L’an dernier à la même époque, un amoureux du vin autrichien était venu me rejoindre dans le sud pour un déjeuner de très grands vins chez Yvan Roux. Ce déjeuner a marqué nos mémoires lorsque Gerhard, se précipitant pour aller chercher une de ses bouteilles était tombé dans la piscine d’Yvan. Il est chef d’orchestre et compositeur (c’est lui qui a composé le da capo qui figure sur l’étiquette du premier millésime de cuvée da Capo du domaine du Pégau), elle est violoniste, et leurs deux jeunes garçons sont dans le cycle secondaire de leurs études à Graz. Les quatre se présentent comme l’an dernier avec une camionnette Volkswagen antédiluvienne de pompiers de couleur rouge, utile lorsque Gerhard va faire ses emplettes dans des prestigieux domaines de vins où il est connu et ami. J’ai pu le vérifier lorsque j’ai cité son nom à plusieurs vignerons.
Gerhard est profondément généreux, aussi m’a-t-il annoncé les vins suivants : Grüner Veltliner « Ried Lamm » Schloss Gobelsburg 1995, Haut-Brion blanc 1985, Chateauneuf-du-Pape « Cuvée Reservée » Domaine du Pégaü 1981, Chateauneuf-du-Pape « Reserve des Celestins » Henri Bonneau 1981, Chambertin GC F. Tortochot 1969 et Madeira Boal 1934 V.J.H. Comment ajouter des vins alors que nous serons au plus huit, dont ma femme qui ne boit pas et deux adolescents ? Comme l’an dernier, j’annonce beaucoup de vins pour que nous puissions trier : Champagne Salon magnum 1996, Haut-Brion blanc 1960, Chateauneuf-du-Pape blanc Les Cabanes Charles Descarréga 1969 et Vosne Romanée Cros Parantoux Domaine Méo-Camuzet 1999.
Entretemps, notre groupe se réduit à six. Il va falloir écarter plusieurs vins. Gerhard annonce tout de suite la couleur : il n’a aucune intention de repartir avec l’un de ses vins. Nous arbitrons, j’ouvre les bouteilles et prépare les bonnes températures car il fait chaud. Il est temps de prendre l’apéritif.
Le Champagne Salon magnum 1996 me donne un coup de poing au cœur dès que je l’ouvre. Car son parfum est le plus capiteux de tous les 1996 que j’ai bus. Le nez est impérieux, extrêmement vineux. En bouche, c’est la gloire de Salon dans une expression de puissance et de jeunesse. Il est merveilleux. Il combine un caractère vineux avec un fruit extrêmement fort. Ce Salon est parfait. Nous grignotons des petits toasts au foie gras et de la poutargue qui mettent en valeur le champagne.
Nous passons à table et ma femme a prévu un menu pour les vins : tempuras de lotte, gambas à la plancha, filets de loup juste poêlés, quasi de veau basse température aux petites pommes de terre en robe des champs, sauce fine à la courgette, au pignon et à la mûre en trace, camembert, crème de chocolat et caramel.
Pour les poissons, nous avons côte-à-côte trois vins. Le Grüner Veltliner « Ried Lamm » Schloss Gobelsburg 1995 a un nez qui rappelle les eiswein autrichiens. En bouche il est légèrement perlant et évoque les litchis ainsi que les vins de glace, car il a un sucre résiduel non négligeable. Le vin titre 15°. Je n’arrive pas à mordre à ce vin qui ne me crée aucune émotion.
Je tenais beaucoup à faire une confrontation entre les deux millésimes de Haut-Brion, mais à l’ouverture, le nez du 1960 m’avait fait craindre qu’il n’y ait pas de match. Le Château Haut-Brion blanc 1985 a un nez extraordinaire. C’est la perfection du Haut-Brion blanc. Et en bouche c’est un festival de complexité et d’équilibre. C’est un immense vin très fruité et qui plus tard évoquera le miel. A côté, le Château Haut-Brion blanc 1960 qui avait un beau niveau dans la bouteille a une couleur nettement plus foncée. Le nez est riche et beau. En bouche, l’attaque est très plaisante, forte, avec des fruits confits. Mais la fin de bouche a une trace médicinale qui signe la fatigue de ce vin. Gerhard et moi savons être tolérants à ce type de vins qui ont encore un message dont une part est riche, mais le vin est quand même très inférieur à ce qu’il devrait être. Il n’y a pas de match et j’en suis triste car j’aurais aimé un jeu plus égal.
Sur la viande, nous avons aussi trois vins. Le Chambertin F.Tortochot 1969 a une robe plutôt rose foncé. Le nez n’est pas désagréable, mais la fatigue du vin est trop forte, car aucune partie du message n’est claire. Gerhard reconnait un Chambertin, et le goût peut être velouté parfois, mais la cause est entendue. Il faut dire que la confrontation des deux vins suivants capte notre intérêt. Il y a une belle similitude entre le Chateauneuf-du-Pape « Cuvée Reservée » Domaine du Pégaü 1981 et le Chateauneuf-du-Pape « Reserve des Celestins » Henri Bonneau 1981, car l’effet millésime joue a fond, donnant des vins assez stricts, un peu rêches, mais d’une forte charpente. Le Pégau (que Gerhard écrit Pégaü, car semble-t-il c’est ainsi qu’on l’écrivait dans le passé) est le plus pur et le plus plaisant. Le Bonneau est plus « campagnard », plus approximatif dans sa trame. Mais les deux sont d’immenses vins dont nous jouissons de chaque goutte.
La tentation était grande de vérifier si le camembert Jort préfère les vins blancs ou les vins rouges. Avec le Haut-Brion 1985 et avec le Pégau 1981, il y a jeu égal, les sensations étant différentes, mais de même niveau. C’est en fait le Bonneau 1981 qui emporte la mise, car c’est lui, par son côté « campagnard », qui colle le mieux au camembert bien fait. Et chose curieuse, le camembert joue le rôle de « docteur-miracle » envers le chambertin qui a perdu sa fatigue et devient presque plaisant, mais retrouve ses blessures dès que le camembert a disparu.
Mon vote est annoncé en premier : 1 – Haut-Brion 1985, 2 – Salon 1996, 3 – Pégau 1981, 4 – Bonneau 1981, 5 – Haut-Brion 1969.
Pour Gerhard, c’est : 1 – Pégau 1981, 2 – Salon 1996, 3 – Haut-Brion 1985, 4 – Bonneau 1981, 5 – Haut-Brion 1969.
Gerhard va poursuivre son voyage en visitant des vignerons de Chateauneuf-du-Pape et de Bourgogne. Sa générosité et son amour du vin ont contribué à faire de ce repas un grand moment de partage et de communion.