Ce déjeuner nécessite que je plante le décor, fait de plusieurs panneaux en relief. Le premier panneau est relatif à mon âge. Combien d’étés vais-je vivre où je boirai des grands vins ? Pas plus de deux fois les doigts des deux mains, même si la faucheuse sait m’oublier. Il me faut donc boire grand lorsque j’en ai le prétexte. Le deuxième panneau est relatif au rythme de cet été. Nous avons bu de grands vins, mais il m’en reste de brillants que j’ai furieusement envie d’essayer. Le troisième panneau est celui d’un jeune amateur de 27 ans. Depuis près d’un an, c’est le participant le plus fidèle de mes dîners. Venu sur la Côte, il fut mon invité chez Yvan Roux au début du mois d’août. Il a envie de récidiver. Le quatrième panneau est celui de mon club de conscrits. L’un des membres est en vacances avec son épouse à Porquerolles. Il lit mes bulletins où il m’arrive plus que fréquemment de dire du bien de la table d’Yvan Roux. L’occasion se présente de leur montrer que mes commentaires sont justifiés. Cinquième panneau, ma fille cadette devant partir avec ses deux petits au moment où le déjeuner aura lieu, ma femme décide de ne pas être de la partie.
La femme de mon conscrit est très intriguée et prudente, car elle ne sait pas où nous allons. Un vilain chemin cahoteux aux pentes que même Contador ne saurait avaler mène à une maison privée qui semble encore en chantier. La camionnette d’Yvan est bien sale. Je gare ma voiture sous la terrasse et prends les bouteilles de ce déjeuner. Nous grimpons un petit chemin bien raide. J’embrasse Yvan qui nous accueille. La vue est à couper le souffle. La femme de mon ami montre un large sourire.
Comme d’habitude, j’explore la monumentale cuisine qui ferait rêver plus d’un grand chef. Il y a de beaux chapons et dans un plat, deux cigales et deux langoustes. Yvan ayant fait la cuisine pour ma maison pendant près d’un mois, j’ai tendance à vouloir jouer profil bas et je propose à Yvan que nous prenions la plus petite des cigales et la plus grosse des langoustes. Dans un dialogue qui aurait pu être écrit par Molière ou Feydeau, Yvan nous dit qu’il a pensé ainsi : ne mettre que deux chapons à partager à quatre, me réserver la petite cigale, car il sait que je préfère les petits crustacés, partager la grosse cigale entre les trois autres convives, et partager les deux langoustes en quatre parts. La proposition d’Yvan est redoutablement maligne. Car quatre crustacés, c’est plus que deux, et comme il me réserve la plus belle pièce, la carte est forcément gagnante.
J’ai bu un certain nombre de Clos des Goisses de Philipponnat, mais pas de ce millésime et pas dans ce format. Aussi, ouvrir un Champagne Clos des Goisses Philipponnat en magnum 1990 est pour moi d’une grande émotion. Car je ne sais pas si je pourrai un jour en retrouver, celui-ci étant unique dans ma cave. Le vin est d’une couleur d’un bel or, déjà bien prononcé. La bulle est lourde, forte. En bouche, ce champagne est d’un grand plaisir. Mes amis disent qu’il est fumé, mais je ne le crois pas. Je dirais plutôt confit, comme des fruits. La couleur me suggère irrésistiblement ce que lit mon palais : des mirabelles à maturité avancée. Le Clos est chaleureux, remplit la bouche et ce qui me frappe, c’est qu’il n’est pas complexe, c’est qu’il n’a pas une grande longueur, mais cela ne gêne en rien de l’apprécier comme un champagne plein, heureux, et flamboyant. Je suis conscient que la rareté de ce flacon influence mon plaisir, mais je l’assume.
Nous trinquons et croquons des beignets de fleurs de courgettes, ainsi que des petites seiches croquantes, juste saisies sans aucune préparation. La femme de mon ami, qui a toujours refusé de manger ces céphalopodes est toute surprise de constater qu’elle aime. L’accord de la seiche avec le champagne se fait bien. On sent que ce vin est taillé pour jouer les accords les plus fous.
Yvan avait prévu que les crustacés précéderaient le poisson. Pour les vins je lui demande d’inverser l’ordre. Flexible comme il sait l’être Yvan s’adapte.
La chair des chapons est miraculeuse. Je pense n’avoir jamais mangé meilleure chair de chapon, dans sa grande pureté. Un cœur d’artichaut violet mis sur une assiette séparée est le seul accompagnement. Le Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1998 a un nez annonciateur de mille et une nuits. Les arômes se multiplient à l’infini. En bouche le vin est majestueux. Sa complexité contraste avec la simplicité du Clos des Goisses. Faire l’inventaire de ses saveurs prendrait un temps infini. Je nage dans le bonheur bachique. L’accord est très judicieux, mais, reconnaissons-le, le Chevalier est d’une telle stature qu’il transcende la notion même d’accord. C’est un vin d’un rare plaisir.
Yvan présente maintenant nos assiettes qui mêlent en une composition colorée les chairs des cigales et des langoustes, servies dans la nudité de leur pure cuisson. Le nez de la Côte Rôtie La Turque Guigal 2005 est un Etna de cassis, de pruneau et de prune. Instantanément à l’ouverture en début de repas, mon jeune ami qui avait bu avec moi ici-même La Mouline 2005 et moi, savions rien qu’au nez que cette Turque est très largement au dessus de La Mouline du même millésime.
Lorsque nous buvons cette Turque nous prenons conscience qu’il s’agit d’un vin immense. Yvan qui essaie rarement les vins que j’apporte m’indique que c’est à son goût le plus grand vin rouge qu’il ait goûté parmi mes apports. Le vin est riche, intense, avec une pénétration gustative forte. Comme toujours avec les vins de Guigal, la fraîcheur est exceptionnelle. Le vin est d’une élégance et d’une séduction folles. L’accord avec la cigale et la langouste est totalement naturel. Je raconte à mon jeune ami qui avait goûté avec moi Rayas 1995 sur une langouste que sur un forum du vin la pertinence de cet accord jugé impossible a été violemment refusée. Mon ami qui connaît les rebuffades que j’ai dû subir sur ce forum a un large sourire qui en dit long. Cet accord langouste et cigale avec La Turque est un modèle de justesse. Alors que je préfère généralement la cigale à la langouste, j’ai été aujourd’hui plus impressionné par la langouste, d’une fraîcheur de chair particulièrement remarquable.
Une glace vanille n’appelait aucun vin. Nous avons voté pour les vins et nos votes furent tous différents. J’ai mis en tête le Chevalier-Montrachet 1998, suivi de La Turque 2005 et du Clos des Goisses 1990. C’est un classement de pure forme, car les trois vins furent absolument sensationnels. Je voulais les ouvrir pour créer un repas mémorable. Sur des produits de la mer cuits à la perfection, il me semble que ce fut le cas.