Quand on programme des visites, on veut trop en faire. Nous arrivons au château Rollan de By avec un extrême retard. Jean Guyon arbore un sourire naturellement accueillant malgré cet écart. Nous visitons ses chais à toute vitesse car il suffit à Jean de quelques mots pour synthétiser ce que l’on doit savoir, quand d’autres domaines jouent la montre en décrivant des détails qui sont particulièrement loin des préoccupations de l’amateur. La dégustation de ses jeunes vins est assez bluffante. Bien sûr il n’y a pas la complexité de certains vins, mais c’est franchement bon. Ici ou là on verra du modernisme. Je l’ai trouvé suffisamment intelligent pour ne pas tomber dans l’excès. Il y a du beau travail qui est fait. Le dynamisme entrepreneurial de Jean Guyon se voit dans chacun de ses mots. On peut imaginer que cela indispose certains. Force est de constater qu’il bouge dans le bon sens. Cette liberté de ton, cette décontraction se verront au dîner à son domicile, car il nous a traités en amis, comme le fit Corinne Mentzelopoulos à Margaux et Jean Jacques Bonnie à Malartic Lagravière. Si mes amis américains s’imaginent que c’est toujours comme ça, leurs prochaines tentatives montreront comme ils furent gâtés pendant cette semaine inoubliable.
Dans les chais nous avons bu : château Tour Séran 2002 fort plaisant pour un vin d’entrée de gamme, château La Clare 2002, château Rollan de By 2002 et château Haut-Condissas 2002. Faciles en bouche, de complexités croissantes, fort agréables. A table au château, après un champagne Ayala 1996, le château Rollan de By 1993 en double magnum montre une séduction particulièrement remarquable pour un vin de cette année. C’est intelligent et plaisant. Le Haut Condissas 1997, lui aussi en double magnum est brillant. Un nez de grand vin, une élégance particulière. Jean Guyon réussit là une belle démonstration de la valeur de ses vins. Il nous avait autorisés à apporter nos propres vins, ce que nous fîmes. Il convient de remarquer que Jean Guyon avait annoncé que contrairement à moi il n’aimait que les vins jeunes. Quand il but à l’aveugle un délicieux Ducru-Beaucaillou 1959 (qu’il reconnut, bravo) et un château Pavie 1964 d’une rare perfection et quand il s’enticha de ces deux vins, j’ai douté de ses pétitions de principe contre les vins anciens.
Nous faisons l’expérience d’un Penfold BIN 389 Cabernet Shiraz australien 1998 qui titre 14,5°. Etrange jus de cassis aux notes mentholées que certains appellent du vin. J’offre à mes compagnons de voyage une Commandaria de Chypre 1909 au nez exquis, au lien de parenté très fort avec les Chypre 1845 dont j’ai de nombreux exemplaires. C’est un vin que j’adore, fait de saveurs doucereuses évoquant les pruneaux et les coings. La trace en bouche est infinie. Mes amis n’ayant pas de repère furent un peu désemparés. Nous fîmes une comparaison avec un Maury Mas Amiel 1985. Il est amusant de constater les points communs entre les deux vins, le Chypre brillant par sa longueur immense et sa complexité. Ayant débouché la bouteille, j’avais encore le lendemain la trace de ce parfum sur mes mains, comme cela m’arrive avec les plus vieux Chypre. Les notes de réglisse abondent.
Jean Guyon nous a traités en amis, car c’est son caractère.
