Déjeuner avec trois Romanée Contimercredi, 23 octobre 2024

Il y a quelques mois, un de mes fournisseurs de vins m’a proposé une Romanée Conti 1945. Il y avait plusieurs photos montrant un niveau bas. Ce fournisseur a l’esprit d’un torero, toujours prêt à des batailles et la pugnacité d’un taureau de combat. Ce qui prêche en sa faveur, c’est que j’ai acheté une bouteille qu’il avait mis en vente aux enchères il y a quelques années, un jéroboam de Romanée Conti 1961, que personne n’avait acheté tant il était peu fringant. Je l’avais acheté et il s’est révélé brillant dans un dîner que j’ai organisé.

La question immédiate qui vient face à un tel mythe est évidente : faux ou pas faux ? La parcelle de la Romanée Conti avait gardé ses vignes préphylloxériques et en 1945, les vignes avaient 200 ans et étaient si fatiguées qu’il a été décidé de les arracher pour les remplacer par des jeunes vignes. La production de 1945 ne fut que de 600 bouteilles alors que d’habitude elle était de 4000 à 7000 bouteilles et comme il n’y a pas eu de vin de la Romanée Conti pour 1946 jusqu’en 1950, la Romanée Conti 1945 est devenu un symbole et un mythe.

Tous les amateurs de vin ont en tête le prix qu’a obtenu une Romanée Conti 1945 provenant de la cave de famille Drouhin qui vendait ce vin, prix qui est le plus élevé pour une bouteille de vin.

Les images que j’ai vues ne me semblaient pas correspondre à un vin falsifié et le niveau était bas. Mais quelque chose m’a poussé à aller plus loin. Le fournisseur voulait absolument boire le vin. Il sacrifierait la moitié de son revenu pour boire le vin. A mon sens, il ne ferait pas cela s’il n’avait pas confiance dans le vin.

Les discussions ont été difficiles, avec des joutes qui ressemblaient à des combats de coqs. Cinq ou six fois, j’ai dit : stop, terminé, ciao… et un jour nous sommes arrivés à une entente. Comme dans un poker, on calcule son risque. J’ai calculé et accepté le risque d’un vin qui serait mort ou faux.

J’ai réservé une table au restaurant Pages parce qu’ils sauront cuisiner pour les vins. Chacun de nous deux apporterait un autre vin.

Je suis arrivé à 9 h 30 au restaurant Pages. Nous devions nous rencontrer à 9 h45 mais Guillaume m’a envoyé un message me disant qu’il serait en retard, à 10 h 15.

J’ai décidé d’ouvrir la Romanée Conti Domaine de La Romanée Conti 1955. J’avais pris cette bouteille pour avoir une référence pour la Romanée Conti 1945 car les deux ont des niveaux bas et pour une autre raison. Curieusement, les Romanée Conti de nouvelles vignes, de 1951 à 1955, présentent une complexité inattendue. Et cette complexité n’est pas loin de celles des vins préphylloxériques. C’est très curieux, et Aubert de Villaine pense que les racines qui n’ont pas été débarrassées du sol ont eu une influence sur les nouvelles pousses.

J’ai ouvert la Romanée Conti 1955 et l’odeur était si intensément mauvaise, boue et terre, que je n’étais pas sûr qu’elle perdrait ses vilaines senteurs en un temps court.

Guillaume est arrivé et j’ai ouvert la Romanée Conti 1945. Le liège noir et gras donnait une indication : impossible que ce vin soit faux. C’est un liège typique et laid, comme on en trouve du Domaine de La Romanée Conti durant les décennies 40, 50, 60 et 70.

L’odeur n’est pas parfaite mais j’espère que toutes les mauvaises odeurs pourront disparaître. Et les défauts sont typiquement conformes aux défauts que j’avais senti en ouvrant les vieux vins du Domaine de La Romanée Conti.

La Romanée Conti Domaine de La Romanée Conti 1929 a été apporté par Guillaume et c’est une Vandermeulen. C’est un grand négociant en vin de Belgique qui avait le privilège de pouvoir embouteiller les vins reçus en barriques. Il a vendu de grands vins et beaucoup de faux vins. Je suis attentif en ouvrant et l’odeur ne correspond pas à ce que j’attendais. Les odeurs laiteuses ne sont pas normales. Le retour à la vie est prévisible et je n’ai pas d’opinion sur le fait qu’il s’agisse d’un faux ou non.

