Archives de catégorie : dîners ou repas privés

Déjeuner au restaurant Récamier dimanche, 7 juin 2020

La sortie du déconfinement est progressive. Depuis trois jours il est possible d’aller aux terrasses des cafés, mais à l’intérieur rien n’est encore autorisé. Un ami journaliste qui écrit un livre sur la gastronomie veut absolument me voir et m’invite au restaurant Récamier qui dans une impasse offre de larges terrasses. Gérard Idoux, le maître des lieux connait tout le monde. On y voit des gens connus, car ce semble être l’un des points de rencontre de la capitale. Ce restaurant est connu pour ses soufflés et mon ami me suggère de prendre le soufflé au fromage. Avant, nous prendrons le jambon persillé « maison Vérot », qui est une institution.

Tout le personnel est masqué, et comme les tables sont très petites, quand on déjeune, le geste barrière est impossible avec son convive. Me voici pour la première fois depuis trois mois au contact d’un potentiel contaminé. Mon ami a fait le test et m’annonce qu’il n’est pas contagieux, aux nouvelles d’il y a deux jours.

La terrine est absolument remarquable avec un dosage parfait des ingrédients. Les oignons confits sont délicieux. Le soufflé est copieux, heureusement accompagné d’une salade, et se montre à la fois intense, joyeux et somme toute assez léger.

Mon ami m’a laissé choisir le vin et j’ai demandé un Champagne Veuve Clicquot Carte Jaune sans année. Ce champagne franc et sans histoire tient bien son rôle car il a une ampleur joyeuse et une lisibilité totale. Avec un aimable caractère, il est confortable pour ce type de repas.

Le patron qui connait mon ami est venu bavarder avec nous. Le geste barrière est impossible. On saura ce qu’il en est dans quinze jours. Voilà une table joyeuse et originale où il fera bon revenir.

Champagne Dom Pérignon 1993 dimanche, 7 juin 2020

Ça y est, c’est décidé, nous allons partir dans le sud après presque trois mois de confinement dans notre domicile de la région parisienne. J’avais envisagé la possibilité de rester près de Paris pendant tout l’été, mais l’appel de la mer est trop fort et le besoin de changement aussi.

Pour fêter cette décision (il me fallait bien un prétexte), je décide d’ouvrir un Champagne Dom Pérignon 1993. J’avais acheté trois bouteilles de ce champagne et le prix avait été ajusté car ces bouteilles avaient souffert, avec des étiquettes salies et des capsules heurtées. Mais les couleurs du champagne me paraissaient saines.

Le pschitt existe mais n’est pas très puissant. La bulle est très fine. Le parfum est expressif et vif. En bouche j’éprouve un sentiment étrange. Le vin a tout ce qui fait un grand Dom Pérignon, et je ressens chacune de ses qualités, mais je ne suis pas complètement satisfait, et je ne suis pas capable de savoir pourquoi. Le champagne au bouchon très chevillé est peut-être un peu plus vieux qu’il ne devrait, mais je ne trouve aucun signe d’âge. L’image qui me vient est celle d’un puzzle de mille pièces. Il est terminé et il manque une pièce, sans doute perdue. Le puzzle est donc terminé, mais il n’est pas terminé. C’est ce que m’inspire ce champagne qui a du charme mais n’en a pas assez. Je décide donc de garder la moitié de la bouteille pour voir ce qui se passera le lendemain.

Le lendemain, pour mettre toutes les chances de mon côté, j’ouvre une boîte de caviar osciètre. Et dès la première seconde, je sais que c’est gagné. J’avais remis le bouchon d’origine sur la bouteille et un joli pschitt apparaît. Le champagne a une énergie qu’il n’avait pas hier, une cohérence extrême, une joie de vivre et je bois un très grand champagne, de belle pureté. Il était donc coincé hier et l’oxygénation qui a eu le temps de se faire dans la bouteille pendant une journée a reconstitué le puzzle et enrichi ce très beau champagne d’une année qui n’est pas des plus brillantes, mais qui mêle élégance et beau fruité. On ne dira jamais assez à quel point l’aération calme fait des miracles. L’oxygénation est un sauveur.

