Dans mon programme, un dîner à la Maison Boulud doit me permettre de continuer à appréhender la cuisine de Daniel Boulud et Brian Reimer. Desmond s’est inséré dans ce programme en m’annonçant qu’il vient dîner avec moi. L’avoir pour moi tout seul est un privilège que je ne vais pas refuser. Lorsque j’arrive avec vingt minutes d’avance, Desmond est déjà au bar en grande conversation avec Daniel Boulud. Nous nous serrons la main, le chef et moi, car nous ne nous sommes jamais rencontrés, alors que nous avons passé des heures au téléphone pour la mise au point des menus des deux dîners. Nous bavardons. Daniel raconte la Paulée de New York pour laquelle il a fait avec des chefs dont Michel Troisgros la cuisine pour quatre cent personnes, événement où la débauche de grands vins est unique. Nous évoquons les deux dîners, le premier avec des membres officiels du gouvernement chinois et quelques importants entrepreneurs, et le second qui regroupe quelques participants du premier dîner, cette fois avec leurs épouses. Desmond ne souhaite pas de couverture presse pour respecter l’intimité des participants. Desmond trinque avec moi sur un champagne Perrier-Jouët rosé qui rafraîchit mais émeut peu. Daniel nous quitte pour aller en cuisine malgré son jet-lag.
Nous passons à table dans la belle salle à manger à la hauteur de plafond impressionnante et à la décoration moderne et colorée. Pour accompagner le repas multiforme je suggère un champagne Egly-Ouriet d’une cuvée spéciale 1998 dont j’ai oublié le nom. Ce champagne est délicieux, au goût fumé et expressif, et se comportera bien sur tous les plats. Examiner les plats quand je parle avec Desmond qui est passionnant n’est pas le même exercice que ce midi, car l’attention n’est pas la même. Mais j’ai pu constater que le repas est tout autre. Au déjeuner, tous les plats jouaient sur la finesse et la subtilité. Ce soir, c’est plus viril et les plats jouent sur l’affirmation de soi. Est-ce dû à l’arrivée de Daniel Boulud ? J’aurais tendance à le croire mais Daniel vint en fin de soirée nous saluer et nous dit qu’il s’est occupé d’un dîner de cent personnes au premier étage plutôt que de nous. Comme il est normal, le chef gère aussi ses intérêts.
Les amuse-bouche sont un peu moins percutants que ceux du midi. Un potage ne sera jamais un vrai partenaire des vins, car il assèche la bouche par compensation. Une composition à base de foie gras me conduit à faire une remarque à Brian Reimer : les oignons confits se justifient si le plat est envisagé pour lui-même. Mais comme nous visons l’intérêt du vin, il faut surtout ne pas les mettre, car l’équilibre se trouve avec le vin et non pas avec l’insistance acide des oignons.
Le thon rouge en pavé est délicieux mais sa barde de lard est trop fumée. Il faut qu’elle soit adoucie. Le pigeon est parfait. La chair la plus magique est celle du cochon de lait cuit quinze heures à basse température. C’est divin. Aussi faut-il encore supprimer les légumes acides qui contrebalanceraient le gras velouté de la chair si l’équilibre ne se trouvait pas naturellement par le vin lui-même. Les desserts sont techniquement parfaits mais une fois de plus, il faudrait des goûts plus que des desserts, ce que j’explique à Brian Reimer souriant, qui a l’intelligence d’écouter.
Pendant que nous mangeons, Desmond me parle de sujets fascinants. Avec l’INSEAD de Fontainebleau dont il est issu (il aurait fallu filmer les mimiques et le temps qu’il m’a fallu pour qu’enfin je comprenne qu’il parle de Fontainebleau et d’INSEAD, car la prononciation en anglais d’un chinois de ces deux noms est exotique), Desmond a participé à une mission d’études de 25 anciens de cette école dans les bidonvilles de Bombay. Une femme qui travaille le textile à domicile gagne quatre dollars par mois. Dans le même temps, un richissime indien se fait construire un palais qui coûtera un milliard de dollars. Cela choque Desmond qui par ailleurs est très engagé dans des opérations de charity business. De même, sur un bidonville d’un million de personnes, il pense qu’un tiers des gens n’ont pas de cartes d’identité et peuvent donc mourir sans que quiconque sache ce qui est arrivé. Nous avons ainsi parlé de démographie sujet qui m’obsède depuis plus de trente ans et que je vois partagé par cet ami chinois de juste quarante ans, d’évolution des pouvoirs respectifs de la Chine et de l’Inde, et de l’évolution du monde. La confrontation des analyses est extrêmement enrichissante.
Desmond est amusant, car il voudrait remplir mon calendrier comme on remplit le paquetage au service militaire : en le bourrant. Si j’ajoute tout ce qu’il veut que je fasse, vingt-quatre heures par jour ne suffiront pas. C’est Desmond qui paie la note du restaurant, ce qui est élégant. Il me raccompagne à mon hôtel. Demain, je vais visiter la muraille de Chine et la cité interdite. Avant de me coucher je lis le « China Daily » qui donne des perspectives riches sur la façon de penser la politique et l’économie du plus grand pays du monde.
Je m’endors avec l’avidité d’en savoir plus sur un monde nouveau qui vivra peut-être une immense épopée.