Je pars le lendemain à Beaune où l’équipe de France 2 doit terminer son reportage sur les vins anciens par un dîner de légende au château de Beaune. De grands experts, de solides amateurs de tous pays se retrouvent pour un grand moment de dégustation. Le rendez-vous est donné sous le perron de la maison Bouchard Père & Fils. Arrivé en avance, je salue un homme jeune ostensiblement asiatique et nous commençons l’exercice classique de deux amateurs qui se rencontrent : « j’ai bu ça, j’ai bu ça et encore ça ». Il a une solide expérience et prend conscience de la mienne et un déclic se fait. Il prend son appareil photo et fait défiler des images et en montre une : c’est la couverture de mon livre. Il me dit : « je veux absolument distribuer ce livre à Taiwan ». Nous avons ensuite bavardé en complices qui se comprennent plus qu’en jeunes paons qui montrent les yeux bleus de leur plumage.
Nous entrons dans cette belle cave bâtie il y a plus de cinq cents ans pour nous asseoir devant douze verres de grand volume. Le premier thème est le Volnay Caillerets « ancienne cuvée Carnot » et je ne peux pas m’empêcher de croire en un signe du destin puisque c’est le vin que j’avais offert hier aux grands sommeliers pour leur dire ma quête des vrais vins. Ce vin est là, décliné en six millésimes. Comme vous en avez l’habitude (voir bulletins 92 et 116) mes notes sont prises d’instinct, à la volée. Les redites sont compréhensibles.
Le 2003 a une couleur rouge d’un intense grenat qui ne peut pas être d’un Volnay. Le nez est très imposant avec du fruit fort et de l’alcool. En bouche il y a de la prune. C’est déjà rond et étonnamment buvable. Ce vin aura plus de bois que les autres. Le 2002 a une couleur très différente, plus acajou. Le nez est plus discret, le goût est beaucoup plus austère. C’est un bourgogne très subtil mais qui ne peut rien dire quand le 2003 parle. Plus tard, quand le verre s’oxygène, le vin gagne en saveur.
Le 1999 a une couleur intermédiaire. Il a une approche assez aqueuse. Mais on découvre sa rondeur. C’est absolument passionnant d’équilibre. C’est beau car très équilibré. Le 1995 a une couleur typique de Volnay. Le nez est de viande. On a un beau goût de bourgogne avec une belle astringence. Le 1990 a une très belle couleur et un beau nez C’est assez austère, mais on sent un potentiel immense. Ce vin appelle un plat. Un convive signale la cerise à l’eau de vie, à peine suggérée. C’est un vin bien accompli.
Le 1964 a une couleur magique de vin ancien. Le nez est sublime. Il y a un charme immense dans sa texture. Une jeunesse extrême combinée à une palette aromatique large que seuls les vins anciens possèdent.
Mon classement des Volnay Caillerets « ancienne cuvée Carnot » : 1964 – 1999 – 2003 – 1990 – 2002 – 1995.
Il convient de remarquer que ce classement correspond à ma grille de lecture. Il est évident que d’autres amateurs auront des réponses différentes. Joseph Henriot, l’homme qui nous invite à ces agapes, a l’ardente recherche de la perfection mais dans une optique très précise : dans le respect du terroir, dans le sens de l’histoire, et avec la créativité des hommes. La maison Bouchard est passée par une période de moindre performance et on sent cette vibrante envie de retrouver une qualité que les terroirs splendides méritent et appellent. Cette quête exigeante me plait beaucoup. Joseph Henriot juge les vins à cet aune là. Bernard Hervet, directeur général de Bouchard a une autre optique : il tient à vérifier que le futur de chaque vin est bien à la hauteur des espérances de l’année. Il ne juge pas le 2003 dans son verre, mais dans la vision que lui inspire le vin immédiat pour les vingt ans à venir. Mon approche est toute autre : même si la perspective historique ne me quitte pas, je juge mon verre, car je n’ai avec lui que la conversation de l’instant. Et le 1964 me parle avec son accent chantant quand des sopranos qui seront peut-être plus brillants à long terme ont encore des vocalises timides. Nous aurons vérifié, sur cet échantillon, la justesse d’un terroir de grande personnalité.