Archives de catégorie : vins et vignerons
visite au Chateau d’Issan avec mes amis américains mardi, 24 mai 2005
Le premier rendez-vous est au Château d’Issan, élégante demeure aux douves plus romantiques que défensives. Un très ancien chai accueille aujourd’hui des concerts. Emmanuel Cruse nous reçoit, tout sourire, plein d’humour. Sous le discours amène, quelques vérités cinglent, loin de la langue de bois. Nous buvons ses paroles et son 2004 particulièrement élégant.
visite de Lynch Bages et déjeuner mardi, 24 mai 2005
A Lynch Bages au contraire, c’est l’usine à dégustation. C’est la Sécurité Sociale du goûteur, et l’on se sent calibré. Le contact est impersonnel même si on nous fait goûter un sympathique Lynch Bages 1999 un peu moderne, après avoir dissout nos gencives par l’acidité des 2004 de la maison aux nombreux domaines. On apprécie d’autant plus le privilège d’avoir Jean Michel Cazes s’asseyant à notre table de déjeuner dans la gentille auberge où je dînais hier. C’est un patron, un homme de management. Il réfléchit à long terme, sait ce qu’il veut. Il est d’une génération aux longues dents qui fait le goût que le consommateur veut. Et si ce goût est américain on fera de l’américain. Ce n’est pas lui qui le dit, c’est l’impression que j’ai eue. Homme charmant, charmeur, puissant, fonceur, il fait sans doute beaucoup pour le dynamisme de sa région. Son hôtel en est un exemple, comme les Caudalies pour la famille Cathiard ou le Plaisance pour la famille Perse.
A table nous profitons d’un Ormes de Pez 1990 fort joli, fidèle représentation du charme de l’année 1990. Le Lynch Bages 1985 servi en magnum, variable selon les magnums, est un peu simplifié. Mais comme on le verra plus loin, la dégustation forcenée de vins à ne pas boire, puisque la mode est de présenter les vins pressés il y a seulement sept à huit mois modifie notre palais. L’ambiance du repas à la belle cuisine puisqu’elle est inspirée par Thierry Marx met un sourire sur nos lèvres.
visite à Léoville Las Cazes mardi, 24 mai 2005
On nous avait recommandé d’être d’une ponctualité rigoureuse à Léoville Las Cazes, mais une fois sur place, on nous demanda d’attendre. Après plusieurs vins de l’année sobrement expliqués en français par le maître de chai, le Léoville Las Cazes 2002 montre une belle intelligence, sans me faire sauter en l’air.
inoubliable dîner à Château Margaux mardi, 24 mai 2005
L’émerveillement de la journée allait provenir d’une de ces visites dont on se souvient toute une vie. Au portail du château Margaux, Paul Pontallier, directeur général nous attend. Visite qu’il commente en anglais. Je bois du petit lait, car il explique comme la démarche du château est commandée par l’histoire et par le doute constructif : un comité de direction pose des questions sur tous les sujets pour que les choix soient justifiés. La dégustation en chai est sérieuse : Pavillon rouge 2004 déjà ingambe, Margaux 2004 d’une beauté souriante quand le Margaux 2003 est plus austère. De ces deux vins encore en fût le plus jeune est heureux d’être né quand le plus ancien ronchonne de devoir bientôt quitter son fût pour être mis en bouteille. Le Margaux 2000 est magnifique, mais il faudra attendre plus de dix ans avant de le voir flamboyant. Et la plus belle démonstration vint du Margaux 1995, pleinement dans la définition de ce grand vin à la longueur en bouche exceptionnelle. Paul Pontallier insista sur la fraîcheur du final de chacun de ses vins. Il a raison.
Corinne Mentzelopoulos nous accueille sur les marches de l’imposant escalier du château et se prête de bonne grâce aux innombrables photos de groupe, chaque appareil voulant garder la trace de l’instant. L’apéritif est organisé autour du champagne Krug 1988 à la couleur de blé doré. Ce qui me frappe c’est l’extrême subtilité des canapés aux saveurs délicieusement accordées au Krug. On s’essuie les lèvres avec des petites serviettes brodées. Ça fleure bon le raffinement. Je vois Corinne Mentzelopoulos toute excitée car de belles vaches brunes paissent en un champ où elle ne les voit jamais Cela me fait penser à Alexandre de Lur Saluces et sa passion pour les bazadaises. Des vignerons pastoureaux, c’est rafraîchissant.
