Le lendemain, retour au restaurant Pages. Nous sommes sept, quasiment tous des habitués du rituel week-end du 15 août dans le sud, au cours duquel nous ouvrons de grands vins. On ne change pas les habitudes d’une équipe qui gagne, et les vins ce soir seront mémorables.
Le menu exécuté par Yoko, l’adjoint du chef Teshi, empêché d’être avec nous, a donné l’occasion d’une prestation remarquable. Son contenu est : chips / ceviche de dorade royale, coriandre, cébette / pain soufflé et citron / bonite de Méditerranée fumée au foin / caviar de Sologne sur une crêpe ciboulette et crème de mascarpone / bœuf Wagyu Ozaki en carpaccio et herbes / Saint-Jacques et racines / cromesquis de foie gras au bincho et purée de potiron / encornet de Noirmoutier au chorizo et céleri rave, fleur de capucine et pensées mouron des oiseaux / turbot, jus de palourde, bigorneau, citron-caviar, riz soufflé / poulette du Pâtis de Pascal Cosnet, cébette et œuf tamago mariné dans le jus de volaille pendant une nuit, émulsion à la reine des prés, truffes blanches d’Alba / bœuf de Simmenthal 45 jours, Galice 90 jours, bœuf Ozaki sur le bincho et boeuf Ozaki poêlé sur la fonte / topinambour à la vanille / coriandre et citron-caviar / Mont-Blanc au Mikan (mandarine japonaise) glace rhum châtaigne crumble mikan et citron vert / verveine en sirop, sorbet et croustillant / mignardises : tarte aux pommes, éclair noisette et guimauve citron vert.
L’exécution de ce menu est magistrale, les recettes étant aussi précises que lorsque le chef est là, ce qui est à son honneur et à l’honneur de cette équipe qui s’entend si bien. Le plat le plus extraordinaire du repas, ce sont les encornets, suivi par le turbot, l’œuf et bien évidemment le plat signature, les trois préparations de bœuf. Mais ce soir nous avons inauguré à ma demande une nouveauté, ce furent les quatre préparations de bœuf. La veille j’avais dit à Teshi que je préfèrerais sans doute le Wagyu Ozaki non passé au bincho qui donne un goût charbonneux. Teshi m’avait répondu que ce passage permettait d’éviter que le bœuf n’apparaisse trop gras. Il fut alors décidé d’essayer les deux ce soir et c’est ce que Yoko a fait. La démonstration est concluante pour moi car je préfère le wagyu non passé au bincho, plus pur, mais elle ne vaut pas loi, puisqu’autour de la table, des amis ont préféré le Ozaki au bincho. Il faut probablement proposer les deux.
Vincent le sommelier a ouvert quelques bouteilles et j’ai ouvert les plus anciennes à mon arrivée, quelques minutes seulement avant l’arrivée des amis. Vincent a fait à notre égard un service très compréhensif.
Le Champagne Egly-Ouriet « Les Vignes de Vrigny » Premier Cru Pinot Meunier dégorgé en septembre 2013, après 38 mois de passage en cave, est très agréable, franc et nous nous en satisfaisons bien volontiers.
Le Champagne Jacques Selosse Grand Cru Blanc de Blancs 1995 dégorgé en février 2003 est une bombe de bonheur. C’est son bouquet floral qui est impressionnant. Il a aussi des fruits rouges compotés et légèrement confits. Il est très peu fumé et sa force de caractère est appréciée, même si sa longueur n’est pas extrême. L’ami qui l’a apporté avait peur d’un accident possible de bouchon car la cape était accidentée mais le champagne n’en a rien ressenti.
Le Champagne Krug 1998 marque un nouveau saut qualitatif, avec le même caractère floral que le Selosse, mais poussé encore plus loin. Ce champagne complexe est au sommet de la hiérarchie. Il y a des Krug plus complexes, mais celui-ci, en ce moment, est glorieux. Il est vif, sur une belle acidité citronnée.
