Si le bonheur doit démarrer, ce ne sera pas ce matin. Il fait tellement chaud dans ma chambre que je décide avec un mâle courage de déclarer à la réception : « soit vous me procurez une chambre plus fraîche, soit je change d’hôtel ». On me promet une autre chambre et l’on me demande de faire mes valises. C’est à peu près le seul moment où je suis content que la plus grosse de mes deux valises n’ait pas encore été livrée.
Il fait beau aussi vais-je en marchant jusqu’à la Maison Boulud. Il n’y a rien de tel pour s’imprégner des mille petits détails qui font mieux connaître une ville. Les contrastes sont à tous les coins de rue. La Maison Boulud est sur une place carrée où cinq immeubles carrés eux aussi appartenaient à l’ambassade américaine. La Maison Boulud est située dans l’un des cinq immeubles, celui de la résidence de l’ambassadeur. Quand j’arrive, il y a un long tapis rouge déroulé devant la porte. C’est pour la Bank of China de Pékin qui vient de créer une carte de paiement de prestige et l’inaugure avec de riches clients en ayant réservé tout le lieu. De sculpturales hôtesses distribuent des orchidées qui servent de badge pour montrer le niveau social de l’invité. Les hôtes de marque sont priés d’apposer leur signature sur un grand panneau mural au nom de la banque. De jeunes artistes feront un intermède entre des discours. Je me rends au bar où une marque de valises (vous voyez l’allusion) présente ses modèles. Ailleurs, de jolies chinoises se maquillent entre elles, sans doute en prévision du show. Je suis rejoint par le chef Brian Reimer qui est américain et cuisine en ce lieu sous l’autorité de Daniel Boulud. Souriant, jeune et dynamique, pratiquant un français très correct, Brian me montre qu’il a bien intégré la démarche de mes dîners. Vient ensuite auprès de moi le sommelier Koen Masschelein, d’origine belge, qui a fréquenté de grandes maisons comme Les Crayères et le George V. Jeune et dynamique aussi, il se prépare avec motivation à la gestion des deux dîners.
L’agitation étant au rez-de-chaussée, ma table est installée dans une très belle salle intime, décorée avec goût comme toute la Maison Boulud, où le modernisme et les choix de couleurs donnent une image tonique, dynamique et puissante. C’est alors qu’arrive Ignace Lecleir, directeur du lieu, lui aussi tonique et souriant. Mon repas est destiné à m’imprégner du style de Daniel Boulud et à faire d’éventuelles remarques sur les plats. Je ne boirai que de l’eau.
D’agréables et discrètes serveuses me proposent du pain et posent une assiette de cinq petits amuse-bouche. Les goûts sont directs, clairs, variés, joyeux et rassurants. Ils ont suffisamment de variété pour qu’un champagne se régale à leur contact. L’huître en gelée d’algues avec quelques grains de caviar est parfaite. L’iode se détache, l’huître a un goût très pur. Ce plat est un compagnon idéal pour un grand champagne.
Le thon blanc mariné à la carotte et au citron vert, remplacé ici par un poisson voisin car le thon blanc n’arrive que demain est délicat et subtil même si le citron est présent. Il ira bien avec un champagne. Cette cuisine est extrêmement subtile.
Les coquilles Saint-Jacques posées sur une purée de céleri et accompagnées de dés de céleri et d’un jus de poule jouent sur des saveurs d’un charme raffiné. La coquille est doucereuse et charnue, naturelle et le céleri met en valeur sa fraîcheur. C’est un plat d’une grande élégance. L’équilibre et la pureté caractérisent ce plat qui est épuré et fin comme la calligraphie chinoise. Le pigeon aux navets se présente en deux cuissons. La chair du magret est cuite avec exactitude mais elle n’est pas très expressive. La patte est dans une petite farce enrobée d’une feuille de brick. Les navets sont délicieux. Tout cela ira fort bien avec un beau vin rouge.
Le dessert au litchi est délicieux mais manifestement trop fort. Le litchi est prévu pour le riesling sélection de grains nobles. Il doit être suggéré et adouci. A revoir avec le chef en supprimant tout sorbet.
Koen est venu souvent demander mes commentaires. Après un bon café sur d’aimables madeleines, nous avons choisi les verres avec Koen et Ignace Lecleir m’a montré les possibilités d’emplacement de notre table ainsi que les formes de tables. Comme il est absolument nécessaire que je m’adresse à toute la table, j’ai choisi une forme ellipsoïdale qui nous conduira à être en salon privé plutôt que dans la salle du restaurant.
Je suis allé en cave vérifier mes vins. Ils sont tous en bonne forme, le voyage de Paris à Pékin semblant ne pas les avoir traumatisés.
Le tamtam fonctionnant déjà, une maison de ventes aux enchères de vins de Hong-Kong sait tout ce qui se passera. Le jeune agent de cette maison me raccompagne à mon hôtel, à pied d’abord car les rues alentour sont fermées : se tient aujourd’hui un congrès du parti communiste chinois. Sécurité oblige, la présence militaire est plus importante que d’habitude.
Je rentre à mon hôtel où m’attend une nouvelle chambre à la température himalayenne, ma valise manquante arrive aussi. Ce soir je dîne avec Desmond. Un sourire, le mien, se lève enfin sur Pékin.