Nous visitons les anciennes cuisines du château et nous rejoignons une belle salle proche des chais où trois belles tables ont été apprêtées. Je suis placé à celle de la maîtresse des lieux et je ne peux m’empêcher d’être émerveillé par le personnage. Elle a bavardé avec chacun, voulant comprendre les parcours, les envies, les convictions. Elle a raconté son chemin, qui montre qu’elle n’est pas née avec une cuiller en argent, ce qui explique sans doute cette volonté de réussite. Ses enfants n’ont cessé de l’appeler sur son portable dernier cri. Elle répond avec la douceur d’une mère, traitant les soucis minuscules comme s’ils étaient cyclopéens.
Sur une cuisine idoine, nous démarrons par Pavillon blanc de Château Margaux 2004. J’aime la décontraction de ce clin d’œil où l’on s’affranchit de toute convention. Le blanc n’est même pas pré-pubère, il est pré-embryonnaire. Mais ça passe gentiment. Le Château Margaux 1989 me parait assez simplifié, limité à une juxtaposition du bois et du fruit. Il va s’assembler petit à petit, sans vraiment montrer la richesse que l’on devine seulement. Corinne Mentzelopoulos a comme moi un petit recul quand on sert le Château Margaux 1961 en magnum. Je me suis longtemps demandé ce qui n’allait pas, alors que Paul Pontallier, consulté par Corinne Mentzelopoulos et que j’interrogeai après le repas affirma : R.A.S. Je pense qu’il y a peut-être eu un petit accident au moment de la décantation, la bouteille que l’on remplit pouvant avoir eu un peu d’eau ou de liquide parasite. Margaux 1961 doit être beaucoup plus brillant que ce que je bus. Corinne Mentzelopoulos indiqua que le 1961 partagé il y a une semaine avec la Bacchus Society, club que j’avais rencontré à Pichon Longueville Comtesse de Lalande, était nettement supérieur. Il convient de dire que notre palais fatigué par les douloureux 2004 de deux jours n’avait peut-être plus la capacité de jouir de ces grands vins.
Les macarons de Pierre Hermé à la rose et à l’olive produisent chez Corinne Mentzelopoulos un réflexe de gourmandise. Elle est comme une enfant. Sur Climens 1983 c’est évidemment un bonheur que ces succulents macarons. Je fus aussi enfant qu’elle.
Ce qui est le plus époustouflant, c’est la simplicité aérienne de cette femme qui possède un vin de légende. Active, parlant beaucoup, écoutant beaucoup, chaleureuse, elle nous raccompagna au bus en chantant des mélodies américaines alors qu’elle aurait pu se contenter de nous saluer sur le seuil. Elle s’ingénia avec mon appareil photo à faire des photos artistiques, demandant à deux amis de prendre une pose, immobilisant à minuit notre groupe jusqu’à ce qu’elle capte la bonne émotion. Seule une femme épanouie et faisant un grand vin peut avoir cette décontraction.
Le ciel d’une chaude nuit de mai brillait de myriades d’étoiles. Les visites bordelaises et leur cortège d’étonnements se poursuivent dans le prochain numéro.
dîner au chateau de Beaune (Bouchard) avec un groupe d’américains dimanche, 22 mai 2005
Notre groupe d’amateurs de Bordeaux formé d’américains en majorité mais aussi de canadiens, suisses, allemands et français a ouvert son congrès annuel par un apéritif aux Caves Legrand et un dîner au restaurant Dauphin (bulletin 142). Je leur ai proposé un crochet par Beaune avant un lourd programme bordelais.
