Il y a environ 35 ans, j’avais acheté quatre demi-bouteilles de Château Palmer 1900, ce qui est d’une grande rareté. A l’époque la cave de la maison avait pour rangement des étagères en fil d’acier, où les bouteilles se rangent dans les creux de ces supports en serpentin. Il n’y avait de place sur ces étagères que pour des bouteilles et j’avais donc rangé les demi-bouteilles dans un coin. Environ dix ans plus tard, j’en ai pris une en main avec l’envie de la boire et, oh stupeur, le vin s’était évaporé. Il ne s’agissait pas d’une perte de niveau mais bien d’une évaporation totale.
Attristé au plus haut point par cette constatation, je n’ai pas eu le courage de regarder les autres Palmer 1900, car c’eût été un choc trop fort pour mon cœur. Depuis, la cave de la maison me servait très peu, car je prélevais dans la cave principale les bouteilles à boire. De temps à autre j’allais quand même dans la cave de la maison, mais je ne voyais jamais les Palmer 1900 et quand j’ai changé de mode de stockage, à base de planches et de parpaings de Siporex, je ne les ai pas trouvés non plus.
Le temps a passé et pendant le confinement, j’ai inventorié la cave. Lors d’une séance d’inventaire, je prends en main une caisse de 12 bouteilles de Mouton Rothschild 1980 et que vois-je, en vrac, plusieurs demi-bouteilles dont trois de Palmer 1900. Les niveaux sont très bas. J’ai noté de devoir les ouvrir au plus vite.
Aujourd’hui, je prends en cave deux demi-bouteilles de Palmer 1900. La première n’a plus de capsule et le bouchon semble émietté. J’ai du mal à voir le niveau, mais il semble plus que bas. La deuxième a une belle capsule et avec une loupe je vois distinctement 1900 sur l’étiquette. Le niveau est à peu près à 6 centimètres sous l’épaule, ce qui correspond à une perte d’environ la moitié du volume. Il me semble quasi évident qu’il faudra prendre la troisième qui a un niveau plus élevé, entre 3 et 4 centimètres sous l’épaule, ce qui correspondrait à une perte d’un tiers du volume. Les trois bouteilles ont un bandeau lisible : « J. Hézard et Co, Bordeaux », alors que les étiquettes sont quasiment illisibles.
Vers 15h30, je commence les ouvertures. La plus basse a un niveau impossible à voir, car la bouteille est chemisée par le sédiment. Le bouchon a été dévoré par un ver car je vois des trous partout. J’essaie de pointer ma mèche métallique dans l’un des trous, mais tout s’effrite, et à aucun moment le piquage ne me donne un point d’appui pour remonter le bouchon. Il s’émiette, s’effrite, et tombe dans la bouteille et je perçois alors que la bouteille est totalement vide, comme celle d’il y a trente ans.
J’enlève la belle capsule de la deuxième bouteille et je peux relever entier le bouchon qui se laisse faire. Il est noir, gras, et le gras colle aussi au goulot. J’enfonce chacun de mes doigts un par un pour enlever le gras. Le nez du vin m’évoque une serpillière mais il n’y rien de rebutant. Le nez est plat mais ne condamne pas son avenir.
J’ouvre alors la troisième demi-bouteille de Palmer 1900. La capsule colle tellement au bouchon que je la retire en lambeaux. Le bouchon lui-même résiste énormément car il y a une surépaisseur dans le goulot qui ne permet pas de le remonter entier. Ce sont donc des lambeaux qui sont prélevés. Le parfum me plait beaucoup et dans ces circonstances, je place mes espoirs dans ce vin.
Ma femme sent les deux vins et pour elle les parfums sont très proches, alors que pour moi un monde les sépare. Je descends les deux demi-bouteilles en cave car il fait très chaud aujourd’hui.
Vers 20 heures, je remonte les deux Château Palmer demi-bouteille 1900. Le nez de la plus basse indique une certaine acidité et le nez de la plus haute me plait beaucoup, équilibré. Les parfums s’étant plutôt rapprochés, donnent raison à ma femme.
En bouche, le premier vin a une attaque très plaisante, rassurante, d’un vin qui pourrait être des années 60, plutôt jeune. C’est le finale qui limite le plaisir, du fait de son acidité qui rappelle qu’il a 120 ans.
Le second a une attaque un peu moins plaisante quoique bien acceptable, et son finale plus équilibré en fait un vin plaisant. Je suis assez satisfait de celui-ci, mais malgré tout, le miracle n’est pas au rendez-vous et ce n’est pas étonnant du fait des évaporations. C’est alors que j’ouvre un saint-nectaire qui crée comme un petit miracle. Car la saveur crémeuse du fromage neutralise l’acidité des deux vins. Pendant un instant j’ai eu enfin le goût d’un Palmer 1900 épanoui et brillant tel qu’il devrait être. Mais ce fut fugace.
La fin de bouteille, presque à la lie, a perdu toute acidité, se montrant gourmande pour les deux bouteilles. J’ai écouté ces deux vins, mais l’acidité présente pendant presque tout le parcours a empêché une complète émotion.
J’ai gardé les lies dans les verres, la plus basse ayant nettement moins de lie que la plus haute. Au réveil le lendemain, la plus basse ne sent rien et le parfum de la plus haute est magnifique, très pur. Au déjeuner, le parfum de la plus basse est revenu, très beau et celui de la plus haute est magique, comme si le vin n’avait jamais eu le moindre défaut. Les mystères des vins sont sans limite.
la bouteille sans capsule a un bouchon rongé par un ver
les bouchons des deux autres bouteilles
la couleur des deux vins à divers stades de la dégustation