Cela faisait plus de trois mois que je n’avais pas vu Tomo, mon ami japonais, grand collectionneur et grand amateur, avec lequel j’aime partager des vins. Il était temps de nous revoir et je lui propose de suggérer des vins. Il me répond et je m’ajuste à sa proposition. Il y aura au programme, de son côté, Champagne Comtes de Champagne Blanc de Blancs Taittinger 1970 et Château Laville Haut-Brion 1951. Le millésime 1951 étant un millésime atypique, je me suis calé sur lui pour proposer un Château Chalon Jean Bourdy 1951 et un Vin de Paille Jean Bourdy 1951. Pour deux, le risque de manquer est relativement faible.
J’arrive en avance pour le déjeuner au restaurant Taillevent et j’ouvre mes deux vins. Tomo arrive alors que je suis encore en opération et j’enchaîne pour ouvrir ses vins. Le Champagne Comtes de Champagne Blanc de Blancs Taittinger 1970 émet un pschitt tonitruant qui fait se retourner tout le personnel de salle présent. C’est étonnant d’avoir un champagne aussi explosif à 48 ans. Le niveau dans la bouteille est parfait. Nous nous servons et le champagne est légèrement ambré, sans véritable signe d’âge. En bouche, l’attaque est légèrement lactée. Elle est opulente et le parcours en bouche est plutôt court, ce qui n’est pas une véritable gêne au plaisir. Nous trinquons avec bonheur sur ce beau champagne.
Choisir le menu n’est pas facile, et encore moins lorsque Tomo déclare son envie pressante de goûter au lièvre à la royal du chef David Bizet. Pour le lièvre il faut un vin rouge or les quatre vins blancs (ou champagne) sont déjà ouverts. Tomo me demande si je peux mettre un bouchon sur le vin de paille pour l’exclure du déjeuner, à remplacer par un vin rouge, ce que j’accepte même si je vois mal quand je servirai ce vin ouvert.
Le menu que nous choisissons est le menu « Les 5 de Yann Queffelec », mais sans les accords mets et vins prévus. Nous avons une réserve sur le dessert et nous choisirons plus tard. Le menu est ainsi conçu : poireau en croûte de sel truffé, mimosa de cèpes, essence sauvage poivrée / pomme de terre et Culatello à la crème de truffe blanche / rouget barbet confit concentré, torréfié, butternut, foie gras / lièvre à la royale.
Le choix du vin rouge est fort long car Tomo mettrait volontiers un zéro de plus à la gamme de prix que j’accepterais. Il y a de bonnes pioches dans la carte intelligente du Taillevent aussi le choix final sur lequel j’ai légèrement insisté est le Châteauneuf-du-Pape réserve des Célestins Henri Bonneau 1999. Il convient de dire que Maxime le sommelier a été d’un niveau de compétence et d’excellence absolu.
On nous sert trois petits amuse-bouches pour le champagne, qui révèlent une dextérité évidente. Mais je trouve que l’on est plus dans la virtuosité que dans la gourmandise et notamment l’une des trois saveurs, trop marquée par son acidité effarouche le champagne.
L’entrée en matière est d’anguille et de betterave et bien que je sois un peu sur le ‘reculoir’ en face des accords terre-mer, le goût est excellent. Nous goûtons ensemble les trois blancs qui vont chacun trouver leur territoire d’excellence face à l’un ou l’autre des plats.
Le Champagne Comtes de Champagne Blanc de Blancs Taittinger 1970 est un beau champagne tranquille, d’une complexité mesurée, d’un charme certain. Il est gastronomique sans explorer les chemins hasardeux. Il a besoin de saveurs claires. Aussi est-il plus à l’aise avec la pomme de terre.
Le Château Laville Haut-Brion 1951 n’est pas un Laville tonitruant mais c’est un Laville solide. Il est très à l’aise avec l’anguille et avec le poireau. Il a de belles expressions de Laville, avec peut-être une légère sourdine due à l’année. Je l’ai beaucoup apprécié sur des saveurs claires.