Nous arrivons à Beaune sous la pluie pour visiter les caves de la maison Bouchard Père & Fils avec Bernard Hervet qui a concocté un voyage « souterrain » passionnant. Après s’être recueillis devant des flacons légendaires et uniques datant de 150 ans, nous avons goûté les 2004 dans une cave de mûrissement d’un joli gabarit (Pierre Fulla, opus cité). Les échantillons avaient été préparés, car tirer la pipette pour vingt personnes est un exercice épuisant. Les rouges furent : Savigny lès Beaune Les Lavières, Beaune Marconnets, Volnay Clos des Chênes, et un magnifique Clos Vougeot. Les blancs de 2004 : Meursault les Clous, Meursault Perrières, Chevalier Montrachet La Cabotte d’une rare subtilité et Montrachet, le seigneur de ces vins. Même si je sens une évolution des 2004 par rapport à la visite en Bourgogne d’il y a moins de vingt jours, je continue de penser que goûter des vins de six mois est un exercice de vigneron, nécessaire pour eux, mais seulement intellectuel pour les amateurs que nous sommes. La démonstration allait en être donnée par les 2003. Car, même s’ils sont trop jeunes pour être vraiment bus, ils ont déjà tous leurs membres et annoncent clairement la dominante de leurs futures qualités.
Les rouges 2003 : Monthélie les Duresses fort agréable et plus puissant que ce que j’attendais, Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus, une icône du travail de la maison Bouchard, Volnay Caillerets « ancienne cuvée Carnot » que j’ai adoré, Nuits Saint Georges « Les Cailles » plus austère et Le Corton, un immense vin rouge.
Les blancs 2003 : Beaune Clos Saint Landry, vin simple mais de grand plaisir, Meursault Charmes dont j’ai bu l’aïeul de 156 ans de plus, le Meursault Genévrières que j’ai adoré, le Corton Charlemagne de belle structure et le Chevalier Montrachet époustouflant, meilleur vin, pour moi de ces deux séries de bambins.
Au salon du château, qui n’est pas le château historique, ancienne forteresse de Louis XI, pentagone presque parfait ponctué par cinq tours, ensemble qui fut coupé en deux, ce qui rasa l’une des tours, pour des considérations républicaines et citoyennes (il fallait casser les symboles de la monarchie). La gentilhommière où nous goûtons un champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs 1988 est de dimension humaine et élégante. Le champagne est une indispensable pause après tous ces grands vins qui criaillent leur jeunesse folle. La bouche a été tellement sollicitée qu’on goûte forcément moins précisément ce champagne que j’adore. Il est indispensable pour savourer la suite.
A table, sur la cuisine précise et intelligente de Jean Paul Thibert, nous allons participer à l’un de ces repas de légende qui vont bousculer tous les repères et toutes les idées reçues de mes amis américains. La conservation idéale des vins les rend irréellement jeunes. Aucun des vins des mêmes années d’une cave privée comme la mienne ne peut prétendre à cette fraîcheur. Le voyage en est d’autant plus déroutant et passionnant.
Le Corton Charlemagne Bouchard 1998 a un nez explosif. Il est d’une puissance redoutable. En bouche, c’est l’alezan tout fou qui ne supporte pas la longe. Ses sabots frappent le sol. Là, les saveurs se bousculent dans un crépitement de fête foraine. Dans le verre le temps va domestiquer ces jaillissements et le pur Corton Charlemagne, plutôt puissant, montre son intelligence. On est conquis mais forcé de l’oublier, car le Montrachet Bouchard 1961 accapare toute l’attention. Je vois mes américains qui vacillent. Comment un vin de 44 ans peut-il avoir cette intensité, cette jeunesse, cette expressivité sans la moindre faiblesse ? Ce Montrachet est grand, beau, intégré, rond, au message pur. Doré, il va jouer sur de multiples registres où la crème de lait se montre, puis les champignons, puis un très joli fruit doré. Sur le pâté chaud de caille, le Montrachet est éblouissant.
Le Beaune Marconnets Bouchard 1959 est la meilleure des entrées en matière pour les rouges. Le vin est explicitement bourguignon, facile à comprendre, avec une belle amertume classique. Le carré de veau de lait rôti lui va bien. Mais comme il va aussi au Montrachet, on mesure à quel point le Montrachet est grandiose.
