saveurs.

En fin de compte ce champagne adaptatif, à l’aise dans toutes les situations, n’est pas très complexe. Il est franc, plus que complexe. Mais comme il occupe l’espace, on en peut que l’aimer. C’est son adaptabilité qui m’a convaincu. Si je devais donner de lui une image préphylloxérique, ce serait un soldat de l’an II, en uniforme d’apparat, honoré par Napoléon.

Clos de Tart 2004 lundi, 6 juillet 2020

Je suis allé faire des emplettes chez le poissonnier de la gare d’Hyères. N’ayant pas la sagesse de ma femme et ayant sans doute les yeux plus gros que le ventre, j’ai acheté beaucoup trop. Ce soir nous aurons profusion de camerones, et le bar de ligne sera reporté au lendemain.

D’instinct, je choisis dans l’armoire fraîche des vins rouges un Clos de Tart 2004. Et je l’ouvrirai au dernier moment. Le bouchon n’est pas imbibé, comme neuf. Le premier parfum est de la fraîcheur pure. On sent la Bourgogne terrienne mais raffinée. En bouche, c’est un petit moment de bonheur. Le vin est frais, pur, délicat, élégant et expressif. Et on ressent son côté bourguignon qui est de ne pas chercher à plaire. Le vin me dit : essaie de me comprendre. Et l’on voit passer dans le cerveau les sillons tracés entre les rangées de vigne, la terre riche et hospitalière, l’amertume de la grappe et ce final du travail bien fait. Pour moi, ce vin est la Bourgogne élégante et délicate qui m’évoque immédiatement celui qui a fait ce vin, Sylvain Pitiot, qui a tant fait pour ce domaine.

Les camerones sont goûteux et leur chair intense se marie très bien avec vin qui est d’un charme rare, tout en suggestion. Le vin ne fait pas partie des puissants, ni des follement complexes, mais j’aime son authenticité.

Il reste du vin le lendemain pour accompagner le bar de ligne de belle taille. Sa chair blanche est fine et raffinée. Comme aucun accompagnement n’a été prévu, la chair ne provoque pas le vin qui montre un peu plus son amertume. Comme il n’est pas conquérant, il reste sage et s’il m’émeut encore, je n’ai plus la vibration de la veille. Clos de Tart 2004 est un vin délicat qui s’écoute religieusement.

Amour de Deutz 2009 lundi, 6 juillet 2020

A La Londe des Maures, sur une jolie plage où d’imposants pins parasols protègent les vacanciers du soleil, un restaurant s’est implanté, le restaurant Hemingway. La très jolie décoration est d’influence balinaise avec de hauts totems et des bois flottés. La cuisine est d’inspiration orientale ou Thaï. Le menu est disponible sur table à chaque place comme un set de table et la carte des boissons est consultable sur smartphone en scannant un carré magique.

Les plats que j’ai commandés sont Dim Sum à la vapeur à la cantonaise, filet de daurade assorti de riz et cheesecake aux fruits rouges. Je demande un Champagne Deutz Amour de Deutz 2009. Il est servi avant les plats, avec une tapenade très légère.

Dès la première gorgée, mon cœur se réjouit. Ce champagne est un rayon de soleil. Cohérent, équilibré, jouant juste, il a tout ce que j’aime, joie de vivre et dynamisme. Je ne m’attendais pas à le trouver à ce niveau de plaisir.

Ce qui est curieux, c’est que la cuisine très épicée ne lui convient pas vraiment. Pendant tout le repas, il n’offrira pas le rayon de soleil du début, tout en restant fort agréable. La sauce salée au soja dans laquelle baigne la daurade joue effectivement un rôle de frein à la grâce de cet Amour.

Le champagne reprendra des vigueurs sur le cheesecake. Il m’aura suffi d’un moment éblouissant à la première gorgée pour que je sois enchanté par ce beau champagne.

Hermitage La Chapelle 1990 samedi, 27 juin 2020

Depuis le début du confinement – on a de nouveaux repères historiques inconnus dans le monde d’avant – nous n’avions pas mangé la moindre viande. L’envie était là. Je vais chez notre traiteur favori et ami et je prends une belle côte de bœuf de Simmenthal. Elle est bien grasse. Cédric rappelle les instructions de cuisson, trente minutes au four à 40° puis tourne et retourne sur la poêle. J’ajoute de la rillette et un fromage Jort à boîte bois marquée au fer.