Nuits Cailles 1915 jeudi, 4 juin 2020

Allant dans ma cave principale, puisque nous sommes déconfinés, j’ai envie de choisir quelque chose de grand. Je vais me faire assassiner par plusieurs de mes amis et je vais expliquer pourquoi. Cela se passe il y a une vingtaine d’années. Un ami expert en vins avait l’habitude de me rendre service en allant participer aux enchères en salles de vente à ma place. J’avais remarqué que je me laissais aller à acheter trop lorsque j’étais en salle. Nous étudiions les catalogues, cochant les vins qu’il faudrait essayer d’acheter et nous fixions les prix limites. Le jour d’une de ces ventes, je recevais dans un de mes entrepôts plusieurs centaines de clients dans une opération portes ouvertes, avec des buffets tentants et des vins choisis pour étonner voire émerveiller les clients de ma société industrielle. L’ami expert, tout excité, me rejoint et me raconte ce qu’il a acheté pour mon compte. Et il me dit qu’il avait transgressé mes instructions, espérant que je lui pardonnerais, en achetant 16 bouteilles de Nuits Cailles Morin Père & Fils 1915, pensant que je ne devrais pas passer à côté de ces merveilles que nous n’avions pas cochées. Il m’en montre discrètement une ou deux, car je suis attablé avec des clients. Je l’absous immédiatement tant les bouteilles sont belles.

Je chuchote à l’oreille de quelques clients de me rejoindre à une table pour que nous goutions un des 1915 avec mon ami expert. Le vin fut sublime. J’en ai bu douze, dont huit dans des dîners. Ils ont toujours été classés dans les trois premiers vins de chaque dîner, sauf dans le 200ème dîner où la compétition était trop forte. Mais chaque fois ces 1915 se sont montrés de très grands vins. Lors du transfert de ma cave en 2012 et 2013 d’un local exproprié, vers le local actuel, les bouteilles difficilement lisibles n’ont pas été toutes inventoriées et j’ai donc dit à mes amis qui auraient voulu boire à nouveau ce vin magique : « je n’en ai plus ». Alors, s’ils lisent que j’en ai bu une, ils vont me maudire de ne pas l’avoir bue avec eux. Ils me pardonneront quand ils sauront qu’il m’en reste une ou deux.

La bouteille de Nuits-Saint-Georges Les Cailles Morin Père & Fils 1915 que j’ai choisie a un niveau à environ dix centimètres sous le bouchon, mais l’examen de la couleur du vin à travers le verre de la bouteille me rassure. La bouteille est soufflée à la bouche, très lourde et probablement plus ancienne que 1915. La capsule se découpe facilement. Le bouchon se déchire à la levée au tirebouchon, mais c’est normal parce que le cylindre du goulot a des surépaisseurs qui empêchent la levée sans que le bouchon ne se brise. Noir en haut le bouchon est sain en bas et le goulot est propre, sans gras. La première odeur à 16 heures est plus proche du camphre que de la vieille armoire, mais cela ne m’affole pas.

Lorsque je remonte le vin de cave où je l’avais laissé car il fait très chaud, le parfum est intense mais un peu strict. Le premier contact est impressionnant. Le vin a une très grande puissance, des fruits généreux, et montre des aspects torréfiés ce qui est vraisemblablement lié au niveau bas. La couleur est rouge sang comme celle d’un vin jeune. Le vin est fluide, généreux et on pourrait penser à un vin des années 60, ce qui ferait une erreur d’appréciation d’un demi-siècle.

Ma femme a préparé une pièce d’agneau avec des pommes de terre sautées et des aulx. Le vin perd alors toute suggestion torréfiée et devient large et fruité, gourmand. C’est un pur plaisir.

