Il y a juste un an j’avais déjeuné avec Warnet, jeune amateur de vins très compétent et curieux. Il avait apporté Moët 1911 et 1928 et j’avais apporté un Pétrus 1989.Warnet m’envoie un message disant qu’il aimerait partager un Moët des années 1880 avec moi. Pour trouver ce que j’aimerais partager avec lui, je me promène dans les allées de ma cave, attendant qu’un vin me fasse un clin d’œil pour que je le choisisse.
La ‘pêche’ est bonne car je croise le chemin d’un Champagne Pommery & Gréno 1947 étiqueté pour le couronnement de la Reine Elizabeth en 1953, puis d’un Champagne Duc de Roucher Extra Dry Cuvée England 1921 à l’étiquette comme neuve, puis d’un Château Margaux sans étiquette mais dont la capsule très lisible indique le nom du vin, d’une bouteille soufflée bouche ou soufflée main et que celui qui me l’a vendu attribue à 1905 et enfin une demi-bouteille de Beaune des Hospices Clos des Avaux Jolliot Paullin 1904. Ce choix me paraît d’un éclectisme fou.
A 10h30 je suis au restaurant Pages pour ouvrir mes bouteilles. J’avais dit à Warnet qu’on ne boirait pas tous mes apports aussi sans l’attendre je décide de ne pas ouvrir le champagne de 1947. Nous fêterons la Reine une autre fois. Mon convive me dira qu’il aurait fait le même choix qui nous permet de boire ce midi des vins qui sont tous centenaires.
Les deux rouges ont le même comportement à l’ouverture : le bouchon colle à la paroi et ce qui remonte est dissymétrique. Il faut cureter pour enlever ce qui vient en mille morceaux. Le parfum du Margaux ne demande qu’à s’ouvrir et celui du Clos des Avaux est poussiéreux mais moins d’une minute après on sent que le fruit est en train d’éclore.
Les deux champagnes étant anciens, il n’y a aucun obstacle à les ouvrir maintenant. Les deux bouchons sont superbes et viennent entiers. La qualité des bouchons est parfaite, au point que l’on peut lire ce qui est écrit alors que le bouchon très noir du Margaux est illisible.
Warnet peut lire sur le bouchon du Moët « White Seal » et après recherche il datera son champagne en 1887. Sur le bouchon du 1921 on peut lire Extra Dry et 1921. Ce sont vraiment de beaux bouchons. Les parfums sont aussi prometteurs.
Selon la tradition nous allons au 116, le restaurant voisin qui appartient aussi au chef Teshi. Nous buvons une bière japonaise en grignotant des édamamés, récompense après les ouvertures.
Avant que n’arrive Warnet, j’avais fait le menu avec le chef Ken qui se présente ainsi : Ceviche de lieu jaune, espuma lait-ribot / tartelette de tartare de bœuf, oignons caramélisés / carpaccio de daurade royale / cabillaud sauce umami / fricassée de homard grillé, giroles, jus de veau / canard colvert façon lièvre à la royale, purée de panais à l’anis, tubercule de cerfeuil rôti / wagyu maturé cuisson Binchotan, gaufre de pomme de terre et crème de persillade / dessert de Lucas : pignon de pin, extrait de sapin, châtaigne, tuile, chips et crème glacée.
Le Champagne Moët & Chandon que nous pensons de 1880 mais qui est de 1887 a une belle couleur ambrée et un nez délicat et subtil. En bouche, ce qui me frappe, c’est que ce champagne a strictement le goût historique de Moët & Chandon. Les 1911, 1914, 1928 ou 1934 sont absolument dans la même lignée. C’est un champagne chaleureux et réconfortant, au goût que l’on rêverait de trouver pour tous les champagnes. Le carpaccio de daurade est idéal pour le mettre en valeur et le cabillaud goûteux et divinement cuit lui rend sa politesse.
Arrive maintenant un de ces accords fusionnels que je cherche en permanence mais que je trouve très peu souvent car ils sont rares. Le Château Margaux 1905 a un goût qui est en prolongement total avec le goût du homard. Les deux s’emboîtent comme les doigts d’une main avec le gant idéal. C’est saisissant, car quand on atteint une telle symbiose, on la sent au plus profond de soi-même. Le Margaux est très féminin, gracile et subtil comme une jolie femme en crinolines qui joue de son éventail pour cacher les œillades assassines qu’elle délivre alentour. Et le homard répond à ses désirs. C’est un moment exceptionnel, intense, qui nous émeut.
Le canard traité comme un lièvre à la royale est magnifique, mais le bourgogne est plus magique encore. Qui pourrait imaginer qu’un 1904 en demi-bouteille, d’un niveau très bas, puisse être une telle merveille ? Ce Beaune des Hospices Clos des Avaux Jolliot Paullin 1904 est une merveille et du niveau d’un Grand Cru. Il est une synthèse du goût d’un bourgogne Côtes de Beaune parfait. Quel charme et quel accomplissement. Nous restons sans voix car ceci paraît irréel. Une telle plénitude, une absence totale d’âge, cela est confondant. L’accord est superbe et original et plus classique avec le wagyu.
Le Champagne Duc de Roucher Extra Dry Cuvée England 1921 a une couleur ambrée acceptable. Le pétillant est présent au goût, même s’il est faible. Ce qui frappe, c’est le côté extrêmement solide de ce champagne. Il est carré et fait pour l’éternité. On attend d’un Extra Dry un champagne doux et fortement dosé mais l’âge a atténué le doucereux. Le 1921 est plus monotone que le 1887 et n’a pas une aussi forte personnalité. Le dessert est un peu trop doux pour le champagne qui est trop dominant alors qu’il aurait fallu qu’il soit excité par le plat.
Que de merveilles ! Warnet va voter ainsi : 1904, 1887, 1905, 1921. Mon vote est 1904, 1905, 1887, 1921. La palme de l’accord va au Margaux et homard.
Pierre-Alexandre nous a servi des liqueurs « La Gauloise » qui sont faites comme des chartreuses. La jaune est d’une grande séduction et d’une douceur idéale. Nous la préférons à la verte, plus brutale.
Pendant le repas j’ai versé des verres de tous les vins à l’équipe de Pages. Leurs yeux émerveillés faisaient plaisir à voir. Ce n’est pas tous les jours que l’on a à une table quatre vins centenaires.
Ce fut un repas mémorable et très grand.
La pause après les ouvertures