Le Chevalier-Montrachet maison Bouchard Père & Fils 1990 se présente dans une bouteille au niveau parfait et à la couleur divinement belle. Dans le verre le vin est d’un or citronné du plus bel effet. C’est le parfum du vin qui est envoûtant. Il est riche, puissant, enveloppant la bouche d’une belle sphéricité, avec un joli citron peu acide. C’est un très grand vin noble, joyeux, de plénitude. Les feuilles d’huître sont un peu excessives sur la chair de l’Ozaki. Le vin préfère le carpaccio seul.
Comme nous sommes un peu à court de vin à ce stade du menu, l’ami qui a apporté le Selosse récidive avec un Champagne Jacques Selosse Grand Cru Blanc de Blancs dégorgé en juillet 2004. Comme si cet ordre avait été préparé de longue date, ce champagne continue la marche de l’empereur vers l’infini gustatif, puisqu’il est encore plus grand que les trois champagnes précédents. Il faut dire que contrairement aux autres, il est entré dans une phase de maturité marquée, comme en témoigne sa couleur beaucoup plus foncée. C’est une belle surprise et on note des évocations aussi bien de zestes d’oranges que de marrons glacés. C’est dire ! L’accord avec le turbot est superbe.
Le Château Mouton-Rothschild 1989 dont la bouteille a un joli dessin de Baselitz « Die Mauer » puisque c’est l’année de la chute du mur de Berlin, est une expression de l’aboutissement de Mouton-Rothschild. Le nez est intense, presque enivrant. La bouche est puissante, guerrière, de truffe noire, de charbon, de graffite, de tabac, avec un équilibre diabolique. On dirait que ce vin est gravé dans le marbre tant il va tenir tout au long de sa dégustation en nous donnant une impression de totale perfection.
Le vin qui suit s’inscrit dans la ligne de ma passion pour le vin, d’explorer toutes les formes de vins anciens quand j’en attends la surprise. La bouteille est belle, bourguignonne ventrue. L’étiquette principale ne porte que les expressions suivantes : « Gevrey-Chambertin » et « Appellation Contrôlée ». On chercherait vainement le nom d’un producteur ou d’un négociant. L’étiquette porte en haut une frise aux grappes de raisin dont le centre est la tête d’un satyre cornu au rire dionysiaque coquin. L’année sur la petite étiquette est 1947. Je me suis intéressé à ces curiosités car avec l’âge il y a le plus souvent de belles surprises. Et ce Gevrey-Chambertin 1947 ne trompe pas mes attentes. Il ne souffre pas de passer après le Mouton 1989. Il est bien sûr d’une structure moins noble mais il est gourmand. Il est torréfié, évoque le café et le cacao mais aussi la luxure que le satyre appelle de ses vœux. C’est un vin charmeur, gratifiant, de belle mâche.
Le Château d’Yquem 1988 qui apparaît maintenant correspond à une tradition et un rite. Ma femme ne boit qu’Yquem et un ami ajoute toujours Yquem quand nous nous rencontrons pour boire de grands vins. Et ce 1988 est conforme à sa réputation de leader de la trilogie 1988 – 1989 – 1990. Il est parfait et entrera certainement dans l’histoire comme un très grand Yquem. Il atteint une sérénité et une maturité qui en font un vin complet, avec une évocation de mangue passée à la plancha, d’un peu d’abricot et des zestes d’orange, mais surtout une mâche joyeuse qui réjouirait le satyre du Gevrey précédent.
Deux vins émergent de cette magnifique brochette éclectique, le Mouton 1989 et le Selosse dégorgé en 2004. Je les classe dans cet ordre et ma fille cadette les classe dans l’ordre différent. Viennent ensuite le Chevalier Montrachet 1990, l’Yquem 1988 et le Krug 1998. Mais les autres ont aussi beaucoup de qualités.
J’ai donné à Yoko et son équipe des verres de quelques vins dont le Mouton et l’Yquem. La joie de l’équipe est un vrai plaisir. La cuisine de Pages est d’une élégance particulière. Chaque saveur a une utilité. Tout est suggéré, dosé, pianoté, avec énormément de sensibilité. L’ormeau m’avait émerveillé hier, aujourd’hui c’est l’encornet.
Ce dîner, comme disait mon grand-père dans les grandes occasions, est à marquer d’une pierre blanche.
à la fin du service, la grosse lampe de la cuisine éclaire une fleur blanche