Lorsque l’on est seul à table, on ne goûte pas de la même façon. Car on a plus de temps pour remarquer des tas de petits détails. Alors, soit on est agacé par de minuscules accrocs comme ce fut le cas il y a bien longtemps chez Jacques Maximin, malgré la grande qualité de sa cuisine, soit on gonfle le petit nuage sur lequel on est assis et l’on jouit plus encore de l’instant qui passe. Ma visite au restaurant Pic à Valence est de ce deuxième profil.
Une fête de famille doit avoir lieu près d’Orange. Nous annonçons notre venue, ma femme et moi. Réservation est faite chez Pic, dîner et nuit. Depuis des mois un artisan devait faire une opération délicate dans notre maison qui ne doit pas se rater. Il annonce sa venue le jour de notre départ. Il est hors de question de le laisser faire seul. Ma femme décide de rester.
Cela fait des années que nous voulions revenir ensemble chez Pic où nous avons de grands souvenirs depuis l’époque du père d’Anne-Sophie. C’était aussi une halte fréquente puisque le groupe que je dirigeais avait une importante filiale à Valence. Le bar au caviar est un des souvenirs qui marquent nos deux esprits, aussi je ne le prendrai pas ce soir, car c’est avec ma femme que je veux en perpétuer le souvenir.
Lorsque j’arrive à l’hôtel, on prévient Denis Bertrand, le très célèbre sommelier qui fêtera bientôt ses quarante ans de maison. Nous sommes heureux de nous retrouver. Denis m’accompagne jusqu’à ma chambre et m’apporte un Champagne Delbeck brut vintage magnum 1996. Le haut de la bouteille qui avait été placée dans un seau à glace est plus chaud que le bas aussi les verres avec lesquels nos trinquons sont-ils un peu chauds. Le vin offre des sensations pâtissières, plus croissant que beurre. Il y a aussi un peu de pâte de fruit. Nous trouvons ce champagne sympathique et Denis décide de le remettre au frais pour l’apéritif.
La décoration du lieu est résolument moderne, très « pushing » en certains endroits et très « féminine » en d’autres, comme à la Dame de Pic à Paris. Les sièges sont d’une imagination débridée, ainsi que les moquettes et cela a un petit air jeune et éphémère. Mais d’un autre côté la tradition n’est pas oubliée avec une petite salle souvenir où sont évoquées les trois générations de cuisiniers de la famille. La décoration est tonique.
Traversant des allées serpentines et tropicales je m’assieds à une table dominée par le bruit d’une cascade. Le champagne Delbeck m’interpelle. Il a des petits aspects de vin bouchonné alors que le nez n’indique rien. Je m’en ouvre à Denis qui me confirme que le vin a mal évolué, prenant une fatigue qu’il ne devrait pas avoir. Immédiatement mon verre est remplacé par un Champagne Bollinger Grande Année 2004 qui marque un saut qualitatif impressionnant. Ce vin est vif, claque en bouche. C’est du bonheur.
Denis Bertrand avait des envies de me faire goûter des vins au verre, mais je veux profiter de ma présence en ce lieu pour dénicher un vin que j’aurais du mal à trouver. La carte est très bien fournie, mais les prix ont parfois attrapé la folie des grands hôtels parisiens. Il va donc falloir louvoyer.
Mon œil s’arrête sur un vin mythique. Je demande à Denis si je peux le prendre, mais je sens que ça coince. Denis a envie de me faire plaisir, car nous nous apprécions depuis très longtemps. Mais la bouteille que je guigne est sa dernière, et je sens qu’il aimerait la garder en cave comme un totem. Je lui suggère de demander à Anne-Sophie Pic. Et soudain, c’est le noir. Denis ne revient pas et lorsque je l’aperçois, je ressens sa gêne d’amoureux du vin.
Le temps passe et enfin il revient. Il n’a pas posé la question à Anne-Sophie. Je rejoins ma table dans la salle du restaurant et ça me fait mal de voir Denis aussi travaillé dans ses chairs, ne voulant pas me décevoir et gardien jaloux de son trésor. Comme je le comprends !
Mon envie de ce vin n’a fait que s’amplifier. Denis s’est fait sa religion. Pour donner une indication au lecteur qui n’a pas encore eu la tentation de regarder plus bas dans le texte, si j’ai eu cette envie, c’est que sur un mur, le peintre Cathelin a fait un portrait d’Anne-Sophie. Quel beau prétexte pour boire un vin de génie. Les angoisses de Denis disparaissent. Le dîner peut prendre son cours.
Mon menu est : les poireaux jaunes du Poitou et le caviar Alverta, poireaux crayons et anchois de Méditerranée marinés, bouillon au thé vert Matcha / la langoustine au casier, saisie au beurre de langoustine, bouillon léger à la pomme verte, feuille de cannelier, anis vert et céleri branche / le turbot côtier poché lentement, coulant de petits pois et oignons doux aux bourgeons de sapin, thé sencha et vanille de Tahiti / le chevreau de la Drôme confit à la camomille, pomme de terre grenaille confite et ail des ours à la réglisse.
