La famille est au complet pour le déjeuner du 25 décembre. Le Champagne Dom Pérignon 1962 est resté toute la nuit dehors. Une petite amertume subsiste encore, mais le champagne a vraiment reconquis son statut. C’est un grand champagne, qui évoque le zeste de citron, riche d’une belle complexité aux saveurs oranges, devenu plus doux. Les petits toasts de foie gras sont du velours pour mettre en valeur sa délicatesse.
Le Champagne Krug Collection 1982 est un monument. Tout en lui est d’une délicatesse et d’une noblesse de fond. Rien n’est excessif et tout est parfait. Nous avons en bouche la définition du champagne parfait sans le moindre excès, où l’équilibre le plus pur est recherché. Alors, bien sûr, selon ses goûts, on penche vers l’un ou vers l’autre. Mon fils préfère le Dom Pérignon. Ayant encore le souvenir des blessures de la veille, mon cœur penche vers le Krug Collection 1982.
A table, nous commençons par des coquilles Saint-Jacques juste poêlées. Le Château Haut-Brion blanc en ½ 1992 de la Tour d’Argent (d’un achat récent) est absolument exceptionnel, avec des évocations citronnées d’une rare élégance. A côté de lui, un symbole de l’excellence du vignoble français. Quand on veut offrir aux siens un Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1999, ce n’est pas par hasard. Bien évidemment, on s’attend à ce que le Montrachet domine le Graves. L’opulence en bouche et le final inextinguible et puissant indiquent que le combat sera sans égal. Or lorsque j’observe mes deux verres, celui qui se vide le plus vite est celui du Haut-Brion. Et je repense à la critique assassine qu’avait faite Aubert de Villaine lorsqu’il avait bu Haut-Brion blanc 1966 qu’il avait éreinté. Ici, celui qui me plaît le plus, c’est le Haut-Brion, même si le Montrachet est immense. Le montrachet, c’est la puissance, l’explosion gustative et le final en trompette. Le Haut-Brion, c’est l’acidité ciselée et une finesse de trame hors du commun. Voir que le vin le moins célèbre, qui plus est d’une année sans panache, se pousse du col au dessus de l’icône, cela me fait plaisir.
Pour la pièce de bœuf en croûte, fourrée au foie gras, nous avons cinq vins. Les trois ouverts la veille et les deux que j’ai ouverts ce matin. Pour respecter l’ordre des puissances, nous allons goûter une première série de trois vins. La Romanée Saint-Vivant Marey-Monge Domaine de la Romanée Conti 1974 est l’expression pure et simple du génie bourguignon, et, plus précisément, du génie de la Romanée Conti. Ce vin aux accents salins, de coquille d’huître, est une pure merveille. A se damner.
A côté, l’Hermitage Rochefine Jaboulet Vercherre 1967 a fait beaucoup de progrès par rapport à la veille. Il s’est épanoui, élargi, et mon gendre constate comme je l’avais fait hier, l’étonnant aspect bourguignon de ce délicieux Hermitage. En troisième, l’Hermitage Chave rouge 1988 joue comme hier le rôle de l’étalon, qui montre la pureté que peut atteindre l’Hermitage, sans toutefois enflammer les foules. On revient, on revient sans cesse vers la Romanée Saint-Vivant, diablesse tentatrice au goût inénarrable.
La deuxième série des vins rouges sur le plat met en confrontation la Côte-Rôtie La Turque Guigal 1995 qui a bien profité de sa nuit d’oxygénation et le Vega Sicilia Unico Reserva Especial très vieux. Je serais bien incapable de dater le Vega Sicilia, mais sa couleur très pâle, très café clair, indique qu’il doit être vraiment très vieux. Disons dans les années cinquante. Il est fort en alcool, alors que l’étiquette n’indique modestement que 13,8°, et s’amuse à jouer les portos qui flirteraient avec du café. Ce vin est déroutant, atypique, hors norme, mais sacrément intéressant. La Côte Rôtie, élargie par sa nuit blanche, est devenue parfaite, exacte définition de ce qu’une Turque doit être. Mais, qu’on le veuille ou non, on revient au Marey-Monge, petite pépite de la Romanée Conti.
Les rouges s’amusent avec les deux camemberts de la veille, sans qu’aucune répulsion ne se manifeste.
Ma femme a prévu des mangues en tranches avec quelques grains de fruits de la passion. C’est idéal pour le Domaine de la Forêt Haut-Preignac 1920, sauternes à la couleur merveilleuse, dont le bouchon indiquait bien l’origine ainsi que le nom du propriétaire, un monsieur Mathieu. Le vin est remarquable. On pourrait lui appliquer les slogans publicitaires : « il a tout d’un grand », voire : « pas assez cher, mon fils », car ce sauternes dont je n’ai aucune idée de l’origine dans ma cave joue en première division. Les notes d’agrumes sont parfaites, l’équilibre général est étonnant tant il joue haut. C’est un grand vin.
Pour finir, j’ai servi le Brown Madeira 1828 dont il restait une bonne part après le dîner chez Jean-Philippe Durand. Il est certain que ce vin sublime est tellement hors norme qu’il éclabousse tous les autres. On est au niveau de la perfection la plus absolue.
Alors s’il faut voter, ce sera : 1 – Brown Madeira 1828, 2 – Romanée Saint-Vivant Marey-Monge Domaine de la Romanée Conti 1974, 3 – Château Haut-Brion blanc en ½ 1992, 4 – Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1999, 5 – Krug Collection 1982. Sans que je cherche d’une quelconque façon à déboulonner les icônes, car je n’y vois aucune gratification, je ne suis pas mécontent que des vins inattendus prennent les premières places. Car sur le papier, c’est le Montrachet et le Krug qui seraient les leaders. Ils furent grands. Mais de belles surprises ont ravi nos âmes.
Dans une atmosphère de joie familiale, des vins se sont montrés immenses. C’est un cadeau de Noël de plus.