Les voies du Seigneur sont impénétrables et celles du web aussi. On me demande d’envisager de faire un dîner au restaurant L’Ami Jean. J’avais déjà déjeuné en ce restaurant à la cuisine généreuse qui convient plus à des profils de rugbymen qu’à des petits rats de l’Opéra. Une table est réservée à mon nom et il est prévu un rendez-vous de travail après le déjeuner avec Stéphane Jégo le chef propriétaire du lieu.
Lorsque j’entre dans le restaurant, les petites tables carrées sans nappe où les clients se touchent les coudes me semblent peu compatibles avec les dîners que j’ai l’habitude d’organiser mais la vie m’a appris à savoir attendre avant d’entériner tout jugement. La jolie Amandine me conduit à ma table qui pourrait accueillir quatre personnes ou six mais ne sera que pour moi. C’est la table proche de la cuisine ouverte où le chef officie ce qui permettra que nous échangions quelques remarques en cours de repas.
Au moment de m’asseoir j’entends « bonjour Monsieur Audouze ». A la table voisine il y a quatre hommes dont un caviste parisien qui a participé à des séances de l’académie des vins anciens. Ce sont des habitués du lieu, grand mangeurs, grands buveurs et généreux. Etant seul, je vais pouvoir partager avec eux discussions et aussi quelques vins.
A peine assis, on m’apporte une terrine de sanglier avec des cornichons, ainsi qu’un verre de Crozes-Hermitage « La fille dont j’ai rêvé » domaine Gaylord Machon 2016. Pour l’instant je suis la route que l’on m’a tracée . Le vin est simple, franc et généreux. Il a une belle vivacité et ne fait pas du tout « vin jeune ». Il a déjà un bel équilibre et se montre très agréable.
J’apprends que je vais suivre le même menu que la table voisine de solide mangeurs. Stéphane Jégo m’a gentiment écrit le menu en fin de repas : terrine de sanglier / velouté de veau et parmesan / encornets sautés, poitrine de cochon Ospital, oreille de porc / poitrine de caille et anguille / Saint-Jacques et racines / poisson Tombe brûlade d’origan / lièvre à la royale / riz au lait de grand-mère / citron réglisse.
Sur le velouté délicieux j’ai envie de voir si un vin rouge pourrait exister et je fais confiance au responsable des vins. Il m’apporte un verre de Chinon Vieilles Vignes domaine Philippe Alliet 2015. L’attaque du vin rend l’accord possible, mais comme pour le blanc, le velouté raccourcit les vins, ce qui n’empêche pas ce plat d’être gourmand.
Le Chinon a une attaque franche mais il est vraiment très court. Il va nettement mieux avec l’encornet et le lard. Il devient doucereux. Le plat est superbe et va mieux avec le rouge qu’avec le blanc.
La poitrine de caille et l’anguille se marient plaisamment. Le Côtes du Vivarois domaine Gallety 2012 a une attaque généreuse mais le finale n’est pas assez net. En matière de vins dans ce déjeuner, je fais du hors-piste car ces régions et ces années me sont peu familières. Les coquilles Saint-Jacques sont remarquablement cuites mais la petite sauce qui accompagne les racines, trop acidulée, comme vinaigrée, serait l’ennemie des vins anciens.
Le plat de poisson, de « tombe », est surmonté d’herbes et brindilles aromatiques qui sont brûlées au chalumeau juste avant d’être servies. Le plat est superbe et s’accommoderait de très grands vins. Le lièvre à la royale est très gibier, beaucoup plus que celui de Michel Rostang et se marierait sans doute difficilement avec des vins anciens. Mais le caviste de la table voisine avait dans sa musette un Corton domaine Pavelot 1971 tout en douceur et gracieux qui supporte très bien le choc du lièvre. Un retour aux vins anciens, ça fait du bien !
La suite va être plus confuse car les vins s’échangent, les plats s’amoncèlent, et je commence à travailler avec le chef. Les desserts sont gourmands, évoquant des souvenirs d’enfance. J’ai offert à la table voisine un Champagne Drappier Brut 2012 pour que nous trinquions. Il est vif, précis et très agréable et demanderait de la gastronomie pour bien s’exprimer. En échange de bons procédés mes voisins ont commandé une Roussette de Savoie Marestel Altesse domaine Dupasquier 2011 qui confirme son excellence absolue. Dès le nez on sait qu’on est en présence d’un grand vin. Il y a du miel, de la richesse et une noblesse qui montre à quel point les vins précédents n’étaient pas du même niveau, champagne et le 1971 mis à part.
Dès le service fini, j’ai travaillé avec Stéphane Jégo sur la façon d’organiser en ce lieu l’un de mes dîners. Nous avons défini tout ce qui concerne le service et nous avons ébauché une façon d’approcher la cuisine pour qu’elle s’adapte aux vins anciens. J’ai senti en ce chef une recherche d’excellence et une ouverture d’esprit qui sont extrêmement motivantes. L’idée d’un grand dîner prend corps. Celui pour qui le dîner se prépare, qui veut fêter un événement familial avec des amis, est venu me rendre visite pendant le repas. Il est un intime du chef qu’il embrasse amicalement. Toutes les conditions sont remplies pour un futur succès.
Lorsque je rentre à la maison où nous accueillons une nièce de ma femme, on m’annonce fièrement anguilles et coquilles Saint-Jacques alors que je venais d’en manger au déjeuner. Les préparations étant différentes, cela n’est pas gênant. J’ouvre un Champagne Krug Grande Cuvée qui doit avoir plus de 25 ans. Toujours superbe, rond, construit, c’est un véritable plaisir qui me conforte dans l’idée que si la formule « in vino veritas » a de la pertinence, la vérité est dans les vins anciens.
la terrine d’accueil
ça chauffe avec le chef ! au chalumeau même
le soir à la maison :