Je choisis en cave un Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1990. C’est une très grande année. J’ai bu ce vin six fois dont quatre fois dans mes dîners et je l’ai toujours apprécié. Alors que ce vin a déjà trente ans, l’envie me prend de l’ouvrir au dernier moment, comme je le fais volontiers pour les vins très jeunes. Je suppose qu’avec la puissance de ce bel Hermitage, cela a un sens. Le vin est placé dans une mini cave à 14° jusqu’à l’ouverture.

Le niveau du vin est à trois centimètres sous le bouchon. Le bouchon vient facilement. La couleur dans le verre est noire, comme celle d’un vin de l’année. Le nez est très conquérant. On sent la puissance extrême. Le premier contact en bouche est très boisé, mais cela va disparaître, car le premier verre contient du vin qui était au contact du bouchon. L’accord avec la viande forte et goûteuse est idéal.

Le vin exprime une puissance extrême. L’image qui me vient est celle d’un cheval sauvage noir qui refuse d’être dompté. Car le vin est sans concession, avec des fruits noirs et une affirmation convaincante.

Mais il me manque quelque chose pour l’adorer complètement. Il manque de vibration. Il affirme et ne veut pas plaire. Il me semble que ce vin est à un moment charnière de sa vie. Il est encore très jeune mais il n’est plus jeune. Il n’est pas encore assez âgé pour que la puissance se transforme en complexité. A mon sens, ou plutôt à mon goût, il sera très brillant, grand parmi les grands, dans une vingtaine d’années.

Un signe qui joue en sa faveur. Je suis un fan du camembert Jort à la boîte en bois marquée au fer. Et l’accord totalement improbable entre ce fromage et Vega Sicilia Unico joue à la perfection. Il y a des amertumes et des acidités qui s’emboîtent l’une dans l’autre. L’essai avec l’Hermitage est concluant, il fonctionne idéalement. Bon point pour La Chapelle.

Le lendemain midi va m’apprendre beaucoup de choses. L’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1990 a été rebouché et placé dans l’armoire cave à 14°. Ma femme a prévu des saucisses aux herbes de Provence. Je sers le vin qui est encore à 14°. Le nez est évidemment un peu pincé. La bouche est fraîche du fait de la température, mais le vin est fluide, joyeux, précis, et m’offre les vibrations que j’attendais hier. Il est charmant. Il n’est plus en puissance mais en fluidité guillerette. J’apprends ainsi deux choses. En période de quasi canicule, il ne faut pas hésiter à servir les vins plus frais que recommandé, surtout s’il s’agit de vins puissants comme celui-ci. La seconde leçon est que j’aurais dû pratiquer l’oxygénation lente, nommée « méthode Audouze », car à trente ans, un vin ne profite plus de la fragilité de son éclosion sur l’instant.

L’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1990 est un grand vin, à ouvrir à l’avance, mais qu’il vaudrait mieux garder en cave encore une vingtaine d’années.

L’aventure continue le soir même. Le vin a été gardé à 14°. Il est donc servi frais. Immédiatement il dégage des accents de jeunesse, de gaieté et de fraîcheur. Et il offre de belles vibrations car il est fluide, charmant et épanoui. Il est évident que cela est dû à la continuation du processus d’aération. Cela montre que ce vin avait besoin de beaucoup d’aération. La prochaine fois que je l’ouvrirai, ce sera avec une dizaine d’heures d’avance avant son service. Je révise mon jugement. Ce vin qui gagnera à coup sûr de rester en cave vingt ans de plus peut être bu à son âge actuel, à condition de lui offrir une longue oxygénation.

Champagne Dom Pérignon 1970 dimanche, 21 juin 2020

Ma femme a prévu un bar pour ce soir. Par ailleurs il y a une boîte de caviar osciètre qui attend d’être consommée. Le plan que j’imagine est d’ouvrir un champagne qui sur deux jours accompagnera ces mets. Pour le caviar je prendrais volontiers un Champagne Salon 1997, mais pour le bar, je choisirais un Champagne Dom Pérignon 1970. Comme nous allons commencer par le bar, je choisis le 1970.