Sur un époisses, le torréfié revient, au point que je ressens du café. Sur un saint-nectaire, beaucoup plus adapté au vin, le Nuits gagne en pureté, fraîcheur, et authenticité d’un grand vin des Côtes de Nuits. Il est fort, large et profond et donne un grand plaisir. Et les fruits sont là ! Il n’y a quasiment pas de lie.

Un tel vin est la récompense de ma passion, car une telle vivacité à 105 ans justifie tous mes propos. J’ai bu toute la bouteille, sans en garder pour le lendemain tant ce vin est gourmand.

Château Conseillante 1943 dimanche, 31 mai 2020

L’exploration de bouteilles de la cave de ma maison, qu’il vaudrait mieux boire rapidement, continue. Je prends en mains une bouteille de Château Conseillante Pomerol 1943. Spontanément, j’aurais écrit Château La Conseillante, dénomination utilisée le plus souvent dont sur un millésime 1946 très proche et un 1949, alors qu’une bouteille de 1928 a aussi oublié le « La ». Le « La » serait-il apparu entre 1943 et 1946 ? Ce serait cohérent avec ce que j’ai pu vérifier en regardant les photos de ce vin sur mon blog.

En main la couleur du vin n’est pas très nette, un peu trouble, ce que je n’aime pas trop. A la lumière le rouge sang du vin est assez beau. Le niveau dans la bouteille est basse épaule, ce qui justifie que je la boive. Le bouchon vient entier même s’il subit des déchirures, et le haut du bouchon est devenu sec. Le milieu du bouchon est noir mais peu gras et le bas du bouchon est d’une belle couleur de liège sain.

Je sens des fruits prometteurs et ma femme sent en premier un nez de bouchon qui ne m’avait pas alerté. Comment le vin va-t-il se comporter, nous verrons bien.

A l’heure prévue par ma femme je remonte la bouteille de Château Conseillante 1943 de la cave, déposée là car il faut chaud en cette fin de mois de mai. J’apprends que le poulet au four aura du retard. Pour occuper mon attente je découpe de petites tranches de comté et je me sers un verre. La question d’un éventuel nez de bouchon ou goût de bouchon ne se pose pas. Il n’y a pas l’ombre d’une trace. La couleur me plait beaucoup, sans aucun trouble et avec un sang de pigeon signe de jeunesse. Le nez m’apparaît un peu vieux. En bouche, le vin est droit et clair, mais sans grand intérêt. Il n’est pas inspiré. Je suis à deux doigts d’écarter ce vin sans âme, mais le poulet arrive.

La transformation est spectaculaire. Est-il possible que ce soit le même vin ? Est-il imaginable que le comté ait eu un tel pouvoir de neutralisation du vin ? Toujours est-il que c’est un vin superbe qui se montre maintenant, dont je reconnais la noblesse truffée du pomerol. Est-ce que le vin avait besoin de plus d’aération ? Il y a sans doute un peu des deux, comté et besoin d’aération. J’ai eu envie de vérifier en gardant un tiers de la bouteille pour le lendemain. Sur le poulet j’ai bu un vin qui ne pouvait pas masquer son âge, mais qui s’est comporté comme un grand vin.

Le lendemain au dîner, le parfum du vin est plus intense et plus amical. Le vin semble plus concentré, ce qui est compréhensible puisqu’il s’agit du bas de la bouteille. Le vin est plus large, plus plaisant à boire. Il a un petit soupçon de torréfié, ce qui est logique car il y a l’influence de la lie, présente sans être abondante, car une bonne partie est restée collée au verre de la bouteille. Le plaisir est plus grand, ce qui indique que le vin aurait pu profiter d’un temps d’aération de plus de quatre heures avec bonheur. « La » Conseillante, qui s’appelait alors Conseillante est un grand pomerol.

L’étiquette est de toute beauté

Moulin à Vent 1961 dimanche, 24 mai 2020

Après une série de vins prélevés en cave avec des niveaux très bas, car il faut au plus vite les boire, j’ai envie d’ouvrir une bouteille qui a toutes chances de briller. Dans le relevé d’inventaire, j’ai parfois indiqué « superbe » si la bouteille me paraissait d’un état prometteur. Parmi toutes les « superbes », j’ai envie de sortir des sentiers battus et je choisis un Moulin à Vent Lagrive 1961.