Les deux vins rouges qui vont suivre vont dérouter non seulement mes amis qui n’ont pas un tel recul historique, mais moi aussi. Ces saveurs n’ont pas de comparaison possible tant la préservation en une cave unique joue un rôle déterminant. Le Pommard Rugiens Bouchard 1929 a une jeunesse inouïe. Le nez est d’une intensité extrême avec du fruit. Mais oui ! On dirait qu’on a mis un concentré de fruits rouges dans un vin de 1986. C’est éblouissant et très puissant. Le Beaune Cuvée Estienne Hospices de Beaune 1906 est de la même trempe, mais encore plus émouvant. Car ayant un peu moins de puissance, il est plus romantique. On éprouve avec ces deux vins la même sensation que l’égyptologue qui découvrirait un panneau dont les couleurs paraissent peintes de la veille tant elles sont fraîches. L’émotion que peut procurer un vin de 99 ans de cette verdeur est intense. J’étais un peu en avance pour attendre mes invités. Aussi, j’avais rejoint Bernard Hervet ouvrant les 1929 et les 1906 avant notre périple en caves. Le bouchon de l’une des 1906 avait une forte odeur de bouchon que le vin n’avait pas. La première gorgée d’un 1906 juste ouvert est un moment rare. Et Bernard me dit : « les américains préféreront le 1929 au 1906 ». Quelques heures plus tard, votant à mains levées, on vit effectivement une majorité de bras pour le 1929, quand le 1906 recueillait quelques approbations, dont celles de Bernard Hervet et la mienne.
J’ai trouvé que le Montrachet, goûté sur le fromage, allait mieux avec le Cîteaux, l’ami des rouges, qu’avec le Comté, qui le refermait un peu. Un vieux marc de Bourgogne du Domaine Bouchard touchait nos lèvres sans forcément en avoir la nécessité. Il y avait eu trop de vins émouvants. Il fallait que ce soit leur trace que l’on garde. Le lendemain matin, j’avais la mémoire de ce 1906, vin inénarrable. Il n’a pas l’extraordinaire qualité du Romanée Saint-Vivant 1906 que j’avais bu ici même. Mais j’évoque de tels sommets gustatifs que ce vin de Beaune mérite de figurer à mon Panthéon.
L’hôtel des Remparts a ce coté rassurant des maisons familiales de gentil confort. La douche de ma chambre baptisée avec optimisme « suite » ne recélait aucune complication comme à Saumur ou à Pauillac. De quoi dormir en paix, pour affronter de nouvelles aventures avec mes amis américains en territoire bordelais.
Bernard Hervet montre un flacon du 19ème siècle samedi, 21 mai 2005
La cave de Bouchard Père et Fils possède la plus belle collection de vins de Bourgogne du 19ème siècle. Cette cave humide et de température constante est idéale pour la conservation de ces précieux vins.