Le Château Chalon Jean Bourdy 1951 était discret à l’ouverture avec un nez calme. Mais c’est de loin le plus gastronomique car c’est le seul qui peut accompagner le rouget. Ce n’est pas un vin jaune explosif mais il est profond et incisif.
Le poireau est superbe. C’est ainsi que j’adore le poireau car il est exactement ce qu’il doit être. Il accepte le Laville comme le vin du Jura.
La pomme de terre a des goûts exquis et la truffe blanche très odorante appelle le Château Chalon. Mais ce plat est difficile à manger, car la pomme de terre en spaghetti ne se saisit pas facilement à la cuillère.
Le rouget est extrêmement viril, trop viril même car la sauce couvre la chair du rouget. Le Château Chalon est le seul à pouvoir subir le choc de ce plat un peu trop poussé, même s’il est délicieux. Tomo a du mal à le manger et je ne suis pas à mon aise.
C’est maintenant l’apparition du lièvre à la royale et il se produit en moi une réaction qui est la même que celle que j’ai eue il y a peu de temps avec un Haut-Brion 1928. C’est comme un coup de marteau qui me frappe sur le crâne. Car la première bouchée du lièvre est comme une apparition divine. Car ce lièvre est « le » lièvre, le lièvre parfait, celui qui résume ce que doit être un lièvre à la royale. Cet instant est un instant de pur bonheur et je cache ma tête entre mes mains pour en jouir totalement.
Sur ce plat, le Châteauneuf-du-Pape réserve des Célestins Henri Bonneau 1999 est absolument divin. On ne pourrait pas imaginer meilleur accord. Bien sûr il lui manque un peu de puissance par rapport au plat, mais quel bonheur. Car le vin est à la fois fruit et sang, grâce, douceur mais aussi largeur et velouté. Nous nous regardons avec Tomo, car ce que nous vivons, c’est exactement ce que nous désirons, un goût irréel et un vin qui magnifie le rêve.
C’est quand même assez cocasse de constater que nous avons ouvert quatre vins pour deux et que nous avons commandé un autre sur la carte. Et en plus le meilleur accord n’est pas avec nos vins mais avec le vin de la cave du lieu. Nous n’avons aucune certitude, nous sommes ouverts à tout et c’est bien ainsi.
Tomo fait attention à ce qu’il mange, mais il nous a quand même poussé à prendre le lièvre à la royale et le voilà qui récidive en demandant des crêpes Suzette flambées au Grand Marnier et au cognac. C’est un péché, mais de tels péchés doivent se pardonner. Maxime nous a offert un verre de Grand Marnier Cuvée des Centenaires délicieux avec le dessert.
Tomo est pervers ! Il a maintenant envie de goûter le vin de paille. Je sers donc trois verres du Vin de Paille Jean Bourdy 1951 qui est d’un flacon plus petit qu’une demi-bouteille. Le troisième verre est pour Maxime et l’équipe de Taillevent. Je dirais volontiers que c’est le plus grand des quatre vins que nous avons apportés, la comparaison au vin du Rhône n’ayant pas beaucoup de sens. Le vin est doux, raffiné, élégant et équilibré, et d’une noblesse rare. C’est effectivement peu fréquent de trouver un vin doux de cette prestance. C’est la douceur même avec une longueur infinie.
Le service du Taillevent est toujours aussi excellent et attentionné. Maxime a été parfait dans sa fonction de sommellerie. Antoine Pétrus n’était pas là et depuis qu’il a pris ses fonctions je ne l’ai quasiment jamais vu. Le chef David Bizet a un talent incontestable qui doit permettre à ce lieu d’aller vers les trois étoiles, car toutes les conditions sont remplies. Son lièvre à la royale est sublime. Avec Tomo, nous avons vécu un déjeuner mémorable.