Ça chauffe dans les hôtels : prenez le Bristol, le Crillon, le Cinq, le Meurice, le Plaza, j’en oublie et vous avez une force de frappe de restauration inventive et artistique redoutable. J’ai toujours eu un sentiment assez fort pour le restaurant de l’hôtel Crillon. La place de la Concorde est fascinante, et cette salle de restaurant est unique. Le vrai et le faux marbre s’entremêlent, prennent des couleurs de miel ou de mouette fatiguée et des angelots délurés rappellent plus les futilités bucoliques que les solidités gastronomiques. Ce lieu vit. L’équipe est manifestement motivée. On a pris du punch.
Comme au Meurice, on vise le sommet. David Biraud est un des sommeliers que je préfère, justement honoré d’un titre prestigieux. Je pourrais ne venir ici que pour lui, mais Jean François Piège va être l’objet de mon attention. J’ai choisi d’appeler l’artillerie lourde pour mettre sa cuisine en valeur puisque j’ai demandé à David d’ouvrir à 17 heures un Vega Sicilia Unico 1990, Ribeira del Duero qui titre 13°5. C’est la Rolls Royce de l’Espagne, le vin de tous les superlatifs. Beau moyen de juger l’envol de ce chef nouvellement aux commandes de ce prestigieux paquebot.
On apporte des petites baguettes à la française – enfin ! – avec un beurre truffé à se damner. Je me damne, car si la question de prendre un verre de blanc avant le Vega Sicilia avait pu se poser, elle ne se pose plus, car l’accord du vin avec le beurre truffé interdit d’aller chercher ailleurs. Le nez de ce vin est un coup de poing en pleine face. On a toute une générosité de soleil qui explose en pleine figure comme ce spot qu’usent les commissaires de police pour faire avouer le présumé coupable. Un nez magnifique, et en bouche une attaque époustouflante. Ce vin est plein, rond, et je le trouve extrêmement peu espagnol. Si la Rioja a un type, la Ribeira del Douero a une élégance à la française. Je me sens comme en Chateauneuf du Pape ou comme en Côte Rôtie. Le bois est présent et avec David nous avons digressé sur la qualité de ce bois qui apparaît dans toute sa pureté dans la lie que je boirai bien plus tard. Grand vin de puissance et de sérénité, et une rondeur majestueuse qui confirme avec bonheur la réputation de cette icône. Au début de ce paragraphe j’ai écrit « enfin », car je n’arrive pas à comprendre que les restaurants compliquent le choix des pains alors que c’est la simple baguette que j’aime, ce symbole si fort de notre french attitioude. Pourquoi faut-il que j’aille dans les cantines aux nappes en papier vichy pour avoir le pain que j’adore ?
Le capuccino de foie gras et écrevisse est une petite merveille de précision subtile. Il est urgent d’oublier le vin à cet instant. Une anecdote amusante. Les équipes goûtent les plats en cuisine. Ils le font avec des cuillers en inox. Le même plat présenté en salle avec une cuiller argentée perd de son goût et plonge même par instant dans l’impossible. Ce détail sera facilement corrigé.
Le blanc manger de truffe à l’œuf est un régal. Il y a de la subtilité et de la maîtrise d’exécution. Et c’est bon. Le vin supporte bien ce plat malgré l’œuf, car il a une puissance de conviction extrême. L’accord idéal va venir avec un pigeon remarquablement goûteux, farci au foie gras, dont la sauce aux olives est un bel excitant pour le vin. Plat de grande cuisine et vin époustouflant de jouissance. Ce vin donne l’impression d’être tellement simple. On dirait du vin ordinaire si je peux m’exprimer ainsi, car tout ce qu’on demande à un vin y est. C’est simple comme les Gymnopédies d’Erik Satie. Mais c’est aussi subtil qu’elles. On navigue à des niveaux du style de l’Hommage à Jacques Perrin de Beaucastel, de la Côte Rôtie la Mouline ou de La Tâche.
Une petite salade recouverte d’un chapeau de truffes a conclu ce pigeon avec délicatesse tant la salade était précise.
Dès qu’on aborde le terrain des desserts, il faut que le vin fasse une pause. L’ananas et son sorbet aux pommes sont un merveilleux dessert. On revient au vin pour en boire la lie, ce concentré de toutes les perfections du grand seigneur espagnol qui a un bois noble, un fruit épanoui, et une plénitude de belle faena. Il a droit à la récompense de deux oreilles, les mouchoirs blancs agités par tous les angelots des tribunes la réclament.
Le chef aussi a droit à cette récompense, car on sent tout le travail fait d’évocations, de discrétion, de goûts très purs sur un support technique de premier plan. La jeune garde des chefs de talent nous promet de vivre encore de bien grands moments. On reconnaît quelques apports à la Ducasse dans le chariot des infusions, le petit cadeau d’adieu d’une brioche. Un point sera à oublier très vite, c’est de planter le menu sur un mât. Comme dans le Trophée Jules Verne, on a de fortes chances de démâter. Plusieurs tempêtes sont passées dans la salle, dont une sur ma table.
Salle à manger typée, sommelier que j’apprécie, chef qui explore des voies plus que réussies. Le Crillon est un lieu de fête.