Un ami dont la vie a de multiples facettes a en tête un possible dîner chez un restaurateur qui a eu pendant quelques années le titre de meilleur restaurant du Monde par l’un des médias les plus sérieux qui attribuent ce type de prix. Je l’invite à déjeuner au restaurant Le Sergent Recruteur où officie Alain Pégouret qui a fait pour moi tant de dîners au restaurant Laurent.
J’arrive à 11 heures pour ouvrir la bouteille que j’ai apportée, après un périple en voiture invraisemblablement long, car la Mairie de Paris veut dégoûter tous les banlieusards de venir à Paris. J’ai choisi un Château Gruaud-Larose-Sarget 1934. C’est en 1867 que Gruaud-Larose s’est séparé en deux Gruaud-Larose distincts, le Sarget et le Bethmann devenu Faure-Bethmann, deux propriétés distinctes qui se sont réunies grâce à Cordier en 1934, négociant qui venait de les racheter. 1934 sera le dernier millésime où l’on a distingué les deux propriétés. Nous boirons donc le dernier Sarget.
L’étiquette est belle, le haut de la capsule est doré est de grande beauté. Le niveau est entre haute épaule et mi- épaule, ce qui est acceptable pour un vin de 90 ans. Le bouchon vient en mille morceaux du fait d’un pincement du goulot qui l’empêche de monter sans se déchirer.
Le nez est prometteur et Aurélien le sympathique et compétent sommelier pense de même. Je demande à Aurélien un champagne pour le repas. Aurélien a une très grande connaissance des champagnes de vignerons qui travaillent à la pureté et l’authenticité des vins. Je goûte un champagne qui est toujours millésimé, d’un millésime très récent, et c’est un peu dur pour moi de goûter ce champagne si jeune et sans aucune concession. Aurélien me verse ensuite un champagne fait selon la forme d’une solera commencée en 1990. Il y a beaucoup plus de matière et de consistance. Ce sera le champagne du début de repas.
Ayant du temps devant moi, je vois en cuisine de beaux petits poulets qui me tentent et une préparation de lotte. Ça pourrait faire mon repas.
Mon ami arrive et nous commençons par la traditionnelle et incontournable rillette de maquereau moutardée, qui met en valeur le champagne que je n’ai pas eu le réflexe de photographier et me reste donc inconnu.
Mon menu sera lotte contisée à l’anguille fumée, cuite au beurre d’amande, une ‘rôtie’, tatin de choux et pomme granny, sauce verjutée / volaille de Luteau rôtie à l’ail noir sous la peau, celtuces et bimis, fleurette d’herbes fortes et thé matcha. Mon ami prendra un menu très différent mais nos plats s’accorderont avec le vin qui apparaît maintenant.
Quand je verse le Château Gruaud-Larose-Sarget 1934 je suis étonné de voir le vin aussi clairet. Je constate que les parois de la bouteille sont noires. Le vin a collé au verre et ce que je verse est un peu dépigmenté. Le parfum du vin m’évoque un fût en cave dont on a soulevé la bonde. Quand on sent le vin à l’intérieur du fût, on a cette odeur. Aurélien à qui je sers un peu de vin a strictement la même sensation.
En bouche, ce qui m’étonne c’est que le fruit qui s’expose est puissant. Qu’un vin de 90 ans ait un tel fruit est étonnant. Mais le vin n’a pas de puissance. Il est clairet avec une acidité délicate. Beaucoup d’amateurs seraient rebutés par le manque de consistance, mais j’aime ce vin tel qu’il est là, atypique combinant un beau fruit et une délicate acidité. J’ai connu des Gruaud-Larose beaucoup plus généreux, mais ce vin se boit bien et nous finirons la bouteille.
Le bas de la bouteille donne un vin beaucoup plus foncé, plus riche et de plus forte personnalité. Il se trouve que j’ai bu 153 vins de 1934. Je situerais le vin que nous buvons dans le troisième tiers qualitatif, mais j’ai aimé ce vin comme il s’est présenté, étonné par son aussi beau fruit.
Les deux plats ont eu des cuissons idéales. Alain Pégouret est heureux dans son restaurant, Aurélien est un sommelier pertinent et chaleureux. Nous avons avec mon ami exploré des idées à mettre en œuvre. Ce fut un beau déjeuner.