Le Champagne Dom Pérignon 1970 a une étiquette qui comporte le nom d’un importateur italien. Il fait donc une remigration dans son pays d’origine. Le bouchon très chevillé n’oppose aucune résistance et délivre un pschitt de bon aloi, même s’il est relativement discret. La couleur dans le verre est d’un bel or prononcé et le nez n’est pas significatif.

Dès le premier contact, ce vin ensoleille mon horizon. C’est de la joie qui explose. Le bulles sont toutes fines et discrètes. Le champagne suggère des fruits jaunes et un peu de miel. Ce champagne est un appel au bonheur. Il est intense et glorieux, nettement au-dessus de ce que j’attendais d’un 1970. L’accord avec le bar est superbe.

Le lendemain, le champagne a gardé la même couleur et je ressens qu’il est plus calme et plus structuré. Il est plus noble, moins dans un registre ensoleillé, plus dans un registre de précision. Le caviar osciètre prestige de Kaviari est magnifique avec un beau gras et une trace salée d’une longueur infinie. Le Salon 1997 eût été sans doute plus en harmonie avec le caractère tranchant du caviar, mais tel qu’il est, le Dom Pérignon offre beaucoup de plaisir.

Le caviar se mange avec du pain de campagne à peine toasté et du beurre, et c’est le beurre qui fait briller ces grains merveilleux, mais il faut toutes les trois bouchées, prendre du caviar seul, à la cuiller, pour se souvenir de extrême vivacité.

Le Dom Pérignon 1970 est décidément un très grand champagne.

Vega Sicilia Unico 1998 dimanche, 21 juin 2020

La limite des déplacements au-delà de cent kilomètres de son domicile vient de tomber. Le monde est à nous, enfin presque, puisque nous sommes forcés de rester gaulois. L’envie de voir la mer est la plus forte, nous quittons notre domicile pour notre maison du sud qui a la chance d’être directement sur la mer. Là-bas, il y a une cave que j’ai inventoriée il y a quelques mois, mais cette cave est constituée de vins jeunes et solides, car pendant l’été, il est déconseillé d’ouvrir des vins très anciens.

Je n’ai donc pas, comme en région parisienne, l’incitation à ouvrir des bouteilles de bas niveaux qu’il faut boire au plus vite. Après une semaine de régime strict, ma femme me met sous les yeux et sous les narines des côtelettes d’agneau préparées aux herbes de Provence. Comment résister à la tentation ? Impossible. Je descends en cave et je choisis un Vega Sicilia Unico 1998. Pour des vins de cette jeunesse j’ai de plus en plus pris l’habitude de les ouvrir au dernier moment, pour profiter de l’éclosion du vin qui va s’élargir dans le verre. J’aime les frémissements des vins qui éclosent.

C’est donc au moment où l’agneau va être servi que j’ouvre la bouteille que je ne caraferai pas. Le bouchon presque neuf vient sans histoire et le premier parfum senti au goulot avant service est à se damner. C’est une explosion de cassis, doucereux et séduisant.

Le vin servi dans le verre est presque noir tant il est dense. Le parfum dans le verre est celui d’un vin outrageusement jeune alors qu’il a 22 ans. Il est paralysant, comme lorsqu’au musée du Louvre, on se trouve face à la Victoire de Samothrace. En bouche ce vin est un petit miracle, comme on dirait d’une petite mort. Il a la force d’un beau cassis, combinée au charme du velours. Pour moi, ce vin, c’est Rita Hayworth dans Gilda, l’expression de la pure sensualité. Je suis conquis.

J’ai un amour particulier pour Vega Sicilia Unico et la décennie 1960 – 1969 est la plus accomplie à mon goût. Mais j’adore aussi les jeunes, dans l’expression la plus débridée du plaisir pur. Ce jeune 1998 est diabolique.

Il reste du vin car je suis seul à boire. Le lendemain soir, il m’apparaît comme une évidence que l’ouverture au dernier moment avait donné au Vega Sicilia Unico une fraîcheur divine. Souvent, au restaurant, le sommelier me demande s’il peut décanter le vin choisi avant de le servir, et je refuse, ajoutant : ne l’ouvrez qu’au dernier moment. Et l’effet sur le vin, quand il est riche, est comme la naissance de Vénus de Botticelli.