La crème brûlée au foie gras en amuse-bouche est accompagnée d’une mousse à la pomme Granny-smith. C’est délicat et accentue la tension du Bollinger.
Denis porte comme le Saint-Sacrement un Ermitage Cuvée Cathelin Chave 1991. Le vin est d’une année mythique dans le Rhône et c’est la deuxième année qui a été faite depuis la création de la Cuvée Cathelin. Nous sentons le premier verre sans boire et ce vin s’annonce conforme au mythe. On va le laisser tranquille car arrive le premier plat. Le caviar (le même que celui du bar légendaire) forme avec l’anchois snacké une combinaison merveilleuse où chaque composante ressort encore plus goûteuse. Ça pétille et le poireau calme tout cela. C’est un plat de dosage et d’équilibre. Le Bollinger suit bien, mais le plat est le gagnant.
Il est temps de boire le vin rouge. Le Cathelin, c’est un choc. Je fais : « ho ! ». En moi-même, je me dis : « madre de Dios ». Le nez est diabolique de profondeur. L’attaque est toute en douceur, avec des petits fruits rouges. Le milieu de bouche, c’est la structure, l’architecture, le poivre. Ce vin est un char d’assaut. Et le finale est sur des notes de bois et de poussière cendrée. La longueur est infinie. C’est proprement divin.
Il y a beaucoup de cendre dans ce vin. Je suis confondu par la plénitude et la précision du Chave. Il a des accents bourguignons. J’ai l’image de l’omble chevalier de Marc Veyrat, emprisonné entre deux écorces de pin. Il y a de ces suggestions dans ce vin de bonheur, par le fumé de bois de pin.
Etant seul je peux me poser des questions : suis-je influencé par l’étiquette au point de surévaluer ce que je bois. Ma réponse est non, car il y a dans ce vin un supplément d’âme qui ne trompe pas.
La langoustine, ajoutée à mon programme, est totalement réussie. Elle est gourmande. Il y a de l’onctueux dans la sauce qui est diabolique. L’accord est génial avec le Bollinger 2004 dont l’aller et retour avec le vin rouge se passe sans accroc. La langoustine est probablement l’une des meilleures que j’aie jamais mangées.
Le Cathelin auquel je reviens me fait penser à Luciano Pavarotti ou à Teddy Riner. Ça paraît tellement simple le génie ! Je succombe totalement au charme de ce vin. Le côté feu de cheminée que j’avais trouvé récemment dans un champagne de Selosse, je le retrouve ici. Je suis assailli de subtilités de folie. Denis Bertrand, avec qui je partage un verre de ce vin, parle de « terre cendrée ». L’expression est jolie.
Le turbot est exceptionnel. Sa mâche, son gras, sa cuisson avec des saveurs très féminines, tout est bonheur. Ce qui frappe, c’est l’élégance du plat complexe. Le vin s’oriente vers puissance et raffinement.
Le chevreau, c’est l’accomplissement de la légèreté dans la cuisine bourgeoise. La sauce est exceptionnelle et le chevreau est fondant. C’est le climax de la cuisine bourgeoise. Le père d’Anne-Sophie doit être fier sur son nuage au Paradis. Je ne sais pas si le Chave est plus divin avec la chair ou avec la sauce. Avec la sauce, c’est une explosion sensuelle. Avec la chair, c’est l’équilibre gastronomique de légende. Alors ? Où est le meilleur. Je ne sais pas.
Je me félicite d’avoir refusé que Denis carafe le vin. Car il devient maintenant plus Hermitage, plus notable, plus enjôleur. Sur la première partie, il était l’énigme, le faune dans la forêt. Maintenant c’est un sénateur opulent, et son discours devient plus convenu, même s’il est excellent. Je l’ai aimé dans la cendre et pas dans son fauteuil. Il faut dire aussi que par cette chaude soirée, il a pris quelques degrés de plus, ce qui ne lui convient pas aussi bien que sa première fraîcheur.
Il reste encore de quoi me satisfaire sur un fromage et si je veux synthétiser, ce vin a un équilibre gigantesque entre sa râpe, une salinité cendrée, des fruits noirs et de beaux tannins. C’est un vin raffiné, profond, à la longueur infinie.
Anne-Sophie Pic est venue saluer toutes les tables, si gentille et ouverte avec tous. Elle a fait une cuisine merveilleuse. Bien sûr, je suis influencé par ma solitude à table, qui amplifie les émotions, mais je crois bien que c’est l’une des cuisines les plus brillantes que j’aie pu rencontrer depuis longtemps.