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Grand dîner à Pichon Lalande avec la Bacchus Society mardi, 17 mai 2005
Un dîner que l’on peut qualifier d’historique va se tenir à Pichon Longueville. Je vais prendre position dans ma chambre de l’hôtel Cordeillan Bages pour revêtir mon smoking. Douche à surprise, comme à Saumur. Apprêté comme il convient, nœud papillon en place, je rejoins au château May Eliane de Lencquesaing qui fait visiter les chais à un groupe d’américains et asiatiques qui forment le club Bacchus. Il y a là l’élite internationale des collectionneurs de vins. Tous ces gens en smoking arborent un grand cordon bleu qui supporte une étoile dorée en forme de soleil. Je reconnais le grand collectionneur américain George Sape que j’avais rencontré à New York. Il a une expérience de la dégustation impressionnante. Et, plaisir immense pour moi, je retrouve Sir Michael Broadbent avec qui j’avais fait une dégustation folle que nous nous remémorons. Michael est « la » mémoire du vin. Personne ne pourrait se targuer d’avoir bu même le dixième de ce qu’il a bu. J’ai le plaisir de saluer Alexandre de Lur Saluces que je reverrai dans quelques jours, Antony Perrin, Franck Mähler Besse, Olivier Bernard, vignerons dont je révère les vins. Je bavarde avec Serena Suttclife, l’homologue de Michael Broadbent pour une autre grande maison d’enchères et bien sûr je complimente May Eliane de Lencquesaing dont nous fêtons les quatre-vingts printemps. Les femmes sont belles, Violaine de Lencquesaing est ravissante. Sur la terrasse d’où l’on contemple et surplombe les vins de Pauillac qui font rêver, un champagne Taittinger Brut Réserve ne faussera pas notre palais : il a la discrétion élégante des champagnes de soif. L’orangerie est apprêtée pour accueillir un dîner de 80 convives, au milieu d’imposantes pièces de verre sculptées ou colorées de la collection de May Eliane. Comme une enfant elle fait admirer à des amis sa dernière acquisition, car la plus belle pièce est toujours la plus récente. Nous passons à table et deux élégants artistes vont interpréter au piano et à la flûte une sonatine de Dvorak. Plus tard une nocturne et une sonate de bel entrain signeront le dessert. Discours de bienvenue, et célébration de May Eliane qui reçoit le « Lifetime Achievement Award 2005 » de la « Society of Bacchus America ». Un imposant bouclier de verre gravé d’or précisant sa nomination rejoindra la collection de May Eliane, ainsi qu’un double magnum artistiquement gravé. Je suis assis à la table d’un collectionneur d’Hawaï, d’un autre de Miami, d’un autre de Séoul et d’Olivier Bernard, l’homme qui fait Domaine de Chevalier, ce vin de qualité tant en rouge qu’en blanc. Les épouses sont radieuses. Nos discussions cosmopolites sont enjouées. Le Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1978 est absolument ravissant. Et, ce qui me fait particulièrement plaisir, c’est qu’on le boit sur un bar qui lui va à merveille. Le 1978 est joyeux, facile, il coule en bouche avec une belle expressivité. Ayant bu il y a moins d’une semaine un Pétrus 1978 magistral, je constate comme 1978 est enjoué en ce moment. Le Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1982 a beaucoup plus de mal. Il arrive coincé. Il manque d’espace. Il est comme la chauve souris qui a replié ses ailes. Bien sûr, le carré d’agneau, un peu trop épicé à mon goût, l’excite, car l’épice est toujours un faire-valoir. Mais on sent que ce vin à la structure splendide, riche d’immenses promesses, n’est pas au rendez-vous. C’est un vin puissant et solide qui va s’ébrouer un jour. Quand David Peppercorn, écrivain reconnu du vin fut prié de commenter les vins, il fut académique, caricaturalement britannique, signalant l’étroitesse du 1978 et l’opulente majesté du 1982.
Je ne fus pas du tout d’accord, car c’est un commentaire livresque et non pas de ce que l’on buvait. Il a plus en mémoire la climatologie de l’époque que les sensations de ses papilles expertes. May-Eliane offre à boire à cette docte et sympathique assemblée quatre jéroboams de Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1959. Quel cadeau ! Quel grand vin ! Parfaitement oxygéné il montre de la force, de l’élégance, de la maturité, des aspects poivrés et soyeux. Moins pétulant que le 1978 en pleine force de l’âge, il raconte l’histoire émouvante d’un grand vin Il n’a pas une immense longueur, mais ses évocations sont riches, variées, d’une belle gaieté. C’est sa profusion qui m’enchante. Le dessert accueille un Krug Grande Cuvée plutôt jeune et frais, parfaitement adapté à la Nocturne de Max d’Ollone, parent de Gildas, le directeur de Pichon, et à un Francis Poulenc imaginatif et délicat. Apparemment le Pichon 1959 donne du talent musical aussi bien à ceux qui interprètent (puisque les artistes partagèrent les vins et le repas) qu’à ceux qui écoutent. Les discussions se poursuivirent fort tard, les promesses de se revoir fusant de toute part. La Bacchus Society va investir d’autres châteaux pour de nouvelles fêtes. Une immortelle et historique soirée de pure distinction.
