Déjeuner chez Guy Savoy qui lance un nouveau menu de découverte de saveurs. C’est extrêmement intéressant car on joue sur les textures, les températures, les impressions immédiates et celles plus construites. C’est gustatif, tactile, sensuel.
Ce menu est fait par le Dieu Pan, qui envoie des notes dans toutes les directions, séduit sous les buissons et se rit de toute pesanteur. Création débridée avec un plat, le turbot, qui mériterait déjà d’entrer à l’Académie Française tant il est présidentiel. Choix des vins par Eric Mancio. La Cuvée A 360 P (Pinot Gris) 2000 Domaine Ostertag dont l’étiquette porte une profession de foi « solitaire mais libre comme un vieux chêne au coeur du grès rose » que le domaine a décidé d’appeler d’un numéro, car il n’a pas eu l’agrément pour l’appellation Grand Cru. Un beau jaune de tournesol, une belle puissance, une lourde charge alcoolique. Je le ressens comme une énigme tant il faut aller chercher en profondeur tous les messages qu’il envoie. Extrêmement gras, c’est un vin de plaisir, mais il peine à accompagner les nombreux plats pour lesquels il est prévu, car on se lasse un peu d’un discours identique. Il serait idéal au verre, et sur seulement deux plats.
Sorti poussiéreux de la cave, le Chateauneuf du Pape Domaine de Beaurenard Paul Coulon 1982 est un beau Chateauneuf. Puissant, élégant, il a une délicate amertume qui me plait bien. On pourrait même dire qu’il est sec, voire poussiéreux comme son enveloppe tant il assèche les papilles. Mais j’aime bien cette expression ascétique qui lui donne du caractère.
Le service est d’une précision extrême. Il y a même un exciseur d’oeuf mollet ! La bonne humeur règne, car on ne mange bien que dans la joie, et c’est un plaisir de venir profiter de cet Etna de création gustative à l’imagination sans limite. On aura compris que j’ai aimé.
Je vous raconte le turbot : une assiette arrive, joli tableau où sur du chou vert cru coupé en fines lamelles et répandu comme la chevelure d’une Ophélie martienne, un oeuf mollet forme un oeil cyclopéen. Un maître d’hôtel nous présente des cassolettes où d’épais morceaux de turbot ont été cuits. Il les sépare devant nous, les dispose dans l’assiette. Puis il verse généreusement de l’huile d’olive. L’expert ès oeufs mollets vient fendre l’iris qui se met à larmoyer de son or liquide. On mange allégrement sans se préoccuper de petits trous dans l’assiette surélevée. Je pensais juste comme cela, sans réfléchir, à la fonction de ces trous : ce serait bien qu’ils diffusent de la musique. Avoir une assiette dont la Tosca, la Somnanbula ou Nabucco accompagneraient qui une sole, qui un perdreau et qui un lièvre, cela aurait une folle allure. Quand on croit avoir fini de manger ce que l’on considère comme un grand plat, un maître d’hôtel vient enlever ce qui n’était qu’un couvercle, et de plate l’assiette devient creuse. Au fond, donc sous ce que l’on a mangé, une autre préparation s’est imprégnée du jus de turbot, de l’huile d’olive et du jaune d’oeuf qui se sont échappés par les trous. On ajoute alors les barbes du turbot pour donner une deuxième saveur totalement exquise rehaussée de petites pommes de terre délicates. Dictionnaires gastronomiques de tous les pays, faites vite un chapitre sur ce plat. Il écrit l’Histoire.