Romain est un des plus généreux des membres de l’académie des vins anciens. Il ne peut pas venir à la prochaine séance de l’académie aussi me propose-t-il de nous retrouver au restaurant Pages à déjeuner avec des vins apportés par chacun. Il m’annonce un Y d’Yquem 1968, une demi-bouteille de Chambolle-Musigny 1er Cru Les Amoureuses 1966 domaine Ropiteau et un Beaune Grèves Vignes de l’Enfant Jésus 1989.
Je lui propose d’apporter des vins de bas niveau car c’est avec un amateur comme lui que je peux prendre des risques, et j’en choisis quatre en cave, un Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1963, un Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1953, un Pétrus 1958 et un Hermitage L.De Vallouit 1978. Nous choisirons sur place ce que nous ouvrirons.
Revenant du sud en avion ce matin je me présente au restaurant Pages peu avant 11h et je suis vite rejoint par Romain. Nous laisserons de côté la demi-bouteille de Chambolle-Musigny, le Richebourg 1953 et l’Hermitage 1978. Il reste quatre vins pour nous deux, plus un fond de Cognac Grande Champagne. Nous avons décidé d’utiliser l’un et l’autre des crachoirs, face à cette profusion.
J’ouvre l’Y d’Yquem et son parfum est d’une richesse prodigieuse. Il sent le botrytis à pleins poumons. Lorsque je tire le bouchon noir du Pétrus 1958, je constate que le bas du bouchon a perdu de sa substance comme s’il avait été mordu par un animal qui l’aurait grignoté, sachant que cette hypothèse est impossible. Le bouchon est si affaibli que les plus grandes craintes traversent mon cerveau. Je sens le vin et c’est incroyable que le parfum soit celui d’un riche Pétrus parfaitement pur. Nul ne croirait qu’un bouchon aussi blessé fermait une bouteille au vin épanoui.
Le bouchon du Beaune Grèves s’est fendu en deux en remontant mais je discutais avec Romain et j’ai sans doute manqué d’attention. Le bouchon du Richebourg 1963 est d’un noir gras. Il a tellement tapissé le goulot que la couche épaisse de gras noir m’impose d’utiliser mes doigts pour enlever cette exsudation du vin. Le nez du vin à l’ouverture me fait craindre le pire. Je subodore qu’il me faudra ouvrir une autre bouteille.
Le menu s’est composé petit à petit sur mes intuitions qui pourraient laisser croire que je voulais « casser les codes », ce qui n’était pas mon intention. Ainsi, comme le parfum du Pétrus 1958 m’était apparu très supérieur à ce que j’attendais, nous allons prendre l’apéritif avec lui, pour éviter un déclin possible, et je commande à Ken, le chef qui travaille aux côtés de Teshi, de préparer des fines tranches de poisson cru. Il y a de la daurade royale, ce qui semble parfait. Le Pétrus 1958
est puissant, riche, follement truffé. Et l’accord avec le poisson cru est pertinent, au point que je le fais goûter à tous les membres de l’équipe de Pages. Le vin va nous accompagner tout au long du repas, quand sa présence est pertinente, et il ne faiblira pas, la puissance de la truffe s’accompagnant d’un velouté charmant dans la suite de la dégustation.
Pour l’entrée en piste de l’Y d’Yquem 1968, je demande des tranches fines de carpaccio de wagyu, et la cuisine lee prépare légèrement brûlées au chalumeau. L’Y d’une belle couleur claire et ensoleillée est un vin riche qui évoque un Yquem devenu sec. Il y a en effet de belles traces de botrytis qui égaient ce vin charmant et généreux. C’est probablement l’un des Y les plus puissants qui soient. L’accord avec le wagyu est encore plus spectaculaire que l’accord du Pétrus avec le poisson cru.
Le plat suivant présente des ormeaux avec un risotto aux champignons. Dès que je le vois, j’ai l’instinct de l’associer au Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus Bouchard Père et Fils 1989. Le vin a un léger nez de bouchon qui ne gêne pas le milieu de bouche, sauf à le rendre un peu plus strict, et se ressent surtout dans le finale un peu amer. Et de ce fait, l’accord avec les ormeaux se trouve encore mieux que si le vin avait eu plus de charme. Le vin va progressivement s’élargir et nous offrir un peu plus de pureté et d’émotion. Le plat est délicieux.
J’ai demandé qu’on nous prépare des petits steaks de wagyu pour accompagner l’Y. Mais quand je vois le plat arriver, je suggère que nous mangions une moitié du steak avec l’Y et une moitié avec le Richebourg. L’accord avec l’Y est parfait car le gras de la viande élargit le côté sauternais du vin de Graves.
Je sers le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1963 et Romain me regarde. Il est persuadé que ma façon d’ouvrir les vins fait des miracles, mais là, que le vin se présente aussi brillant, ayant effacé toutes les imprécisions de senteurs, tient de la magie. Je suis moi-même très étonné d’un retournement aussi imprévisible. Le vin est riche, et la trace de sel si caractéristique apparaît surtout dans le finale. Et le wagyu par son gras équilibré efface toute imperfection. Le vin est guéri de toute éventuelle maladie. Et l’accord est sublime.
Le cabillaud a une sauce à base de bisque et c’est mon erreur car j’aurais dû demander une sauce viande, car le vin qui accompagne le poisson est le Pétrus. Malgré la sauce l’accord se trouve et le Pétrus 1958 gagne maintenant en velours, ce qui adoucit ses accents truffiers.
La sauce du lièvre à la royale est absolument divine, et à mon goût, la chair manque du côté gibier que j’aime dans ce plat emblématique. Le Richebourg se régale de la sauce, et devient quasiment parfait. C’est un grand vin romantique au sel qui m’émeut toujours autant. Pour la sauce j’ai envie d’essayer la Grande Champagne Cognac du 19ème siècle et l’accord se trouve.
Pour continuer avec nos vins nous prenons du fromage, un saint-nectaire, une couronne du Poitou et une tomme de brebis. Je m’amuse à désigner les vins qui conviendraient, Richebourg pour le saint-nectaire, cognac pour la tomme de brebis et Beaune Grèves pour le fromage du Poitou et les trois accords fonctionnent.
On peut dire que, sans le vouloir, nous avons ‘cassé les codes’ et que tous les accords se sont montrés pertinents. Les vins ont brillé et je classerais ainsi en premier l’Y car il est un Y parfait, riche d’un botrytis affirmé toute en gardant une belle vivacité. En second je mettrais le Pétrus 1958, d’une richesse accomplie et d’une grande présence, puis le Richebourg joliment romantique et d’un sel racé. Enfin le Beaune Grèves a bien accompagné les ormeaux mais il lui a manqué d’un peu de pureté.
La complicité avec l’équipe de cuisine est un grand bonheur pour moi, car je peux laisser libre cours à mes audaces culinaires. Romain est le plus aimable des convives en plus d’être généreux. Ce déjeuner fut un grand moment de plaisir.
j’ai apporté quatre bouteilles basses
les bouteilles retenues
le Pétrus avec cet incroyable bouchon
la grande Champagne du 19è siècle