De temps à autre, j’aime poser des énigmes sur mon compte Instagram. La dernière est venue d’une bouteille de Lafite-Rothschild 1981 que l’on a bue dans un repas que j’ai raconté dans un précédent bulletin. La bouteille était enveloppée dans un fin papier rose fané, collé aussi bien au verre qu’à l’étiquette. Il était impossible de lire l’année et si j’avais tiré sur le papier, l’étiquette serait venue avec le papier rendant le millésime illisible. J’ai photographié la bouteille de dos, aucun élément ne permettant d’identifier et j’ai demandé sur Instagram que l’on trouve le vin et l’année. Le gagnant partagerait un grand vin avec moi.
Il y a eu un gagnant qui m’a expliqué que le papier rose est celui de Lafite et que grâce à la hauteur de la surépaisseur du goulot, qu’on pouvait deviner, il avait pu dire que le vin était de 1982 plus ou moins un an. J’étais content que l’énigme ait un gagnant. Matic vit en Slovénie. Il est architecte et passionné de vin.
Parallèlement, Adrien, un français vivant à Singapour s’était inscrit à un dîner que j’ai été obligé d’annuler. Imaginant qu’il avait pris un billet d’avion pour venir au dîner, sans poser de question je lui ai proposé de se joindre au déjeuner que je peux appeler « Enigma », et qu’il serait mon invité.
Nous serons donc trois à déjeuner au restaurant Le Sergent Recruteur. J’arrive à dix heures pour ouvrir mes vins ainsi que le vin d’Adrien, un Haut-Brion 1986.
Le champagne Salon 1997 est ouvert par Aurélien, le sommelier devenu aussi directeur de salle, parce que je n’ai pas assez de force pour l’extirper. Le Haut-Brion 1986 a un bouchon de belle qualité. Le parfum est prometteur, mais le vin devra s’élargir.
Le Château Lafite-Rothschild 1962 est le vin que j’ai choisi pour le gagnant de l’énigme, accompagné d’autres vins. Le bouchon vient entier, de belle qualité, et le parfum délicat promet d’être grand.
J’ai aussi apporté l’Echézeaux de la Romanée Conti que nous avions partagé hier au restaurant Pages que je cache pour en faire la surprise. Et le Tokaji Escenzia 1988 reste dans ma musette et n’apparaîtra que si le déjeuner s’y prête.
Ayant fini ma tâche, je me promène par un matin ensoleillé autour de l’Ile Saint-Louis et autour de Notre Dame. Il y a beaucoup de touristes et de parisiens de l’île. Mon Dieu que Paris est joli quand les rues sont propres et les piétons charmants. J’ai habité l’île quand j’étais jeune marié et j’ai retrouvé des émotions d’un Paris calme et serein.
Matic et Adrien arrivent. Ils sont tous deux de 1990. Des gamins !
Nous trinquons au Champagne Salon 1997 qui est de belle noblesse mais n’est pas glorieux. C’est parce qu’il a besoin d’être associé à des mets. Avec les rillettes il prend de l’envol. Il deviendra spectaculaire lorsqu’il sera associé à une bouillabaisse, dont la sauce propulse le Salon à des hauteurs infinies. Quel grand champagne de gastronomie, mon préféré parmi les jeunes Salon.
Pour le homard, nous buvons le Château Haut-Brion 1986. Ce vin est riche puissant, solide comme un rugbyman, élégant, et explosant de truffe. Là aussi, c’est avec la bisque légère mais insistante que le vin devient superbe.
Le plat de viande de bœuf maturé est exactement comme je l’aime, précis, droit, lisible. Alain Pégouret connaît mes goûts puisque nous avons fait ensemble plus d’une quarantaine de dîners. C’est à ce moment que je sers l’Echézeaux Domaine de la Romanée Conti dont il restait la moitié de la bouteille. Et j’ai demandé à chacun de manger une pomme de terre soufflée couverte de sel, ce qui s’impose pour la Romanée Conti. Quelle immense surprise pour moi, car ce vin qui avait hier un bas niveau et montrait sa fatigue est aujourd’hui entraînant et émouvant. Il est à dix étages au-dessus de l’émotion de la veille. Et cela m’a donné l’idée et l’envie, pour les vins de la Romanée Conti qui ont perdu du volume, de les ouvrir la veille et non pas quatre heures avant. Mes convives sont aux anges, et ils ressentent bien à quel point ce vin dégage quelque chose d’immatériel, comme lorsqu’on entre dans une cathédrale.
Le Château Lafite-Rothschild 1962 se résumerait par deux mots : charme et distinction. Mais c’est surtout le charme que l’on ressent. C’est un grand vin qui n’a pas la puissance du Haut-Brion 1986 mais qui est plus complet, raffiné et élégant. L’accord avec la sauce lourde est idéal.
Quatre fromages vont accompagner chacun l’un des vins. Les conversations sont si agréables que nous prenons le temps de choisir un dessert au chocolat qui accompagne le Tokaji Escenzia Aszu 1988 envoûtant, séduisant et léger par rapport à d’autres Tokaji, qui est marqué de la même différence qu’un Sauternes qui a « mangé » son sucre a avec un Sauternes au fort botrytis.
Nous avons voté pour nos trois préférés et dans l’ordre Matic a mis : Echézeaux, Lafite et Haut-Brion, Adrien a choisi : Lafite, Echézeaux, Haut-Brion et j’ai classé : Lafite, Haut-Brion et Echézeaux. C’est particulièrement intéressant que ces deux jeunes amateurs aient mis premier ou second l’Echézeaux que beaucoup d’autres amateurs inattentifs auraient éliminé en le trouvant au premier contact impossible à boire et auraient peut-être, hélas, vidés dans l’évier.
Nous avons beaucoup parlé. Ils étaient émus de goûter les vins de ce repas. Ce fut un grand moment de partage causé par une énigme. Du vrai bonheur.