L’étiquette est belle et la capsule portant la Marianne indique « Julien Damoy Paris ». Le verre de la bouteille est bleu comme celui des bouteilles de la guerre, au début des années 40. Cela semble indiquer que l’on a embouteillé dans une bouteille de la guerre, réutilisée. Plus tard, en examinant attentivement la bouteille, j’ai émis l’hypothèse que la bouteille de réemploi eût son étiquette des années 40 et n’ait pas été étiquetée à nouveau. Seule la petite étiquette d’année, marquée 1961, aurait été mise à l’embouteillage du vin. Un des indices qui me fait penser à une étiquette des années 40, au-delà de la fatigue du papier, est que l’on a écrit « LAGRIVE E.J.D. 2, rue Berger, Paris » sans indiquer d’arrondissement. Il me semble qu’en 1961 on aurait ajouté un arrondissement. Un autre indice est d’indiquer « Grand Vin de Bourgogne » pour un Beaujolais.

A 16 heures j’ouvre la bouteille et le liège très peu dense du bouchon fait qu’il se segmente en brisures successives, mais avec la longue mèche, toutes les strates sortent ensemble. Le nez du vin n’est pas encore assemblé. Quatre heures lui feront du bien. Je n’ai pas d’inquiétude.

Ma femme a prévu des coquelets et un gratin de pommes de terre et aubergines. Le parfum du vin est superbe, cohérent et inspiré, annonçant un vin joyeux et large. L’attaque est belle. Le vin promet. Ce qui entraîne mon enthousiasme, c’est le finale très long et précis, tranchant comme une épée.

Par certains aspects le Moulin à Vent Lagrive 1961 se montre bourguignon mais il lui manque peut-être un peu de largeur pour l’être vraiment. Son amertume discrète, sa râpe sont d’un beaujolais. Ce qui me plait beaucoup est qu’il est confortable, avec les caractéristiques de l’année exceptionnelle qu’est 1961, puissante mais accueillante. J’aime sa personnalité et sa vivacité.

Comme pour les deux Palmer 1900, le saint-nectaire donne encore plus de présence et d’ampleur à ce Moulin à Vent qui, s’il n’est pas d’une complexité extrême, se montre un très grand vin.

La lie est relativement peu abondante. Elle délivre un message plus riche de grande sensibilité. Il y a 14 ans un Moulin à Vent 1947 avait brillé dans un dîner à l’hôtel Meurice préparé par Yannick Alléno et je l’avais classé premier dans mon vote. Les Moulin à Vent vieillissent remarquablement.

la couleur bleue des bouteilles de la guerre

phases d’ouverture de la bouteille

Château Palmer 1900 dimanche, 24 mai 2020

Il y a environ 35 ans, j’avais acheté quatre demi-bouteilles de Château Palmer 1900, ce qui est d’une grande rareté. A l’époque la cave de la maison avait pour rangement des étagères en fil d’acier, où les bouteilles se rangent dans les creux de ces supports en serpentin. Il n’y avait de place sur ces étagères que pour des bouteilles et j’avais donc rangé les demi-bouteilles dans un coin. Environ dix ans plus tard, j’en ai pris une en main avec l’envie de la boire et, oh stupeur, le vin s’était évaporé. Il ne s’agissait pas d’une perte de niveau mais bien d’une évaporation totale.

Attristé au plus haut point par cette constatation, je n’ai pas eu le courage de regarder les autres Palmer 1900, car c’eût été un choc trop fort pour mon cœur. Depuis, la cave de la maison me servait très peu, car je prélevais dans la cave principale les bouteilles à boire. De temps à autre j’allais quand même dans la cave de la maison, mais je ne voyais jamais les Palmer 1900 et quand j’ai changé de mode de stockage, à base de planches et de parpaings de Siporex, je ne les ai pas trouvés non plus.