Et j’en ai la preuve et l’évidence maintenant. Le vin est beaucoup plus mature, complet. Si hier, ce vin était Gene Kelly chantant sous la pluie, aujourd’hui, c’est Frank Sinatra chantant My Way : la voix est superbe, mais le vin n’est plus canaille.

Ce qui est amusant, c’est que le vin d’hier faisait dix ans de moins que ses 22 ans et que le vin aujourd’hui, il fait dix ans de plus que ses 22 ans. Il est riche, grand, cohérent mais il est sage.

Amis amateurs de vins jeunes, ouvrez les vins jeunes riches au dernier moment, sans les décanter, et jouissez de leur éclosion. La méthode de l’oxygénation lente, dite « méthode Audouze » s’applique essentiellement aux vins anciens.

Déjeuner au restaurant Récamier dimanche, 7 juin 2020

La sortie du déconfinement est progressive. Depuis trois jours il est possible d’aller aux terrasses des cafés, mais à l’intérieur rien n’est encore autorisé. Un ami journaliste qui écrit un livre sur la gastronomie veut absolument me voir et m’invite au restaurant Récamier qui dans une impasse offre de larges terrasses. Gérard Idoux, le maître des lieux connait tout le monde. On y voit des gens connus, car ce semble être l’un des points de rencontre de la capitale. Ce restaurant est connu pour ses soufflés et mon ami me suggère de prendre le soufflé au fromage. Avant, nous prendrons le jambon persillé « maison Vérot », qui est une institution.

Tout le personnel est masqué, et comme les tables sont très petites, quand on déjeune, le geste barrière est impossible avec son convive. Me voici pour la première fois depuis trois mois au contact d’un potentiel contaminé. Mon ami a fait le test et m’annonce qu’il n’est pas contagieux, aux nouvelles d’il y a deux jours.

La terrine est absolument remarquable avec un dosage parfait des ingrédients. Les oignons confits sont délicieux. Le soufflé est copieux, heureusement accompagné d’une salade, et se montre à la fois intense, joyeux et somme toute assez léger.

Mon ami m’a laissé choisir le vin et j’ai demandé un Champagne Veuve Clicquot Carte Jaune sans année. Ce champagne franc et sans histoire tient bien son rôle car il a une ampleur joyeuse et une lisibilité totale. Avec un aimable caractère, il est confortable pour ce type de repas.

Le patron qui connait mon ami est venu bavarder avec nous. Le geste barrière est impossible. On saura ce qu’il en est dans quinze jours. Voilà une table joyeuse et originale où il fera bon revenir.

Champagne Dom Pérignon 1993 dimanche, 7 juin 2020

Ça y est, c’est décidé, nous allons partir dans le sud après presque trois mois de confinement dans notre domicile de la région parisienne. J’avais envisagé la possibilité de rester près de Paris pendant tout l’été, mais l’appel de la mer est trop fort et le besoin de changement aussi.

Pour fêter cette décision (il me fallait bien un prétexte), je décide d’ouvrir un Champagne Dom Pérignon 1993. J’avais acheté trois bouteilles de ce champagne et le prix avait été ajusté car ces bouteilles avaient souffert, avec des étiquettes salies et des capsules heurtées. Mais les couleurs du champagne me paraissaient saines.

Le pschitt existe mais n’est pas très puissant. La bulle est très fine. Le parfum est expressif et vif. En bouche j’éprouve un sentiment étrange. Le vin a tout ce qui fait un grand Dom Pérignon, et je ressens chacune de ses qualités, mais je ne suis pas complètement satisfait, et je ne suis pas capable de savoir pourquoi. Le champagne au bouchon très chevillé est peut-être un peu plus vieux qu’il ne devrait, mais je ne trouve aucun signe d’âge. L’image qui me vient est celle d’un puzzle de mille pièces. Il est terminé et il manque une pièce, sans doute perdue. Le puzzle est donc terminé, mais il n’est pas terminé. C’est ce que m’inspire ce champagne qui a du charme mais n’en a pas assez. Je décide donc de garder la moitié de la bouteille pour voir ce qui se passera le lendemain.

