Un déjeuner qui brille un peu plus qu’un rayon de soleil. On entre chez Guy Savoy, où l’on se sent si bien. Une assistance plus qu’abondante : le Club des Cent tenait séance. Je me glisse entre deux doctes discours, pour rejoindre la salle du fond de belles proportions. Un magnifique Alechinski donne une touche de confort moderne, expression affirmée du mouvement Cobra que j’adore. Là, je retrouve avec joie Bipin Desai, l’homme qui a tout bu, tout retenu, et qui organise les plus folles dégustations de la Terre. A ses cotés, un ami grand amateur de vin, un autre ami complice des plus belles bouteilles de wine-dinners, un restaurateur connu pour l’exceptionnelle collection de Pétrus qu’il disperse sur sa carte des vins, un producteur de vins, connu pour la plus belle collection de vins de plus d’un siècle. Autour de la table, la plus grande compétence dégustative possible (si on peut accepter ce néologisme). Bipin n’aurait évidemment besoin d’aucun des cinq autres convives pour avoir « la » compétence absolue qu’il incarne à lui seul, mais le partage des avis est toujours enrichissant. J’avais le plaisir du lieu, de l’incomparable talent culinaire, du service complice d’une brigade attentive, et des commentaires d’une richesse extrême de goûteurs hors pairs. Il ne me restait plus qu’à chausser un sourire béat, et l’aventure commence.
A noter que si je suis du « fan club » de Bipin Desai, je ne le suis pas sur l’ouverture des bouteilles. Il avait demandé qu’on ouvre chaque vin une demie heure avant consommation, et carafage avant service. Je suis pour une ouverture quatre heures avant, une oxygénation lente, et une absence de carafage. Ce déjeuner m’a confirmé que j’ai raison pour les vins que j’affectionne. Les raisons de Bipin sont autres : homogénéiser le vin servi et éviter la lie.
Le menu composé pour nos vins : Poêlée de girolles et Jabugo « Bellota Bellota », homard breton roti, bordelaise au corail, légumes croustillants au beurre de homard, ragoût de lentilles et truffes noires, cèpes en marmite, jus d’automne, volaille de Bresse pochée en vessie, riz basmati et petit chou farci aux légumes d’automne, sauce Albufera, saveurs exotiques et poivres.
Après un champagne « maison » fort rafraîchissant, Bâtard Montrachet Domaine Ramonet 1979. Le nez est impressionnant, extrêmement dense. En bouche, on a la structure caractéristique du Bâtard. Avis partagés sur sa longueur, mais mon opinion est qu’il s’agit d’un grand Bourgogne blanc, doté d’un spectre très large de différents goûts. Réellement grand. Une des magies de Guy Savoy : le Lagafellière Naudes 1953 Saint-Emilion avait strictement le même nez que la sauce du homard. Ce n’est pas la première fois, et ce n’est pas un hasard si Guy Savoy arrive à cloner l’ADN d’un vin dans sa sauce: il sait saisir les structures intimes du vin. Ce vin que j’ai bu de nombreuses fois est excellent, aimable, enveloppant et rassurant. Il a de l’onction. C’est un succès de 1953 qui est une si belle année, si belle en ce moment.
Le Richebourg Anne Gros 1996 est un pur bijou. Vin jeune bien sûr, mais tellement bien fait. Même si mon palais est fait pour le vin ancien, je ne peux pas ne pas admirer ce talent. C’est un vin sauvage, un de ces pur-sang que le temps va apprivoiser. Le Musigny Comte de Voguë 1978 fut l’occasion de nombreux commentaires. Plus on est compétent, et plus on est difficile. Garde-t-on la même capacité d’émerveillement ? La magie des cèpes a fonctionné tellement bien que ce fut, à mon goût, la plus belle association mets et vin. Le Musigny était de bonne qualité, et je l’ai aimé. Le Beaune Grèves, Vigne de l’enfant Jésus Bouchard Père & Fils 1947 est alors apparu. La méthode d’ouverture suggérée par Bipin nous a privé de 40% de la perfection de ce vin. En moins d’une semaine j’ai goûté trois grands Bourgognes de 1947. Pourquoi les comparer? Il suffit de se rappeler qu’ils sont grandioses, et que 1947 est une année merveilleuse en Bourgogne, généreuse, polie, chatoyante et riche d’arômes développés. Avec la spectaculaire volaille en vessie le Beaune distillait de beaux messages. Le Mouton-Rothschild 1982 aurait dû être bu plus tôt. Il était si coincé qu’on l’a servi au fromage. C’est un bébé. Mais un surdoué : il a tellement de talent. Il faudra attendre encore vingt ans avant qu’il ne livre tout son formidable potentiel, et se guérisse de sa cryptorchidie ! Nous avons fini avec une demie bouteille de Lafaurie Peyraguey 1961, qui, chaque fois que je l’ouvre, étonne par son invraisemblable perfection. Il va sans dire que la bonne humeur prévalait. Les anecdotes fusaient, sans que cela frôle l’académisme ou la pédanterie. Bipin avait d’incroyables anecdotes, mais je relève la jolie remarque d’un des amis : « si on ne se dispute pas sur le vin, alors à quoi ça sert de faire de tels repas ? » Le vin sera toujours, avec bonheur, le sujet d’inépuisables discussions.
Il n’y a pas eu de classement des vins, mais je hasarde mon tiercé de vins si différents. Je mets le Richebourg d’Anne Gros en premier, parce qu’il m’a plus que surpris. En second le Lafaurie 61 pour son incomparable perfection. Et en troisième le Beaune Grèves, si belle expression de 1947. Ce choix est évidemment subjectif, car la palette présentée était vaste.
En une semaine, j’ai pu voir comment Alain Dutournier, Philippe Bourguignon et Guy Savoy abordent la cohabitation entre leur approche culinaire et des vins moins souvent bus que ceux de leurs cartes. Trois approches très différentes où s’exprime la personnalité de l’artiste. J’ai bien sûr mes propres canons, mais je préfère que la personnalité de chacun s’exprime. La diversité est source de richesse.