Demain je vais atteindre mon cœur de cible si l’on veut prendre une locution à connotation marketing. En quoi consiste mon cœur de cible ? Je voudrais pouvoir ouvrir certaines de mes bouteilles rares avec des amateurs qui désirent partager des bouteilles de même calibre. Et demain ce sera le cas avec deux personnes dont les parcours d’amoureux du vin excitent mon intérêt. L’un est un grand amateur, qui est relativement peu éloigné de ma génération, qui a bu certains vins que je pense ne jamais pouvoir boire. C’est un chasseur de trophées. Certains pourraient penser que c’est un buveur d’étiquette, ce qui serait un contresens absolu. Il est le contraire de cela : amoureux de certains grands vins comme Pétrus ou Lafite, il veut avoir bu toutes les années dont les bouteilles existent encore et il a bu un nombre de millésimes du 19ème siècle à côté duquel ce que j’ai eu l’occasion de goûter ressemble à un poids coq voulant faire trébucher un sumo. Il a décidé de ne plus avoir une cave étendue et se concentre sur les achats de pièces rarissimes dont il est informé. Le troisième de notre table sera un jeune amateur qui est beaucoup plus dans la ligne de ce que je fais. Il boit des trophées mais ne boit pas que cela. Et son blog abonde de dégustations qui ressemblent à celles que j’organise avec mon ami collectionneur américain. Je ne le connais que par le web, et nous nous rencontrerons demain pour la première fois. Le jeune apporte Château Latour 1918. Son aîné apporte Pétrus 1936, d’une année incertaine, mais que la curiosité impose de goûter. J’apporterai un Château Pichon Longueville Baron 1904 et une bouteille qui est mon Graal, un Constantia d’Afrique du Sud du début du 19ème siècle, vin qui fut pendant plusieurs siècles considéré comme le plus prestigieux de la planète. Quand je l’ai pris ce matin en cave, j’ai constaté une goutte qui fuit du haut de la bouteille. Je l’ai touchée et ma peau est imprégnée d’un parfum indélébile. Les Chanel, Jicky et autres Mitsouko sont de l’eau de rose à côté de l’explosion de poivre et d’épices de cette petite goutte, prometteuse d’un nirvana demain.
J’arrive au restaurant Laurent pour apporter mes deux bouteilles et donner les consignes pour que ces précieux flacons soient ouverts selon mes désirs. Daniel qui m’a assisté pour de nombreux repas se chargera de cette opération à 9h30 demain. Je demande, car je suis gourmand : « auriez-vous un plat que je puisse grignoter rapidement, car j’ai un rendez-vous dans peu de temps ». Patrick Lair qui me connait bien suggère un pied de porc. J’acquiesce. Pendant que la transmission de consignes se fait avec Daniel dans une grande salle, je jette un œil sur des myriades de verres. On m’explique que le Grand Jury Européen de François Mauss avait tenu séance en ce lieu.
Je vais pour m’asseoir en salle et je reconnais deux grands amateurs de vins. Il est hautement probable qu’ils boivent du bon. Qu’y a-t-il devant leurs places ? Un Richebourg et un Grands Echézeaux tous deux du Domaine de la Romanée Conti et tous deux de 2005. Pour eux la vie est belle. Etant placé trop près d’eux, je change de table pour les laisser bavarder sans que je n’aie la tentation de les écouter. Ils seront plus libres. Et, quand je m’assieds, je vois du coin de l’œil que deux hommes déjeunent avec La Tâche du Domaine de la Romanée Conti dont le sommelier me dira qu’elle est aussi de 2005. Où est-elle la crise ? Je fais remarquer à Patrick Lair la folie de boire maintenant les 2005, purs monuments des vins de Bourgogne. Que le monde a changé !
J’avais demandé à Patrick Lair de ne boire que de la Chateldon, mais voici que Daniel me pose un verre de blanc. Je reconnais assez facilement qu’il s’agit d’un riesling. C’est un Riesling trocken Leitz 2005 qui titre 13,5°. Ce riesling allemand est un rescapé de la dégustation du Grand Jury Européen. Je le trouve goûteux, gouleyant et joyeux. C’est un vin d’une grande précision.
Sur le pied de porc à la crémeuse purée, c’est un verre de rouge qui est déposé sur ma table. C’est pour moi un bordeaux, plutôt jeune, dont aucune aspérité particulière ne me permet de situer le climat. Lorsque Daniel me dit qu’il s’agit du Château Haut-Marbuzet 2004, j’ai la réaction de l’inspecteur Bourrel : « bon sang, mais c’est bien sûr ! », car ce vin a fait mon ordinaire pendant plusieurs années au restaurant proche de mon entreprise où j’avais mon rond de serviette. A l’époque, il y a vingt ans de cela, le Haut-Marbuzet était souvent considéré comme le plus méridional des bordeaux. Aujourd’hui, du fait de la montée en alcool de tous les vins, il est dans la norme. J’aime son caractère velouté et bien construit, le tannin étant discret. J’aime un peu moins une simplification du message, qui en fait un vin trop policé.
Si un ami avait déjeuné tout seul, je serais allé lui porter un verre de mon vin. Sœur Anne ne voyant rien venir, je suis allé saluer mes amis pour goûter leurs vins. Il y a deux mois, j’ai bu les sept vins de 2005 du Domaine de la Romanée Conti. Si le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 2005 de ce jour ne m’étonne pas, conforme à l’image que j’avais gardée, le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 2005 est le contraire de ce que j’avais ressenti. Il est maintenant d’un épanouissement spectaculaire, d’un charme généreux et d’une rondeur qui m’étonne même d’un vin de la Romanée Conti.
Demain est un grand jour, astiquons nos papilles et faisons-nous beau !