visite du domaine Jacques Prieur et déjeuner impromptu mardi, 3 mai 2005
J’arrive au charmant village de Meursault et je me demande par quelle aberration j’ai pu ignorer toute ma vie ce si bel endroit. Le Domaine Jacques Prieur est vaste, un jardin magnifique compte des arbres centenaires. Nous allons, avec Martin Prieur, faire un voyage assez unique dans de multiples crus bourguignons, car le domaine a un nombre incalculable d’appellations. Nous aurons ainsi, pour la seule année 2004, exploré : Meursault Clos de Mazeray, Beaune Champs Pimont, Puligny Montrachet les Combettes, Meursault Perrières, Chevalier Montrachet, trois versions du sublime Montrachet dans des fûts de Taransaud, de Doreau ou de Mercurey (c’est le Taransaud qui offre le plus d’émotions maintenant). En rouge, le Chambertin, le Clos de Vougeot exploré en vieilles vignes et en jeunes vignes, l’Echézeaux et le Musigny. Remontant à la surface nous goûtâmes un viril Meursault Perrières 1991 tout à fait dans mes goûts, fait de viande et de champignon, puis en 2003 un Clos Vougeot surprenant de jeunesse et un Musigny 2003 plus assagi.
Parcours absolument passionnant. J’ai parfois reconnu la trame générale d’une appellation quand d’autres fois, le perlant, la fermentation, faisaient s’écarter le vin de ce qu’il sera un jour. J’ai pu mesurer comme les vignerons de ce talent savent analyser les vins avec des grilles de lecture très différentes des miennes.
Là où la vie est étonnante, c’est qu’on me retint à déjeuner, ce qui n’est pas forcément étonnant, mais que l’on but un Pinot blanc de Bourgogne, Domaine Henri Gouges 2002, un Bourgogne Roncerie Domaine Arlaud 2002 et un Saint Aubin premier cru Les Murgers des dents de chien de Françoise et Denis Clair 2003, car l’un des agents du Domaine invitant Martin Prieur, un collègue et moi voulut nous prouver qu’on peut trouver de petits vins pas chers mais bons. C’est un peu comme si me rendant à Pétrus on tenait à me montrer les vertus des Montagne Saint Emilion. Il y a une folle décontraction dans la démarche et aussi une belle humilité. Bravo.
visite de Bonneau du Martray et dîner chez Jean Charles de la Morinière mardi, 3 mai 2005
Je me rends au siège du domaine Bonneau du Martray, la référence du Corton Charlemagne. Ce doit être un dîner d’amis, et c’est la première fois que des vignerons me demandent d’ouvrir leurs propres vins. Je le fais selon mes méthodes avec une observation attentive de Jean Charles de la Morinière. Aucune odeur ne me paraît poser le moindre problème. Je suis étonné du bouchon d’un Chambolle Musigny 1915, qui ne devrait pas avoir ces strates accidentelles qu’un stockage à la propriété ne peut pas avoir favorisées. Je m’apprêtais à dire qu’il s’agit pour moi d’une découverte, car des bouchons de vins n’ayant jamais voyagé ne peuvent pas avoir de ces perturbations. J’apprendrai plus tard de Sylvain Pitiot que le vin avait voyagé d’un domicile à un autre, ce qui rendait compréhensible ce que j’avais observé. L’opération d’ouverture pouvant avoir asséché mes papilles on m’offrit de goûter les Corton-Charlemagne récents. Le 2003 au nez sublime et étonnamment agréable pour son âge, le 2002 printanier comme pas deux et le 2001 déjà notable assis. Tout cela va se formater autrement quand les vins trouveront leur empreinte historique. Nous buvons quasi en cachette, car ce vin ne doit pas se boire, un Corton rouge Bonneau du Martray 2003, juste mis en bouteille, que je trouve sublime. Ce sera dans dix ans un immense vin de Bourgogne. Sûrement une des plus belles réussites de l’année 2003 qui comptera des rouges diaboliques de séduction, ce qui ne contredit pas ce que j’ai dit plus haut.