Après avoir ouvert les trois Romanée Conti, nous avons décidé de marcher dans Paris et de revenir au restaurant à 13 heures. Par chance le soleil est radieux.

Notre déjeuner commence à 13 heures après l’ouverture des vins de 9 h45 à 11 heures.

Le menu que j’ai suggéré au chef Ken, comme nous ne buvons que trois Romanée Conti et rien d’autre est : carpaccio de filet de bœuf / bœuf de Normandie / deux services successifs de Wagyu / lièvre à la royale / financiers.

Je pensais que l’odeur de la Romanée Conti Domaine de La Romanée Conti 1955 aurait du mal à se rétablir, mais elle s’est complètement reconstituée, redevenant absolument parfaite, marquée par le sel. En bouche c’est un pur rêve. La couleur est typique pour les vieilles Romanée Conti : terre brune, qui avec les vins du domaine n’est pas une caractéristique négative. Le goût est magique, archétypal de la Romanée Conti. Je suis si heureux. C’est une merveille. Probablement la meilleure Romanée Conti que j’ai bue de la période 1951 à 1975. Il faut noter que 70% des amateurs de vin auraient jeté ce vin à cause de l’odeur désagréable à l’ouverture.

Comme je le dis très souvent, ma méthode d’ouverture fait des miracles et ce n’est pas pour essayer de faire le fanfaron. Je suis tellement content de la typicité parfaite de ce vin. J’ai offert un verre pour que Ken et son équipe puissent s’en imprégner.

Pour la Romanée Conti Domaine de La Romanée Conti 1945 j’avais pensé que l’odeur imprécise avec des défauts disparaîtrait mais en fait, quelques défauts d’odeur sont restés. Je pensais : aïe aïe aïe. Mon désir allait-il être gâché ?

Mais comme les surprises arrivent toujours avec le vin, le goût n’a absolument aucun défaut. C’est curieux. La couleur du vin est lourde et le goût du vin est dense et lourd, ce qui est typique des vins préphylloxériques. Et puis la complexité, la fraîcheur et la longueur impérissable sont apparues.

Deux secondes de ma vie ont été l’éternité. J’ai mangé une bouchée de Wagyu et quand j’ai bu le 1945, toute l’histoire de l’univers était dans mon verre. Un moment de bonheur stratosphérique. Romanée Conti 1945 est faite pour Wagyu et vice versa. Ce fut le choc d’un instant. La grandeur de la viande grasse fait exploser la générosité du vin.

Puis je me suis demandé, est-ce une grande Romanée Conti ? Pour mon goût, je préfère la 1955. Mais pour la légende, ce vin est la légende. Et je me souviendrai toujours de la force du préphylloxérique, de l’incroyable longueur et de la complexité.

C’est un moment totalement précieux dans ma vie.

J’avais déjà bu la Romanée Conti Domaine de La Romanée Conti 1945 il y a 25 ans. J’avais aimé mais je n’avais pas les connaissances que j’ai aujourd’hui, qui me permettent d’avoir une meilleure perspective.

C’est maintenant le tour de la Romanée Conti 1929 Vandermeulen. Quand on l’a ouverte, l’odeur de la 1929 était désagréable. Certains aspects laiteux s’atténuent au déjeuner, mais je suis toujours agacé par ces odeurs.

La question vraie ou fausse était toujours dans mon esprit, en raison de la réputation de Vandermeulen qui avait vendu de grands vins mais aussi des contrefaçons. Mais une sensation est apparue avec le lièvre à la royale, comme l’éclair de magie pour la 1945.

La combinaison était si intense que le 1929 a révélé des marqueurs de la Romanée Conti.

Je n’ai pas été impressionné par cette 1929 parce que j’ai bu tellement de bourgognes de 1929 qui étaient meilleurs, mais j’ai eu un instant un flash non éloigné de celui que j’ai eu pour la Romanée Conti 1945.

Nous avons terminé ce voyage irréel avec de délicieux financiers crées par Lucas le pâtissier du restaurant Pages.

Si je veux résumer ce déjeuner, en termes de perfection, la 1955 est la parfaite Romanée Conti, mais en termes d’émotion, la 1945 est l’émotion de ma vie.

La Romanée Conti 1945 est une légende absolue. Nous avons eu son émotion. Cinq heures plus tard, je souriais encore.

Le lendemain j’ai téléphoné à Pierre-Alexandre, le directeur de Pages pour le féliciter. Il m’a dit : c’était tellement émouvant de vous voir si heureux. C’était une aventure unique.