Après la belle verticale de Château l’Angélus, le groupe cornaqué par Bipin Desai allait poursuivre une semaine de débauche gastronomique : Tan Dinh le lendemain midi, Carré des Feuillants au dîner, dîner à Lille le lendemain et déjeuner au restaurant Guy Savoy le jour d’après. On me propose de me joindre au groupe au Carré des Feuillants, je ne me fais pas prier.
La salle du sous-sol, lorsqu’on a dépassé la cave dont on devine les trésors, est accueillante. Portrait et statue clin d’œil du maître, évocations du Sud-ouest rugbystique, c’est chaud au cœur. Nous buvons champagne Delamotte 1999 et Didier Depond qui assiste à ce dîner nous dira que nous sommes les premiers au monde à le déguster, car il fait sa première sortie en public. Ça ne change évidemment pas le goût du champagne, mais ça fait plaisir. Le vin est un peu dosé à mon goût, mais on s’habitue, et on découvre que Delamotte, c’est un « bon plan ». Vivant longtemps à l’ombre de Salon, il n’en a pas la cote, mais il est un vrai champagne à part entière, de belle expression. Je sens un peu de litchi et de fruits roses.
Nous passons à table et le hasard fait bien les choses, je suis assis près de Didier Depond.
Voici le menu élaboré par Alain Dutournier : l’huître, caviar d’Aquitaine, tartare d’algues et écume crémeuse / crevette sauvage tiède en « crème de tête », billes de melon en chutney et gaspacho safrané / cuisses de grenouilles épicées, roquettes et girolles en tempura / rouget barbet au plat, bohémienne d’aubergine, citron de Menton / tendron de veau de lait dans son jus, cèpe debout / vieux gouda travaillé, truffe de bourgogne râpée / pêche rôtie au poivre de Séchuan et marasquin, blanc-manger, brioche dorée, glace au miel de bruyère. Je trouve Alain Dutournier au sommet de son art, à un niveau de maturité qui sera forcément récompensé.
Le champagne Salon 1996 est d’une douceur incomparable. C’est un champagne policé. La race est là, et le champagne est déjà réellement buvable. Le 1995 était rude au même stade. Le 1996 a un charme et une délicatesse qui sont rares.
Le champagne Salon 1988 a déjà gagné en maturité. Je le trouve plus évolué que ceux que j’ai en cave. La séduction est extrême. Goût de toast, de fumé, c’est magnifique.
Le champagne Salon 1976 servi en magnum a une approche un peu stricte, mais il va s’ouvrir. Ce qui est d’ailleurs intéressant avec ces trois champagnes, c’est qu’ils ne cessent d’évoluer dans le verre. Il n’y aura donc jamais une photographie unique de leur identité.
Avec l’huître et le caviar, le 1996 est de la vraie gourmandise. Le sel du caviar lui donne une longueur infinie. Je commence à classer 96 / 88 / 76. Mais il y a dans le 1988 qui m’est servi une légère amertume que n’avait pas le premier verre d’une autre bouteille, et comme le 1976 s’ouvre et offre des parfums exotiques raffinés, je classerai 96 / 76 / 88 en écrivant sur mon petit carnet : le 1996, c’est mon amour.
Nous allons goûter trois Savigny « Narbantons » Domaine Leroy. Le 2001 a un nez très fort, sous-tendu par une charpente solide. Le 1999 a un nez américain. C’est trop pour moi. C’est une sorte de soupe de framboise. Le 1997 a un nez plus balancé, plus subtil, tout en restant dans la ligne de 1999. Mon impression première est que ces vins sont trop travaillés. Au nez, c’est le 2001 qui apparait comme le plus traditionnel, ce qui semble paradoxal. Il convient de dire que ces vins très solides sont de grands vins. Seul l’excès de travail me gêne.
Sur les grenouilles délicieuses, le 1997 est absolument excellent. Le 1999 en fait trop, envahissant le palais. Le 2001 est très bourguignon, sauvage. Je classe 1997 / 2001 / 1999. Le 1997 c’est du plaisir, le 2001 est authentique et le 1999 plus caricatural. A noter à quel point la grenouille est un partenaire intéressant pour les vins, qu’ils soient rouges comme ici, ou blancs.
Nous goûtons ces mêmes vins sur un rouget goûteux. Le 2001 est beau, pur. Le 1997 reste un vin de plaisir, et le 1999 commence à me plaire. Si je ne l’avais découvert que maintenant, je dirais que c’est un bon vin.
Nous abordons maintenant une belle série de Richebourg Domaine Méo Camuzet. J’aurais évidemment aimé que Jean Nicolas Méo soit là comme l’est Didier Depond pour Salon car j’aurais aimé confronter nos jugements. La première approche est celle des nez. Le 2001 affiche son alcool et sa richesse. Le 1999 est d’une subtilité olfactive absolue. Il est parfait. Le 1996 est fatigué et a évolué vers la truffe. Le 1993 est timide et le 1991 un peu faible. L’examen des nez devient évidemment impossible lorsque l’assiette du plat est posée.
En bouche le 2001 a un râpeux que j’aime, très bourguignon. Le 1999 est éblouissant, absolument parfait, le 1996 est devenu acide et déséquilibré, mais on sent un belle structure en arrière-plan, cachée par l’acidité comme ça se passe avec des vins anciens. Je me dis de ne pas le condamner trop vite. Le 1993 est animal, au goût de viande et d’intestins. Le 1991, si l’on accepte la légèreté structurelle est intéressant et joliment parfumé.
Le classement sera celui-ci : 1999 / 2001 / 1991, sachant que le 1999 est très largement au dessus de tous les autres.
Le Château Nairac 1997 est un Barsac simple, de structure prévisible. Il s’anime sur certaines composantes du dessert pour devenir charmant. Le goût de coing domine. C’est un vin fort agréable dont je comprends le choix.
La cuisine d’Alain Dutournier a été absolument resplendissante de sérénité. Les goûts sont marqués de forte personnalité, et d’une intelligence culinaire extrême.
Bipin Desai fait profiter ses amis de la justesse de ses choix de vins. Et puis, boire tant de Richebourg d’un domaine que j’aime et tant de Salon, mon chouchou, il faudrait être fou pour demander plus !