Le temps a passé et pendant le confinement, j’ai inventorié la cave. Lors d’une séance d’inventaire, je prends en main une caisse de 12 bouteilles de Mouton Rothschild 1980 et que vois-je, en vrac, plusieurs demi-bouteilles dont trois de Palmer 1900. Les niveaux sont très bas. J’ai noté de devoir les ouvrir au plus vite.

Aujourd’hui, je prends en cave deux demi-bouteilles de Palmer 1900. La première n’a plus de capsule et le bouchon semble émietté. J’ai du mal à voir le niveau, mais il semble plus que bas. La deuxième a une belle capsule et avec une loupe je vois distinctement 1900 sur l’étiquette. Le niveau est à peu près à 6 centimètres sous l’épaule, ce qui correspond à une perte d’environ la moitié du volume. Il me semble quasi évident qu’il faudra prendre la troisième qui a un niveau plus élevé, entre 3 et 4 centimètres sous l’épaule, ce qui correspondrait à une perte d’un tiers du volume. Les trois bouteilles ont un bandeau lisible : « J. Hézard et Co, Bordeaux », alors que les étiquettes sont quasiment illisibles.

Vers 15h30, je commence les ouvertures. La plus basse a un niveau impossible à voir, car la bouteille est chemisée par le sédiment. Le bouchon a été dévoré par un ver car je vois des trous partout. J’essaie de pointer ma mèche métallique dans l’un des trous, mais tout s’effrite, et à aucun moment le piquage ne me donne un point d’appui pour remonter le bouchon. Il s’émiette, s’effrite, et tombe dans la bouteille et je perçois alors que la bouteille est totalement vide, comme celle d’il y a trente ans.

J’enlève la belle capsule de la deuxième bouteille et je peux relever entier le bouchon qui se laisse faire. Il est noir, gras, et le gras colle aussi au goulot. J’enfonce chacun de mes doigts un par un pour enlever le gras. Le nez du vin m’évoque une serpillière mais il n’y rien de rebutant. Le nez est plat mais ne condamne pas son avenir.

J’ouvre alors la troisième demi-bouteille de Palmer 1900. La capsule colle tellement au bouchon que je la retire en lambeaux. Le bouchon lui-même résiste énormément car il y a une surépaisseur dans le goulot qui ne permet pas de le remonter entier. Ce sont donc des lambeaux qui sont prélevés. Le parfum me plait beaucoup et dans ces circonstances, je place mes espoirs dans ce vin.

Ma femme sent les deux vins et pour elle les parfums sont très proches, alors que pour moi un monde les sépare. Je descends les deux demi-bouteilles en cave car il fait très chaud aujourd’hui.

Vers 20 heures, je remonte les deux Château Palmer demi-bouteille 1900. Le nez de la plus basse indique une certaine acidité et le nez de la plus haute me plait beaucoup, équilibré. Les parfums s’étant plutôt rapprochés, donnent raison à ma femme.

En bouche, le premier vin a une attaque très plaisante, rassurante, d’un vin qui pourrait être des années 60, plutôt jeune. C’est le finale qui limite le plaisir, du fait de son acidité qui rappelle qu’il a 120 ans.

Le second a une attaque un peu moins plaisante quoique bien acceptable, et son finale plus équilibré en fait un vin plaisant. Je suis assez satisfait de celui-ci, mais malgré tout, le miracle n’est pas au rendez-vous et ce n’est pas étonnant du fait des évaporations. C’est alors que j’ouvre un saint-nectaire qui crée comme un petit miracle. Car la saveur crémeuse du fromage neutralise l’acidité des deux vins. Pendant un instant j’ai eu enfin le goût d’un Palmer 1900 épanoui et brillant tel qu’il devrait être. Mais ce fut fugace.

La fin de bouteille, presque à la lie, a perdu toute acidité, se montrant gourmande pour les deux bouteilles. J’ai écouté ces deux vins, mais l’acidité présente pendant presque tout le parcours a empêché une complète émotion.

