Ma fille aînée, leader du club des Ginette vient déjeuner à la maison avec son compagnon et ses deux filles. Sur des gressins tortillés de saumon, un Champagne Charles Heidsieck 1985 montre que l’âge n’a pas de prise sur lui. La couleur est légèrement dorée, mais jeune encore, la bulle est présente, et le goût est fruité et joyeux. Il est presque sucré tant il est doux, mais cela n’enlève rien à sa race. Le champagne répond mieux sur des gressins au jambon fumé. Il gagne en profondeur. Et c’est surtout sur la poutargue découpée en fines tranches que le champagne trouve l’excitation idéale. Car la salinité des œufs de mulet donne au doucereux du champagne une longueur quasi irréelle. On se sent bien avec ce champagne de 25 ans.
Nous passons à table et l’osso buco aux champignons, où la tomate n’est présente qu’en trace, accueille l’Himalaya du vin de Ginette : une Côte Rôtie La Turque Guigal 1995. Le nez est une bombe aromatique. En bouche c’est un coulis de fruits rouges et noirs, comme la mûre et la groseille qui prennent possession du palais qui devient l’otage du vin. Il y a une prise de pouvoir, sans possibilité de discussion, d’un vin impérial, impérieux, qui dicte sa loi. Le vin est riche, goûteux, charnu, possessif, et l’on ne peut que suivre son charme, sans échappatoire possible. Ce vin de quinze ans fait comme s’il en avait deux. Il envahit l’espace, et l’on est heureux. Il est la sublimation du vin moderne, en donnant à cette acception un sens positif qu’elle n’a normalement pas.
Il faudrait sans doute qu’il attende une bonne décennie de plus pour adoucir son agressivité juvénile, mais force est de constater que ce vin figure au sommet de l’art du vin du Rhône. C’est un vin immense.
Le camembert fait des signes d’amitié au vin du Rhône, beaucoup plus qu’au reste de champagne. Le dessert n’appelle aucun des deux vins, tarte au chocolat avec une petite salade d’ananas et de mangue. Ce fut un beau déjeuner de famille.