Je vais déjeuner au restaurant Taillevent avec Gilles de Larouzière le président du groupe qui comprend entre autres les maisons Henriot et Bouchard Père & Fils. Il a été convenu que nous apporterions chacun une bouteille. Gilles m’a envoyé une photo où l’on reconnaît le champagne mais pas l’année. Je n’ai rien annoncé. A mon arrivée, on me verse un verre du champagne sans me montrer la bouteille. Il ne me faut pas longtemps pour trouver – car la psychologie joue au moins autant que les capacités gustatives – qu’il s’agit d’un Champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs 1964. La robe est ambrée mais très peu, la bulle est vive ce qui correspond à un dégorgement récent et les deux mots qui conviennent à ce champagne sont : sérénité et plénitude. Nous sommes face à un champagne parfait, magnifié par une année qui est une des plus belles du siècle pour les champagnes. Je rêve un peu en disant à Gilles qu’il faudrait que les maisons de champagne attendent 54 ans avant de mettre leur production sur le marché. Rêve, évidemment. Mais la perfection de ce champagne long en bouche et d’une belle complexité est une forte motivation pour ceux qui ont des caves à faire vieillir les champagnes. Nous comparons nos souvenirs de ce 1964 avec le 1959. Le plus vieux des deux est plus vif, plus cinglant mais n’a pas cette belle sérénité.
J’ouvre mon vin qui est Vega Sicilia Unico 1972. Le bouchon se brise en trois morceaux. Le nez est irréellement séducteur évoquant à la fois de jolis fruits noirs mais aussi du café et de belles épices.
Le menu que nous prenons est : œufs de poule brouillés au homard et herbes potagères / canard de Challans rôti aux nèfles / fromages / vacherin aux framboises et vanille bourbon.
Le champagne est très adapté à une mise en bouche à base de poulpe et d’un jus aérien qui lui convient. Il réagit bien aux œufs brouillés. Le Vega Sicilia Unico 1972 a une bouche puissante mais aussi de grande séduction. Sa longueur est immense et ses complexités sont extrêmes, tout étant suggéré malgré la force de ce vin. Je ne retrouve pas la fraîcheur mentholée mais la fraîcheur des fruits noirs de ce vin est superbe.
Le service du Taillevent est toujours aussi parfait et souriant. La cuisine est solide et goûteuse. Avec Gilles, nous avons envisagé quelques projets que nous pourrions mettre en oeuvre en commun. Ce fut un très agréable déjeuner illuminé par la beauté du 1964 enchanteur autant qu’il est enchanteleur.