On passe au deuxième thème de l’exercice en cave : Corton Charlemagne.
Le 2003 a la couleur très verte des statues d’Empire. C’est beau. Le nez est très poivré. En bouche, quelle beauté ! C’est un blanc magique. On est incapable de donner un âge à un vin riche qui devrait être encore au berceau et parle comme un grand. Le 2002 a une jolie couleur. Le nez est plus discret, plus austère, très poivré. Il est encore fermé, mais évoque déjà un beau Corton Charlemagne. Il y a du floral dans ces deux vins.
Le 2000 a un nez minéral fort. En bouche des agrumes et du poivre, du melon vert. Il a aussi du gras mais progressivement le floral apparaît. Un charme inouï et une longueur rare. Le 1996 a un nez intense très minéral. La couleur s’anime et s’ambre un peu. En bouche ça citronne. Il est plutôt sec quand le 2000 est gras. Le floral et l’intense sont là. J’y trouve un peu d’iode. Très différent du 2000, il est grand, intense et typé.
Le 1990 a une belle couleur dorée. Le nez est fort et minéral. En bouche, on sent que toutes les composantes du Corton Charlemagne se sont totalement intégrées. Sa longueur est irréelle. Le 1955 a une couleur magiquement fumée. Le nez a une déviance d’âge. Le vin est limité. On est dans le champignon. C’est assez décevant. Je demande à Yann le sommelier si compétent de goûter l’autre bouteille qui, elle, est passionnante : du beurré, du caramel, une intensité de vin riche où l’alcool s’affirme. Sur l’impression de la première bouteille de 1955, mon classement est : 1990 – 1996 – 2000 – 2002 – 2003 – 1955. Avec la nouvelle version du 1955, cette année se place en troisième position. On aura compris que c’est le 2003 du jour qui est classé et pas ce qu’il sera.
Bel exercice comparatif qui permet à M. Henriot de montrer l’évolution des techniques dans le sens de sa démarche. Intermède avant le repas, le champagne Henriot 1955 en magnum est d’un charme rare. Il démarre en douceur, comme s’il n’était que de passage en bouche. Et comme si l’on avait allumé une post-combustion il se met à faire un numéro de charme langoureux pour délivrer des saveurs changeantes au rythme énigmatique. Il a moins d’attaque que le 1959 mais une séduction redoutable.
Nous passons à table et le chef Jean Paul Thibert a réalisé un repas de haute qualité. Amuse bouche, crème de choux fleurs aux œufs de harengs fumés, terrine de champignons veloutés de truffes grises de Bourgogne, carré de côte de marcassin au vin, millefeuille de céleri et poire, fromages, gâteau de noix, crème brûlée à la vanille.
Le Chevalier Montrachet 1964 est un immense vin. L’odeur est invraisemblablement pénétrante. Il est beau, il est intense et il est jeune. Un vin magnifique.
Le Montrachet 1865 (lisez bien le siècle) a une couleur d’or dense comme un Sauternes de la même époque. Il faut se représenter que dans ce verre, c’est un raisin qui a mûri il y a 139 ans. Le nez est puissant. Il a du fumé, du fruit confit. C’est un vin vivace, vivant et vibrant qui ne peut pas être abordé sans un profond respect. C’est la rareté absolue, l’exemple parfait d’une tranche d’histoire aux évocations surréalistes. On est au Paradis, à la droite du Père. Yann me fit un cadeau royal en me donnant un verre du fond de bouteille et j’ai eu alors un de ces instants qui justifient ma démarche : j’ai eu, sur une gorgée, un moment d’éternité. J’avais en bouche, communiquée à mon cerveau, une de ces manifestations de la perfection absolue. C’est comme si une lumière s’allumait dans tous mes sens pour dire : « c’est ça. C’est ça le but ultime. C’est le goût parfait ». L’impression dura une demie minute. Ce fut comme une apparition. Je fus réellement tétanisé l’espace d’un instant. Rien autour de moi n’existait que ce choc gustatif de perfection. Ce vin rejoint mon Panthéon.