Le lendemain, pour mettre toutes les chances de mon côté, j’ouvre une boîte de caviar osciètre. Et dès la première seconde, je sais que c’est gagné. J’avais remis le bouchon d’origine sur la bouteille et un joli pschitt apparaît. Le champagne a une énergie qu’il n’avait pas hier, une cohérence extrême, une joie de vivre et je bois un très grand champagne, de belle pureté. Il était donc coincé hier et l’oxygénation qui a eu le temps de se faire dans la bouteille pendant une journée a reconstitué le puzzle et enrichi ce très beau champagne d’une année qui n’est pas des plus brillantes, mais qui mêle élégance et beau fruité. On ne dira jamais assez à quel point l’aération calme fait des miracles. L’oxygénation est un sauveur.

Nuits Cailles 1915 jeudi, 4 juin 2020

Allant dans ma cave principale, puisque nous sommes déconfinés, j’ai envie de choisir quelque chose de grand. Je vais me faire assassiner par plusieurs de mes amis et je vais expliquer pourquoi. Cela se passe il y a une vingtaine d’années. Un ami expert en vins avait l’habitude de me rendre service en allant participer aux enchères en salles de vente à ma place. J’avais remarqué que je me laissais aller à acheter trop lorsque j’étais en salle. Nous étudiions les catalogues, cochant les vins qu’il faudrait essayer d’acheter et nous fixions les prix limites. Le jour d’une de ces ventes, je recevais dans un de mes entrepôts plusieurs centaines de clients dans une opération portes ouvertes, avec des buffets tentants et des vins choisis pour étonner voire émerveiller les clients de ma société industrielle. L’ami expert, tout excité, me rejoint et me raconte ce qu’il a acheté pour mon compte. Et il me dit qu’il avait transgressé mes instructions, espérant que je lui pardonnerais, en achetant 16 bouteilles de Nuits Cailles Morin Père & Fils 1915, pensant que je ne devrais pas passer à côté de ces merveilles que nous n’avions pas cochées. Il m’en montre discrètement une ou deux, car je suis attablé avec des clients. Je l’absous immédiatement tant les bouteilles sont belles.

Je chuchote à l’oreille de quelques clients de me rejoindre à une table pour que nous goutions un des 1915 avec mon ami expert. Le vin fut sublime. J’en ai bu douze, dont huit dans des dîners. Ils ont toujours été classés dans les trois premiers vins de chaque dîner, sauf dans le 200ème dîner où la compétition était trop forte. Mais chaque fois ces 1915 se sont montrés de très grands vins. Lors du transfert de ma cave en 2012 et 2013 d’un local exproprié, vers le local actuel, les bouteilles difficilement lisibles n’ont pas été toutes inventoriées et j’ai donc dit à mes amis qui auraient voulu boire à nouveau ce vin magique : « je n’en ai plus ». Alors, s’ils lisent que j’en ai bu une, ils vont me maudire de ne pas l’avoir bue avec eux. Ils me pardonneront quand ils sauront qu’il m’en reste une ou deux.

La bouteille de Nuits-Saint-Georges Les Cailles Morin Père & Fils 1915 que j’ai choisie a un niveau à environ dix centimètres sous le bouchon, mais l’examen de la couleur du vin à travers le verre de la bouteille me rassure. La bouteille est soufflée à la bouche, très lourde et probablement plus ancienne que 1915. La capsule se découpe facilement. Le bouchon se déchire à la levée au tirebouchon, mais c’est normal parce que le cylindre du goulot a des surépaisseurs qui empêchent la levée sans que le bouchon ne se brise. Noir en haut le bouchon est sain en bas et le goulot est propre, sans gras. La première odeur à 16 heures est plus proche du camphre que de la vieille armoire, mais cela ne m’affole pas.

Lorsque je remonte le vin de cave où je l’avais laissé car il fait très chaud, le parfum est intense mais un peu strict. Le premier contact est impressionnant. Le vin a une très grande puissance, des fruits généreux, et montre des aspects torréfiés ce qui est vraisemblablement lié au niveau bas. La couleur est rouge sang comme celle d’un vin jeune. Le vin est fluide, généreux et on pourrait penser à un vin des années 60, ce qui ferait une erreur d’appréciation d’un demi-siècle.

