Après avoir dégusté treize vins de 2007, nous passons dans l’aile de réception et nous goûtons à l’aveugle un vin blanc qui a des accents âgés. La robe est d’un or encore jeune, le vin a des complexités déroutantes au premier contact, mais c’est intéressant. Je reconnais qu’il s’agit d’un vin de Bordeaux, et je suis bien embarrassé pour citer une année. Il s’agit de Domaine de Chevalier blanc 1966 qui a des saveurs de fruits blancs. Il s’anime réellement sur les toasts au saumon délicieux, et devient de plus en plus agréable. L’acidité est belle, le vin est très sec et citronné.
Frédéric nous propose un exercice à l’aveugle. Nous allons comparer deux vins différents sur trois millésimes identiques pour les deux vins. Chaque année est servie l’une après l’autre. Ce qui m’a amusé et ce d’autant plus que j’ai trouvé, c’est que j’ai trouvé Latour pour la première année au goût, pour la deuxième série, au nez et pour la troisième série à l’œil, car dès que les verres furent posés, je n’avais pas besoin de savoir lequel était Latour.
Le menu absolument délicieux composé par un traiteur nous a ravis, y compris le propriétaire d’El Bulli qui n’est pas tenté de faire le difficile : cassolette de noix de Saint-Jacques aux truffes / bar pélagique, glacé au vin rouge et petits légumes / plateau de fromages / soupe de clémentines au Grand-Marnier.
Le vin 1 a un nez de gibier, le 2 a un nez plus élégant. En bouche, le 2 est bien plus rond. Si le 1 est un peu fatigué, on sent sous cette impression une beauté particulière. Je serai sur chaque série très proche de l’année sans jamais la trouver, comme mes convives. Le 1 est plus flatteur, le 2 est plus grand. J’avais pensé 1937. En fait c’est pour le 1 Château Lafite-Rothschild 1934 et pour le 2 Château Latour 1934. Frédéric Engerer reviendra souvent sur le Lafite 1934 au cours de ce repas, pour se remémorer la trace de ce vin qu’il adore, d’autant plus que ce n’est pas le sien. Je suis un peu gêné par l’aspect giboyeux du Lafite 1934 même si sa structure est belle. Le Latour gagne du fait de sa conservation meilleure. Sinon ce serait Lafite qui gagnerait. Les couleurs des deux vins sont très disparates, ce qui se verra sur les trois vins. Les Lafite sont plus orange brun tuilé et les Latour plus rouge sang.
Le vin 3 a un nez magnifique marqué par la pureté de fruits rouges. Pas besoin d’aller plus loin, je sais que c’est Latour. Le vin 4 a la couleur du 1, un peu plus vivace. Le nez est encore marqué de viande. Le 3 est magnifique de jeunesse quand le 4 fait plus fatigué et giboyeux. Le Latour gagne ici sans conteste. Le jeune courtier le préfère de loin. Je devine la décennie mais me trompe de chiffre. Il s’agit de Château Latour 1950 et de Château Lafite-Rothschild 1950. Tout semble parfait et généreux dans le Latour et le Lafite est trop fatigué pour ce millésime sain.
Il n’y a plus d’énigme quand on pose les verres. Le 5 a une couleur plus tuilée. Le 6 n’a pas un nez qui plait à Frédéric aussi fait-il ouvrir une autre bouteille, nettement meilleure. Sur cette série, les deux vins sont à égalité. Je trouve la bonne décennie et j’exclue un instant l’année qui est la bonne, car j’avais un meilleur souvenir du Lafite de cette année. Il s’agit de Château Latour 1949 et de Château Lafite-Rothschild 1949, deux vins très subtils, de belle longueur, qui sont dans une phase sereine.
Il m’est venu une réflexion. Les Lafite que nous avons goûtés proviennent d’échanges traditionnels que se font les grands châteaux. Les six vins que nous avons bus ont donc reposé dans la cave de Latour depuis leur origine. Nous profitons ainsi des meilleures conditions possibles de conservation. Eh bien, l’effet de la bonne conservation est bien moindre que l’effet de l’ouverture. Car ces vins ouverts une heure avant le service et carafés vingt minutes avant manquaient d’un oxygène indispensable qui aurait rehaussé les Lafite et arrondi les Latour. Le Lafite 1950 ne cessait de progresser dans son verre. C’est bien la preuve que l’oxygénation est un facteur crucial de ces exercices. Il est très probable qu’il n’eût point été nécessaire d’ouvrir une autre Latour 1949 si la première avait respiré. Cette remarque n’est pas obsessionnelle de ma part, mais les constatations que je fais sont édifiantes.
J’ai procédé à un classement personnel : 1 – Latour 1950, 2 ex aequo – Lafite et Latour 1949, 4 – Latour 1934. La jeunesse du Latour 1950 le place très au dessus des cinq autres vins.
L’ambiance de notre groupe de cinq fut très amicale, joyeuse, le restaurateur espagnol ayant un humour particulièrement fin. Le repas fut sobre mais d’une grande qualité, les produits étant traités avec élégance et justesse. Cette confrontation a montré – sur ces exemples – que Latour a une meilleure conservation historique que Lafite, que le terroir de Lafite est doué d’immenses qualités, car il y a une sérénité et une richesse de trame qui imposent le respect et que Latour a une franchise et une séduction qui ravissent le palais. Frédéric me fit remarquer comme il est facile de passer des 2007 à ces vins mûrs. A ce niveau de qualité, le saut dans le temps est un vrai plaisir.