J’ai gardé les lies dans les verres, la plus basse ayant nettement moins de lie que la plus haute. Au réveil le lendemain, la plus basse ne sent rien et le parfum de la plus haute est magnifique, très pur. Au déjeuner, le parfum de la plus basse est revenu, très beau et celui de la plus haute est magique, comme si le vin n’avait jamais eu le moindre défaut. Les mystères des vins sont sans limite.

la bouteille sans capsule a un bouchon rongé par un ver

les bouchons des deux autres bouteilles

la couleur des deux vins à divers stades de la dégustation

Château Pape Clément 1929 samedi, 16 mai 2020

Pour l’instant, je ne suis pas lassé d’ouvrir des bas niveaux de vins récemment inventoriés. Alors, je continue avec un Château Pape Clément 1929. Le niveau est juste au bas de l’épaule mais pas en dessous. Le haut de la capsule est magnifiquement ciselé, montrant bien sûr la tiare et les deux clefs du Vatican mais aussi : « J. Cinto Propriétaire ». A 16 heures le bouchon est tiré, de belle qualité et le chiffre 1929 est clairement lisible. Le nez évoque une vieille armoire ou un tiroir qui n’a pas été ouvert pendant des décennies, mais il n’y a aucune odeur rédhibitoire. Rien ne se dessine à ce stade.

Au moment de servir, quatre heures plus tard, le nez est encore incertain, discret et sans mauvaise odeur. La couleur est assez fortement terreuse, ce qui n’est pas très encourageant. Avant de le boire, je pense à mon approche dans la dégustation des vins. Je dis toujours dans mes dîners et à l’académie des vins anciens : « on ne juge pas un vin, on essaie de le comprendre ». Et j’ajoute : « le mot important est :  »on essaie », car cela veut dire qu’on est humble ». C’est ainsi que je ne donne jamais de notes aux vins. Donner une note, c’est se croire le maître et considérer le vin comme l’élève. Qui peut avoir cette prétention ? Je considère que le vin est mon maître et je suis son élève. Je l’écoute.

Bien sûr je ne peux pas ignorer que les notes données aux vins sont comme un étalonnage. Les experts s’en servent. Mais les amateurs ne devraient pas, parce que leur notation est purement subjective. Je me remémore l’une des plus belles séances de l’académie des vins anciens. C’était au début 2006. Nous étions 52 académiciens, forts de 47 vins à partager. Aubert de Villaine avait apporté un Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1942, Pierre Lurton avait apporté un Yquem 1937, Didier Depond avait apporté un Champagne Salon 1959 en plus d’un Bouzy Delamotte 1933 et Jean Hugel avait apporté un Riesling Hugel Sélection de Grains Nobles 1915 qui est à mon sens le vin le plus extraordinaire que nous ayons bu à l’académie.

J’étais assis à côté d’Aubert de Villaine. Le champagne Salon 1959, ouvert sur l’instant, a une couleur de bouillon ne dit rien qui vaille. Dégorgé sans doute il y a plus de trente ans il n’a plus de bulles. Assez rapidement je me rends compte que ce vin est mort, et bien qu’il sorte de la cave du domaine, cela peut arriver. Pour moi la messe est dite, mais Aubert de Villaine cherche à trouver des morceaux de message et à comprendre ce vin. J’ai beaucoup apprécié cette attitude positive. Force était de constater que le vin était mort. Mais l’écouter jusqu’au bout est une attitude de respect qui me plait.

Fort heureusement le Pape Clément 1929 n’est pas dans cet état. Avec lui, je dois avouer que je prends du plaisir. L’attaque est franche, pure, et l’on a clairement la sérénité des vins de Graves. C’est plutôt l’année que je ne reconnais pas, car je mettrais volontiers ce vin dans la décennie 50 plutôt que dans la décennie 20.

Le vin n’a pas de défaut. Ce qu’il a, c’est un léger déficit de complexité. L’effet vieille armoire, si l’on peut dire, se traduit par un effacement de sa complexité. Le vin est pur, franc, buvable au point que je finirai la bouteille, à la lie peu abondante et finement émiettée. La fin de bouteille, plus épaisse, est beaucoup plus gourmande et cohabite avec un gâteau au chocolat dont ma femme a le secret.

