Un ami vient me rendre visite pour déjeuner dans ma cave. C’est un gastronome esthète. Pour l’apéritif nous commençons par un fond de bouteille de Champagne Dom Pérignon rosé 1998. C’est un reste du dîner au château de Saran. A mon grand étonnement il ne montre que d’infimes traces d’évaporation. Il est fort agréable et débute bien ce repas.
J’ai ouvert une heure avant un Champagne Krug Private Cuvée années 60 ou probablement années 50 car l’état de saleté de la cape et de l’entourage du bouchon me suggère cet âge. Le bouchon est venu entier, bien cylindrique et l’odeur à l’ouverture était faiblement terreuse. Le niveau avait relativement peu baissé.
Au moment de servir, la couleur dans le verre est légèrement ocre. Le nez s’est reformé, subtil et intense. En bouche, le champagne ne peut trahir son âge mais il développe une telle palette de complexités que nous sommes aux anges. Il y a des fruits jaunes, de la minéralité, et ce champagne montre une personnalité que l’on ne trouve que dans les champagnes anciens. Beaucoup d’amateurs non avertis verraient de la fatigue, là où nous voyons des rayons de soleil.
La poutargue venant de Grèce et non salée offre un gras confortable. Elle est délicieuse. Parallèlement, nous tartinons sur du pain du tarama au wasabi. Et l’envie me prend de ne pas le tartiner sur le pain, mais sur la poutargue. Et l’accord de cet appareil avec le champagne est purement divin. Pourquoi ai-je eu envie de mettre ensemble ces deux saveurs, je ne sais pas, mais c’est une réussite.
Nous poursuivons avec du caviar osciètre prestige de Kaviari ce qui permet l’entrée en piste du Meursault Charmes Auguste Morey-Chenelot 1961 (Pierre Morey). Je l’avais ouvert de bon matin. Le bouchon était venu en une myriade de brisures de liège ce qui est lié au fait que le goulot n’est pas purement cylindrique. Le liège se déchire quand il doit passer par un étranglement. L’odeur à l’ouverture était discrète mais pure. Le niveau dans la bouteille est très élevé pour ses soixante ans. La couleur est belle, d’un or légèrement foncé. Nous aimons tous les deux les vins anciens aussi nous ne nous arrêtons pas aux petites blessures du temps. Le vin est passionnant, large, doré, et avec du cœur de filet de saumon l’accord se trouve plus volontiers avec le vin qu’avec le champagne.
Le camembert acheté par ma collaboratrice me donne l’impression d’avoir fait la guerre de 14 tant il est fripé et avachi. Mais il cache son jeu, car il montre un beau crémeux qui permet un accord aussi bien avec le champagne, accord divin, qu’avec le vin blanc.
Sur la tarte aux pommes, je sers le redoutable Calvados dont le niveau commence à baisser dangereusement. Mon ami qui a une véritable expertise en matière de calvados n’a jamais rencontré un calvados de ce calibre, si vif, si fort en même temps si frais.
Ce repas a montré des accords enthousiasmants sur la base de produits simples avec deux vins de soixante ans et plus dont la complexité est la clef de ces associations. Nous avons travaillé puisqu’il en était question, mais nos palais ont été émerveillés par ces moments gustatifs intenses.