Ma femme a préparé une pièce d’agneau avec des pommes de terre sautées et des aulx. Le vin perd alors toute suggestion torréfiée et devient large et fruité, gourmand. C’est un pur plaisir.

Sur un époisses, le torréfié revient, au point que je ressens du café. Sur un saint-nectaire, beaucoup plus adapté au vin, le Nuits gagne en pureté, fraîcheur, et authenticité d’un grand vin des Côtes de Nuits. Il est fort, large et profond et donne un grand plaisir. Et les fruits sont là ! Il n’y a quasiment pas de lie.

Un tel vin est la récompense de ma passion, car une telle vivacité à 105 ans justifie tous mes propos. J’ai bu toute la bouteille, sans en garder pour le lendemain tant ce vin est gourmand.

Château Conseillante 1943 dimanche, 31 mai 2020

L’exploration de bouteilles de la cave de ma maison, qu’il vaudrait mieux boire rapidement, continue. Je prends en mains une bouteille de Château Conseillante Pomerol 1943. Spontanément, j’aurais écrit Château La Conseillante, dénomination utilisée le plus souvent dont sur un millésime 1946 très proche et un 1949, alors qu’une bouteille de 1928 a aussi oublié le « La ». Le « La » serait-il apparu entre 1943 et 1946 ? Ce serait cohérent avec ce que j’ai pu vérifier en regardant les photos de ce vin sur mon blog.

En main la couleur du vin n’est pas très nette, un peu trouble, ce que je n’aime pas trop. A la lumière le rouge sang du vin est assez beau. Le niveau dans la bouteille est basse épaule, ce qui justifie que je la boive. Le bouchon vient entier même s’il subit des déchirures, et le haut du bouchon est devenu sec. Le milieu du bouchon est noir mais peu gras et le bas du bouchon est d’une belle couleur de liège sain.

Je sens des fruits prometteurs et ma femme sent en premier un nez de bouchon qui ne m’avait pas alerté. Comment le vin va-t-il se comporter, nous verrons bien.

A l’heure prévue par ma femme je remonte la bouteille de Château Conseillante 1943 de la cave, déposée là car il faut chaud en cette fin de mois de mai. J’apprends que le poulet au four aura du retard. Pour occuper mon attente je découpe de petites tranches de comté et je me sers un verre. La question d’un éventuel nez de bouchon ou goût de bouchon ne se pose pas. Il n’y a pas l’ombre d’une trace. La couleur me plait beaucoup, sans aucun trouble et avec un sang de pigeon signe de jeunesse. Le nez m’apparaît un peu vieux. En bouche, le vin est droit et clair, mais sans grand intérêt. Il n’est pas inspiré. Je suis à deux doigts d’écarter ce vin sans âme, mais le poulet arrive.

La transformation est spectaculaire. Est-il possible que ce soit le même vin ? Est-il imaginable que le comté ait eu un tel pouvoir de neutralisation du vin ? Toujours est-il que c’est un vin superbe qui se montre maintenant, dont je reconnais la noblesse truffée du pomerol. Est-ce que le vin avait besoin de plus d’aération ? Il y a sans doute un peu des deux, comté et besoin d’aération. J’ai eu envie de vérifier en gardant un tiers de la bouteille pour le lendemain. Sur le poulet j’ai bu un vin qui ne pouvait pas masquer son âge, mais qui s’est comporté comme un grand vin.

Le lendemain au dîner, le parfum du vin est plus intense et plus amical. Le vin semble plus concentré, ce qui est compréhensible puisqu’il s’agit du bas de la bouteille. Le vin est plus large, plus plaisant à boire. Il a un petit soupçon de torréfié, ce qui est logique car il y a l’influence de la lie, présente sans être abondante, car une bonne partie est restée collée au verre de la bouteille. Le plaisir est plus grand, ce qui indique que le vin aurait pu profiter d’un temps d’aération de plus de quatre heures avec bonheur. « La » Conseillante, qui s’appelait alors Conseillante est un grand pomerol.

L’étiquette est de toute beauté