J’ai écouté ce vin, j’ai profité de son message, et j’en ai tiré du plaisir, même si ce n’est pas le grand Pape Clément 1929 qu’il aurait pu être. Cela fait partie du parcours, lorsque l’on se passionne pour les vins anciens.

Château Latour 1934 samedi, 16 mai 2020

L’inventaire des vins de la cave a révélé de belles surprises mais aussi des évaporations. J’ai trouvé quatre Château Latour 1934. Ce soir, je vais ouvrir celui qui a le niveau le plus bas, qui est légèrement sous le bas de l’épaule. Je continue donc mon exploration des bas niveaux.

A 16 heures j’ouvre la bouteille. Le bouchon est d’un liège d’excellente qualité qui cependant n’a pas empêché l’évaporation. Le nez est discret mais me laisse penser que le vin peut revivre. Quelques minutes plus tard, je sens une légère impression de torréfaction. C’est discret mais je redoute cette odeur.

Pour le dîner nous aurons un poulet cuit avec des pommes de terre, des oignons et des aulx. Lorsque je verse le vin, la couleur est à peine tuilée. Elle rougira un peu plus tard. Le nez est extrêmement précis et la trace de torréfaction a disparu. Ma femme sent le vin et le trouve très jeune et puissant. Le nez est beau. L’attaque du vin est un rayon de soleil. Le vin est entraînant et joyeux. C’est une entrée en matière magnifique. En milieu de bouche, c’est la sérénité et la justesse qui sont impressionnants. J’essaie d’imaginer un acteur de cinéma qui pourrait représenter cette justesse de ton. Et le nom qui me vient est Henry Fonda, acteur qui joue dans chacun de ses rôles sans se forcer, et sans faire du Henry Fonda. Ce vin est un grand Latour, d’un équilibre rare. Le finale est sans doute ce qui m’enthousiasme moins, car l’attaque en bouche est vraiment glorieuse.

Je n’aurais jamais imaginé qu’un vin au niveau aussi bas puisse ne souffrir d’aucune déviation et offre une telle puissance avec autant de joie de vivre. C’est un très grand Latour. La lie est très peu abondante. Voilà encore une belle expérience.

Climens 1966 samedi, 16 mai 2020

Durant l’inventaire de la cave de ma maison, j’avais remarqué qu’un Château Climens 1966 avait un bouchon en mauvaise posture. Il ne flottait pas dans le vin mais il était suffisamment descendu dans le goulot pour qu’il tombe en cas de manipulation un peu brusque. Je vais essayer de voir ce soir s’il est encore buvable. Vers 17 heures, j’enlève la capsule. Je sais qu’il est impossible de remonter le bouchon aussi je vais carafer le vin. Le parfum est parfait. Pas l’ombre d’une déviation. Ma femme qui le sent confirme que le vin est pur. Comme le carafage interdit l’oxygénation lente, il est possible de goûter le vin maintenant. L’attaque est d’abricots, puis viennent des évocations de peau d’orange. Le finale évoque des zestes de pomelos. Ma femme fera ce soir des coquilles Saint-Jacques juste poêlées et une tarte aux abricots.

Les coquilles sont servies avec de fines tranches de pommes de terre grillées sur la poêle. Le Château Climens 1966 est fantastique. Les sauternes peuvent évoluer de deux façons, soit conserver le côté gras et sirupeux qui fait le charme de ces liquoreux, soit devenir plus secs, comme s’ils avaient « mangé leur sucre ». J’aime ces deux expressions et dans le cas présent, si le Climens a le nez d’un sauternes sirupeux, sa bouche est résolument sèche ce qui en fait un compagnon idéal des pommes de terre.

Le vin est fluide, roulant sur la langue comme l’eau fraîche d’un ruisseau de montagne. C’est un vin plein d’énergie, légèrement amer dans le finale, et d’une grande fraîcheur. J’ai un amour particulier pour ce Climens noble et plein de vivacité, qui ne force pas son talent, n’ayant rien à prouver. Il est naturel.