Le Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus 1964 servi en magnum est la définition de la Bourgogne. Il n’y a pas un goût unique. Le Dieu Pan s’amuse dans le palais, délivrant des saveurs perpétuellement changeantes. Le vin iodle dans la bouche. C’est un grand vin de belle définition et de charme fort. Mais il fut éclipsé. Car Le Corton 1934 est invraisemblable. Là, pas de variations mais du monolithisme. C’est une boule de feu de magiques saveurs veloutées. C’est rond de plaisir raffiné. Un immense vin de pur plaisir. Une sensation rare. Et une longueur unique qui emplit la bouche de bonheur total. Un grandiose vin ancien.
L’étonnement le plus fort allait venir du Clos Vougeot 1865. Il n’y a plus de repère possible car on se demande comment ce vin est capable d’être aussi jeune. Si l’on n’était pas en ce lieu où la rigueur règne, on refuserait ce vin en disant : ça ne peut pas être un vin de cet âge là. Et quand on oublie ce décalage, on a un vin splendide, plein, intense, et avec une persistance aromatique que seuls les grands bourgognes anciens peuvent donner. J’ai été dérouté par ce vin idéal, tant sa perfection était irréelle. Ce 1865 parfait est diabolique de jeunesse.
Difficile de classer de tels vins. Le plaisir immédiat est sans conteste en faveur du Corton 1934. Le Graal du collectionneur, la satisfaction de ma recherche de l’extrême c’est le Montrachet 1865 qui est un monument de perfection. Nous aurons assisté à un repas unique et inoubliable avec de grands amateurs et experts aux personnalités attachantes. Un historien du vin qui inspire une sympathie profonde, un des plus grands chefs d’orchestre à la sensibilité communicative, de grands experts aussi enthousiastes que les amateurs, un collectionneur italien à la joie de vivre épatante. Deux belles tables d’amateurs conquis. Un moment qui laissera des traces puisqu’on en verra des instants sur « Envoyé Spécial » de France 2 en décembre, sans doute le 16. Dans leur démarche les journalistes auront filmé 23 cassettes de 30 minutes pour 26 minutes d’émission. Le monteur aura du mal tant il y a matière à vingt émissions. Un grand moment que l’on doit à la générosité exquise de Joseph Henriot.
Certains de mes amis ont tendance à me considérer comme le Saint-Bernard des petites années, trouvant du charme à des millésimes que bien des experts ont exclus ou négligés. Ce n’est pas l’expérience qui va suivre qui va changer cette image. Recevant mes enfants, j’avais prévu du champagne pour le foie gras, mais l’une de mes filles déclina. Au dernier moment donc, j’ouvre Trotanoy 1973. Niveau superbe, bouchon parfait, première odeur délicieuse. Et en bouche, un étonnement. Il serait normalement impossible qu’un vin de 1973 développe une telle puissance aromatique mais le fait était là. A l’aveugle, si on m’avait dit 1975, j’aurais dit oui. Et si on m’avait dit 1973, j’aurais dit : impossible. Or le goût était là, intense, puissant, pénétrant, et de belle structure. Pour un osso-buco j’avais ouvert à l’avance un Saint-Joseph Chapoutier 1994. Nettement plus fruité et remplissant la bouche agréablement, bien campé dans son appellation, il joue son rôle. Et il met en perspective le Trotanoy qui apparaît plus complexe que son année. Il y aura toujours des surprises sur ces années dépréciées sans doute un peu rapidement.
Il reste que 1865 est grand. Plus grand que tout.