Tous les quatre mois, mon frère, ma sœur et moi, nous invitons les deux autres. C’est mon tour. Je choisis le restaurant Alain Senderens sans savoir qu’il vient juste de changer de propriétaire. En cuisine je verrai que toutes les tenues blanches sont marquées du sigle Potel et Chabot.
Mes deux vins ont été déposés la veille et je les ouvre avant que mes convives n’arrivent. Cela me permet de composer le menu qui les accompagnera avec un personnel particulièrement attentionné. Pour le sauternes le directeur de salle fait venir le pâtissier du restaurant avec qui nous bâtissons le thème du dessert. J’irai en cuisine lui faire sentir le parfum extraordinaire du vin et c’est là que je verrai les changements de sigles.
Il convient de signaler qu’ayant demandé à pouvoir inclure dans le menu un fromage à pâte persillée, l’équipe du restaurant a dépêché quelqu’un pour en chercher chez un fromager voisin. C’est remarquable.
Le menu est : fricassée de cèpes, canard Apicius, fourme d’Ambert, mangues juste poêlées.
Le Montrachet Roland Thévenin 1945 a une couleur beaucoup moins ambrée que ce que l’on voit à travers la bouteille. La première gorgée que je teste est un peu oxydée; mais c’est la première. Dès que le vin s’épanouit dans le verre, les caractéristiques d’un montrachet persuasif s’installent. Et ce sont les cèpes qui donnent un coup de fouet magistral au vin. L’association est irréellement belle, les cèpes ayant une faculté de faire-valoir qui est rare. Le combinaison est belle, le vin prenant des petites touches de réglisse. Le vin est gouleyant, bien fluide, avec l’épaisseur d’un vin noble. L’année 1945 lui donne de l’équilibre.
Le Château Guiraud 1945 a un niveau haute épaule. Le bouchon était très beau à l’ouverture et le parfum démoniaque, d’agrumes confits. La couleur est d’un acajou très foncé. Le liquide est épais. Mais il est plein de grâce. Ce qui frappe c’est sa complexité virevoltante. L’accord avec le canard Apicius fait partie des accords de grande gastronomie. La tendreté de la chair, l’enveloppe miellée et épicée de la peau, tout cela excite le merveilleux sauternes en pleine gloire. On sent que l’on tutoie des sommets de raffinement.
La fourme excite d’autres facettes du sauternes, lui donnant plus de tension. Il claque plus sur la langue. Le pâtissier a réalisé mon souhait : de la mangue, encore de la mangue, toujours de la mangue et aucun goût parasite qui gênerait l’harmonie entre le fruit et le vin qui est né pour cet accord. Je vante souvent la flexibilité aromatique et gastronomique des champagnes. Force est de constater qu’un vin qui brille aussi bien sur le canard Apicius que sur une fourme et des mangues est doté de belles facultés d’adaptation.
Nous avons passé un beau déjeuner. Les deux 1945 ont montré la sérénité opulente de ce millésime. La volonté de l’équipe du Senderens d’aider à créer un grand moment de gastronomie mérite d’être signalée et applaudie.