Nous envisageons avec mon ami Tomo que j’organise un dîner au Japon à l’occasion d’une tournée annuelle à Tokyo du chef et du directeur de son restaurant Garance. Pour cela, bien sûr, il faut en parler en déjeunant. Nous nous retrouvons au restaurant Laurent avec l’espoir de déjeuner dans le jardin, mais un rafraîchissement des températures après une période caniculaire nous oblige d’être à l’intérieur du restaurant. J’arrive en avance pour ouvrir mes vins et qui vois-je au seuil, Christian de Billy, qui va participer à un déjeuner de l’académie des gastronomes, congrégation fondée il y a près d’un siècle par Curnonsky, le prince des gastronomes. Il est rapidement rejoint par d’autres membres et au lieu d’ouvrir mes vins, je bavarde avec les arrivants. J’ouvre toutefois mes vins dont les parfums sont à se damner.
Tomo arrive et je le présente aux académiciens que je connais .Christian de Billy me tend un verre du Champagne Pol Roger sans année que je trouve particulièrement agréable, frais et typé, ce qui est ce qu’on lui demande. Nous passons à table. Le Champagne Krug Clos du Mesnil 1985 de Tomo est d’une couleur très ambrée pour son âge. Aux premières gorgées on sent l’acidité et un manque évident de volume. Nous commandons l’un et l’autre le même menu à la carte : des morilles en entrée pour le Clos du Mesnil , un pigeon pour mon vin rouge et un soufflé pour le liquoreux que j’ai apporté.
La cuisine d’Alain Pégouret est toujours aussi appréciée mais à la carte elle n’est pas orientée vers les vins. Car morilles et asperges qui peuvent s’associer pour un plat ne font pas bon ménage pour les vins et le pigeon ne se conçoit que sans sauce si l’on veut profiter du vin. Mais nous sommes capables de faire le tri et cette cuisine nous ravit.
Le Champagne Krug Clos du Mesnil 1985 connaît avec les morilles une résurrection spectaculaire, comme cela se produirait avec un vin jaune. L’acidité disparaît, le vin retrouve du volume et de la largeur et nous avons devant nous ce qui fait la gloire de cette cuvée miraculeuse du champagne Krug. Ce vin est immense, et la morille prend une mâche gourmande à son contact, titillée par la belle bulle vive et cinglante.
Lorsque j’ai ouvert le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1981, son parfum m’a enthousiasmé. Si l’on veut savoir ce qu’est l’âme de la Romanée Conti, il suffit de sentir ce vin-là. Le niveau était superbe ainsi que la couleur. Au moment où nous le sentons ensemble, Tomo et moi, nous nous regardons car nous savons que nous sommes en face de ce qui fait que la Romanée Conti jouit d’une telle aura. Ce vin est l’archétype des vins du domaine et aussi la signature de la Bourgogne. Il y a tout dans ce vin, la discrétion, la politesse, l’énergie, la salinité, la gourmandise bien contrôlée. Quel bonheur. Avec le pigeon, surtout la cuisse avec la peau, le vin est un régal. J’en verse un verre à Ghislain, le si aimable sommelier, pour qu’il en profite et aussi à un journaliste qui déjeune à la table voisine avec une vigneronne champenoise. Ce vin est un régal, d’un équilibre parfait sans une ombre d’exagération. C’est un velours mais qui n’est pas sensuel. Il est dans la dignité. Et son côté salin le rend gastronomique.
Comme il reste du vin et du champagne nous prenons un saint-nectaire pour le Richebourg et un Reblochon pour le Krug qui créent de beaux mariages.
Tomo a apporté un Suntory Tomi No Oka Winery Tomi 2003 Noble d’Or. A l’aveugle je suis bien incapable de trouver d’où il vient. Ce vin doux et liquoreux est fortement typé réglisse et évoque un peu les vins de Chypre. Il ne titre que 9° mais il est puissant. Pour le soufflé il vaut mieux prendre le Château d’Yquem 1981 en demi-bouteille que j’ai apporté, vin fort agréable et joyeux, très caractéristique d’Yquem mais à qui il manque vingt ans pour que nous nous pâmions. Il a trente-six ans mais je ne peux pas m’y faire, c’est trop jeune pour moi.
Nous avons défini un programme japonais qui était l’objet du déjeuner et nous avons rejoint les solides gastronomes après leur banquet. Ces académiciens sont insatiables car nous avons trinqué avec un Cognac Alfred Morton Family Reserve extrêmement agréable, avec un caramel bien contrôlé qui m’a rappelé des cognacs Hardy centenaires qui ont enchanté ma jeunesse.
Il se passe toujours quelque chose au restaurant Laurent.