Sylvain Pitiot et son épouse nous rejoignent et le dîner commence. L’apéritif se fait sur le bambin 2003 Corton Charlemagne qui montre plus explicitement qu’en cave comme il est un enfant. Un foie gras à l’alcool intense paralyse dramatiquement un Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1978. La gelée est encore plus stérilisante, car elle entoure d’une ceinture de miel ce vin qui ne peut plus s’exprimer. Il faut que la bouche soit neutre pour que l’on prenne conscience de l’immense talent de ce 1978 typé, expressif, merveilleux. Un 1985 de ce même Corton Charlemagne nous fait renouer avec la belle jeunesse que ce magnifique domaine est capable d’exprimer. Il a la jeunesse et la puissance en plus.
Sur une viande blanche délicieuse, le Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1935 montre la palette éblouissante de ses qualités. De couleur de miel, mais de miel ici accepté, d’un nez intensément expressif et noble, ce vin développe des arômes lourds. L’alcool est présent, mais surtout une trace intense qui rappelle le terroir et les raisins, quand on a objectivement quitté la définition du Corton Charlemagne qui ne se signale que comme un marque page. Le vin nous parle, donne des longueurs pénétrantes. On est bien. Il est temps que la viande accueille le Chambolle Musigny 1915 dont Sylvain Pitiot ne nous dit que peu de choses, son origine étant incertaine. Il est de la cave familiale, mais qui l’a fait ? Quel grand vin ! Là où le 1935 était concentré pour réciter un texte clair, le 1915 déroule un tapis de saveurs, où se présentent successivement l’alcool, le doucereux, l’amer, puis de nouveau le charme, pour livrer un message multiforme. Si le Corton Charlemagne 1935 s’écartait de la définition moderne du Corton Charlemagne, ce Chambolle Musigny était en plein dans son rôle, montrant à quel point le vin de ce soir pouvait sublimer son appellation.
Nous atteignîmes des sensations rares avec un Clos de Tart 1957 époustouflant pour l’année, donnant de la Bourgogne cette image canaille, agressive, diablement charmeuse que j’adore. Le Clos de Tart 1990 fut un éblouissement d’accomplissement dans le fruit quand le 1976 au nez charmeur et au souffle un peu court montra que même en année sèche ce vin brillant peut donner du plaisir.
On parla abondamment de mes méthodes d’ouverture qui confirmèrent que les vins de ces brillants producteurs peuvent s’épanouir encore plus quand l’oxygène leur est donné lentement, comme par une tétée à faible débit. On s’amusa des petites erreurs commises dans les accords mets et vins, qui seront fatalement l’excuse à devoir programmer un nouveau dîner. Nous remarquâmes, avec ces producteurs de vins d’immense talent, la qualité invraisemblablement extrême de leurs vins de grand âge, ce qui pousse à une conclusion que je ne cesse de marteler : « ces grands vins, ces immenses vins, il faut les boire ». Aucun des convives n’était vierge dans cet exercice. Mais le dîner charmant et enjoué de ce soir a ravivé les envies.
Nous fûmes peu à voter car je n’insistai pas, mais une certaine cohésion apparut dans les choix. Mon ordre fut : le Chambolle Musigny 1915 éblouissant de vie, le Clos de Tart 1957 parce qu’il a prouvé que son année peut atteindre de beaux sommets, le Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1935 parce qu’il est émouvant de plénitude gustative et le Clos de Tart 1990 parce qu’il est la démonstration magistrale de la perfection d’un vin jeune. Le Corton Charlemagne 1978 aurait mérité par sa qualité d’être dans les classés mais il n’eut pas l’occasion de briller comme il dût. Vite, vite, vite, on recommence.