C’est à mon tour d’organiser le déjeuner de notre club de conscrits. Ce sera au restaurant Garance, dans le salon privatif du premier étage. J’ai apporté les vins il y a plusieurs jours. Lorsque j’arrive, une heure avant le déjeuner, j’essaie d’ajuster les plats prévus par le chef avec mes envies. Nous nous comprenons bien, mais le fait que la direction est bicéphale, Guillaume Muller et Guillaume Iskandar, va poser des petits problèmes de communication. Ils joueront à la marge, bien sûr.
Sur la suggestion du directeur, nous commençons par le Champagne Efflorescence Marie-Courtin Extra Brut Pinot Noir 2007. Le champagne est bien fait mais amer et rude. Il est fort aimablement adouci par la brioche et sa sauce moutarde. Nous passons vite au Champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs magnum 1990. Mes amis sont émerveillés par sa jeunesse. Ce champagne de 22 ans a une bulle active comme s’il avait dix ans, une couleur d’un jaune citron et en bouche, il cause ! C’est un champagne vibrant, d’une belle mâche, agréable, car avec lui, on ne se pose pas de question. On le boit avec joie. Sur le foie gras et purée de topinambour, l’accord se fait.
Le Château Laville Haut-Brion 1998 est hélas bouchonné. Une goûteuse sauce aux champignons efface un peu cette impression mais hélas le vin n’est pas au rendez-vous, même s’il n’est pas un repoussoir.
Sur un lieu jaune, nous goûtons le Domaine de La Passion Haut-Brion Graves 1978. A l’ouverture, le parfum de ce vin était celui d’un premier grand cru, et l’on aurait pu le confondre avec le parfum d’un Haut-Brion. Une heure et demie plus tard, le parfum est toujours aussi puissant mais moins vif. En bouche, c’est un vin riche, très truffé. Il est beaucoup plus noble que ce que je pouvais imaginer.
Le Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1964, dès que je le goûte, me fait un choc. Un ami demande : « est-il mauvais ? ». Je souris et dis : « c’est le contraire. Quand un vin est de première grandeur, je ressens comme un choc ». Ce vin délicieusement bourguignon est romantique. L’année 1964 a adouci toutes les aspérités de la jeunesse et le vin glisse en bouche avec délicatesse. Quel grand vin ! Un ami s’alarme du fait qu’il est trouble. Et c’est vrai, mais cela n’affecte en rien son goût qui nous enchante tous.
La Côte Rôtie La Turque Guigal 1993 est fruitée à souhait, généreuse, gouleyante. Mais lorsque l’on revient au chambertin on constate à quel point la subtilité est chez le bourguignon, la pétulance étant sur les pentes escarpées de la Côte Rôtie.
Lorsque j’avais ouvert les deux vins doux, leurs parfums si typés et si différents m’avaient poussé à aller voir le chef pour qu’il les sente. Et j’imaginais que le Maury avec ses notes si prononcées de réglisse accompagnerait bien un ris de veau réglissé, que le vin sud-africain avec ses notes d’agrumes mais aussi de fenouil irait avec un dessert aux agrumes, et le dessert au chocolat verrait le retour du Maury. C’est ce qui s’est passé.
Le Maurydoré Cuvée Désiré Estève Paule de Volontat 1932 est délicieux. Il combine la fraîcheur qu’aurait un vin jeune avec la profondeur que donne son grand âge. Avec le ris de veau réglissé, l’accord est comme je le souhaitais.
Le Klein Constantia Afrique du Sud Sauvignon blanc 1998 est d’une rare fraîcheur. Ce qui est intéressant, c’est de comparer les deux vins. Le Constantia est sur des évocations de fruits jaunes ou oranges, comme mirabelle ou mangue. Le Maury est dans les fruits bruns comme le pruneau ou la quetsche. Le sud-africain paraît moins muté et plus frais que le Maury plus lourd. Le Maury crée un accord avec de dessert frais au chocolat qui est diabolique.
Si l’on doit classer les vins ce sera : 1 – Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1964, 2 – Champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs magnum 1990, 3 – Maurydoré Cuvée Désiré Estève Paule de Volontat 1932. L’accord le plus brillant est, pour mon goût, le dessert au chocolat avec le Maury puis le lieu jaune avec La Passion Haut-Brion 1978. Ce fut un déjeuner de conscrits fort réussi.