David Rockefeller vient de s’éteindre à l’âge de 101 ans. Je suis personnellement touché car je l’ai rencontré en 1962 et ce fut l’une des rencontres qui ont marqué ma vie.
Je faisais un stage d’été à la fin de la première année de l’Ecole Polytechnique à la Chase Manhattan Bank à New York.
J’étais au département de l’international, qui est chargé de la surveillance comptable des filiales à travers le monde. On m’avait donné à convertir les bilans présentés en devises locales en bilans exprimés en dollar. A l’époque il n’y avait pas de calculettes électroniques et on faisait les calculs dont les divisions, soit avec une calculatrice électrique qui mettait une demi-minute pour faire une division soit une table de logarithmes qui prenait aussi beaucoup de temps à la main.
Au vu de la pile de bilans qu’on m’avait confiés, j’en avais pour plus de trois semaines pour effectuer ce travail. Je me suis donc dit qu’il fallait que je fabrique des abaques suffisamment précises pour atteindre la précision demandée.
Je fabrique mes abaques, je me lance dans les calculs et en moins d’une semaine j’ai accompli le travail qui devait m’occuper près d’un mois.
Le chef de service se demande comment j’ai fait et vérifie au hasard les calculs pour voir si je ne m’étais pas trompé. Il ne trouve aucune erreur.
On me donne un autre travail et quelques jours plus tard dans l’immense bureau du service qui compte bien une centaine d’employés, je sens que l’on chuchote. La rumeur prend de l’ampleur : « François Audouze va être reçu par David Rockefeller ».
Dans l’immeuble de la Chase qui comptait plusieurs milliers d’employés, David Rockefeller occupait à lui tout seul un étage. Pour accéder à son bureau il fallait passer le barrage d’une bonne dizaine de collaborateurs ou secrétaires. Dans les couloirs, des tableaux de maîtres dignes de figurer dans des musées.
Entrant dans son bureau dont la taille me paraissait immense, je vois david Rockefeller qui vient m’accueillir, me serre la main et dans un français impeccable il me dit : « vous ne savez pas la chance que vous avez de faire l’Ecole Polytechnique ». A 19 ans on est encore un peu benêt. Je lui réponds : « pour vous, apparemment, ce n’est pas mal non plus ». Il sourit, m’invite à m’asseoir devant lui et nous bavardons de choses et d’autres, de politique et d’avenir.
A un moment il me demande comment se passe mon stage. Je lui réponds que toutes les personnes sont d’une extrême gentillesse à mon égard mais qu’à mon sens, ce stage manque de rythme et de sujets d’intérêt.
David Rockefeller prend son téléphone, parle une minute et me dit : « demain, vous allez travailler à notre succursale dans l’immeuble de l’O.N.U. ».
J’ai effectivement continué mon stage dans cet environnement cosmopolite. Parrainé par le grand patron, cela me valait une certaine considération des cadres de la succursale. On m’a confié une étude sur le swap des euro-dollars dont j’avoue que ma formation mathématique ne me prédisposait pas pour faire un mémoire de portée définitive.
La rencontre avec cet homme puissant alors que j’avais passé toute mon existence d’étudiant dans les livres m’a donné l’envie d’avoir de l’ambition.
Merci David Rockefeller pour votre écoute à mon égard.
Par la suite, dans le groupe que j’ai dirigé, je me suis astreint à recevoir des stagiaires d’été, espérant que cela leur donne aussi la motivation que ce grand patron m’avait donnée.
R.I.P. David, que Dieu vous accueille auprès de lui.