Un des plus fidèles de mes dîners est devenu un inconditionnel des vins anciens. Il m’invite à déjeuner avec deux autres amis, grands amateurs de vins anciens eux aussi. La table est retenue au restaurant Laurent. J’ai apporté deux jours avant une bouteille pour compléter le programme de ce repas, dont l’épicentre est un Royal Kébir 1923, vin que l’ami avait acheté avec l’intention de le boire avec moi, ce que j’apprécie beaucoup. Didier Depond m’avait donné la veille le restant du champagne dont je n’ai pas le droit de parler. Nous trinquons sur les dernières gouttes de cet ovni de champagne que bien évidemment je ne commenterai pas.
Mes amis ont pris le foie gras délicieux d’Alain Pégouret et j’ai pris des escargots pour accompagner deux vins de 1923 : le Royal Kébir, vin d’Algérie 1923 et le Vougeot les Cras Liger-Belair 1923 apportés par notre hôte. J’ai un grand amour pour ce vin d’Algérie dont j’ai acheté beaucoup d’exemplaires, et je retrouve une chaleur humaine, une générosité à peine atténuées par l’âge. Le final de ce vin est très élégant, dans des tons de framboise. Le vin de Bourgogne est animal, viande, très bourguignon. Il accuse une légère fatigue mais le message est riche d’intérêt.
On nous sert maintenant le vin que j’ai fait ouvrir avant dix heures ce matin par Patrick Lair. L’année est difficile à lire mais des yeux plus jeunes que les miens lisent 1935. Il s’agit d’un Frédéric Lung vin d’Algérie 1935. Ce vin est absolument magnifique. On pourrait le définir en pensant à un grand vin du Rhône où se glisseraient quelques gouttes de Porto. Légèrement torréfié, il a des notes de café. C’est son équilibre qui est spectaculaire. Il est dans la plénitude de ses moyens, ne montrant aucun des signes d’âge que révèlent les 1923, surtout le bourguignon. Si j’ai choisi ce Frédéric Lung, c’est que cette maison est devenue propriétaire de Royal Kébir. La continuité historique est là.
Un des amis a apporté Vega Sicilia Unico 1979. Ce qui le caractérise avec une grande évidence, c’est la confiture de mûre. Et c’est sans doute une des premières fois que je constate avec autant d’évidence la menthe, l’After Eight dans un vin. Bien qu’ouvert tard, ce vin est frais, élégant et beau.
En revenant sur chacun des vins, je constate que le plus chaleureux et joyeux est le 1935. Mais la race du 1923 est certainement plus affirmée par une grande complexité de trame. La rondeur du 1935 est éblouissante. Il combine la puissance et l’invasion en bouche. Il est grandiose.
Comme il est l’heure du fromage alors qu’autour de nous les tables se vident, sauf une où des personnages importants du monde du vin devisent, notre hôte fait ouvrir un Château Margaux 1937. J’en ai bu plusieurs de la réserve du restaurant Laurent. Une bouteille est éliminée par Patrick Lair et celle qui nous est servie est certainement le meilleur Margaux 1937 que j’aie bu ici. Ouvert sur l’instant il est gracile, délicat, avec des accents de groseille blanche et un très proustien retour d’écurie.
Je fais pour moi-même un classement : Frédéric Lung vin d’Algérie 1935, Royal Kébir Algérie 1923, Vega Sicilia Unico 1979, Vougeot les Cras Liger-Belair 1923.
Pour les soufflés, la générosité insiste car c’est un Château Sigalas-Rabaud 1967 d’un or délicat qui laisse sa lourde trace dans nos gosiers conquis. C’est alors que surgit Bernard Antony, le grand fromager ami, qui nous ordonne de goûter un morbier et un brebis corse de son affinage. Je lui fais examiner l’accord qui se crée entre le brebis corse et le sauternes. Bernard est très surpris que cela marche si bien.
Quand nous quittons la table, la pause du personnel du restaurant est largement compromise. Entre complices amoureux des vins anciens, nous avons servi une bien jolie messe en l’honneur des vins anciens.