Il y avait un grand risque avec ce bouchon descendu dans le goulot mais heureusement, le bouchon n’étant pas tombé dans le liquide, il n’y a pas eu de dommage. Ce dîner s’est décidé au dernier moment et tout en étant impromptu, ce fut un beau dîner.

Deux demi-bouteilles sublimes lundi, 4 mai 2020

J’arrive en fin d’inventaire des vins de la cave de ma maison. Comme elle n’a pas été utilisée depuis des années, les niveaux de nombreuses bouteilles ont baissé, mais il y a aussi de belles surprises de bouteilles anciennes de très beaux niveaux et de bouteilles que j’avais complètement oubliées. En ce dernier jour d’inventaire, je prends en main une demi-bouteille de Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1960 dont le bouchon est descendu dans le goulot et a toutes chances de tomber, car il est en biais. Il faut vite la boire. Je prends ensuite en main une demi-bouteille de Château Cheval Blanc 1955 dont le niveau est à 2 centimètres sous le niveau du bas de l’épaule. Dans les catalogues de vente, on appelle cela « vidange ».

C’est une excuse pour organiser un repas impromptu avec ces deux demi-bouteilles que je remonte de cave pour les ouvrir. Le bouchon du vin blanc est très descendu. Normalement il va tomber dès que je vais essayer de pointer la longue mèche. Je m’arme de patience, et avec des gestes très lents, j’arrive à piquer la mèche dans le bouchon. Mais je n’arrive pas à le remonter car il tourne dans le vide. Je pique avec l’autre mèche que j’ai toujours en réserve et en tirant très fort, j’arrive à soulever le bouchon qui vient entier. Le parfum du vin me surprend car il est d’une belle pureté et offre des fruits rouges ce qui est rare pour un vin blanc.

Le bouchon du Cheval Blanc est très dur à tirer et c’est un sujet qui m’étonne souvent : les bouchons qui ont laissé s’évaporer beaucoup de liquide résistent plus que les autres. Pourquoi, je ne saurais l’expliquer. Le haut du bouchon est retiré en petits morceaux pour alléger l’adhérence du bouchon. L’essentiel vient en un seul morceau. Le parfum m’étonne, car c’est exactement le parfum que j’aimerais sentir d’un grand Cheval Blanc. Nous verrons.

Deux heures plus tard, le repas est prêt, de truite fumée, de risotto au parmesan et de jambon fumé. Le Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1960 a gardé cet irréel parfum de fruit rouge, plaisant et séducteur. Le vin est un Chevalier-Montrachet académique, très éloigné de ce qu’offrirait un Bâtard-Montrachet. Il est opulent, large, dynamique et offre une belle finesse. Si vraiment on voulait lui trouver un défaut, mais est-ce nécessaire, c’est qu’il a certainement été plus vif lorsqu’il était plus jeune. Mais il compense par sa sérénité.

Le parfum du Château Cheval Blanc 1955 est la perfection du parfum d’un saint-émilion. En bouche, c’est comme si je recevais un uppercut d’un Joe Frazier. Ce vin a le charbon et la truffe d’un grand saint-émilion et il a ce qui fait la grandeur d’un Cheval Blanc du plus haut niveau, racé et riche. Il m’évoque le sublime 1945, plus que le 1947 moins conventionnel. Je suis aux anges car le vin est parfait. Comment est-il possible qu’un vin en demi-bouteille avec une forte perte de volume puisse donner un vin aussi brillant, c’est une énigme et la magie du vin.

En revenant du vin rouge au vin blanc je mesure à quel point le Chevalier-Montrachet a une énergie triomphante. Des deux vins, c’est le bourgogne qui est le « mâle dominant ». C’est comme si une bombe m’explose en bouche. Jamais je n’aurais imaginé que ces deux vins puissent atteindre un tel niveau. Les vins ne cessent de m’étonner.