Nous sommes à l’hôtel Casadelmar à Porto-Vecchio. A neuf heures précises, après une nuit réparatrice du dîner de grands vins apportés par plusieurs amis, on frappe à la porte au moment où le téléphone sonne. Dilemme. Je choisis le téléphone pour apprendre que la valise de ma femme est retrouvée. Le petit-déjeuner sur la baie de Porto-Vecchio n’en a que plus de saveurs. Nous partons avec des amis visiter Bonifacio et sa spectaculaire falaise. Dans un petit bistrot « le Rustic », une aubergine farcie et des spécialités corses se mangent avec une bière brune corse. Il n’est pas question d’offusquer l’autochtone avec des choix continentaux.
Le dîner du deuxième jour est destiné à mettre en valeur des vins corses sélectionnés par Aurore Marre sommelière du restaurant. Jean-Philippe, notre cornac, a demandé au chef de donner libre cours à son talent sans le canaliser. Ce fut un festival.
Le menu préparé par Davide Bisetto mêle harmonieusement des intitulés en français et en italien : langouste vapeur, panais, huile de clémentine lyophilisée, sorbet de fenouil / battuta de filet de Yorkshire, fondue de Castelmagno, truffe blanche d’Alba / Raviolini vapeur de tourteau frais, royale d’algues Nori, infusion bonito-soja-kombu / risotto carnaroli « riposato » aux choux-fleurs, poisson caramélisé, caviar osciètre royal d’Iran / Saint-pierre fumé minute au bois de genévrier / cochon de lait, cuisse à la milanaise et côte au speck, glace pomme-moutarde, petits oignons dolce forte / framboise, poivron, glace à l’huile d’olive, émulsion siphon de marjolaine / croquant au chocolat blanc, pistache mandarine, sorbet chocolat Araguani.
Le E-Croce Y. Leccia, Patrimonio blanc 2005 est un vermentino au nez très jeune. Le goût est très râpeux, minéral. Il y a un joli gras en fin de bouche, une belle fluidité, mais c’est quand même très simple. Le vin va bien sur la langouste, prend du volume, et s’oriente vers des saveurs de Condrieu, alors que bu seul, il allait vers la Loire. La râpe du vin colle à la râpe du fenouil pour un joli accord sur un vin simple.
Le Clos Canarelli, Figari blanc 2003, lui aussi vermentino, a un nez plus opulent, et plus complexe. En bouche, le vin est opulent, très varié et polymorphe. Le vin se restructure sur le plat, et notamment la truffe blanche. Le fromage fait de trois laits assemblés, de vache, brebis et chèvre, réagit de belle façon sur la truffe pour pousser du col ce vin au dessus de sa valeur. Dès ce deuxième accord, nous constatons à quel point Aurore Marre fait un travail d’extrême précision, car les accords sont d’un dosage de génie. Lorsque le plat est fini, le vin se dissocie à nouveau, comme si un vin de 10° était additionné de marc. Le plat, tartare à la crème au fromage et truffe est un plat exceptionnel.
Le Mariotti Patrimonio blanc 2007 a un nez très expressif. En bouche il évoque la crème et le beurre. Il est gras avec une belle acidité finale. Pour Luc, ce vin fait penser à ceux de Marcel Deiss. Le nez est très différent de la bouche. Nous apprenons que le vigneron ne fait que trois mille bouteilles de ce vin par an. Les arômes du plat évoquent le bois séché, dans des harmonies japonisantes d’une grande subtilité. Le jus raccourcit le vin alors que le tourteau en ravioli épanouit le vin. Compte tenu de la complexité du plat et de la symbiose qui se crée, je pense que cet accord constitue le plus grand ou l’un des plus grands que j’aie rencontré en 2009. La magie de l’accord provient de sucres suggérés tant par le plat que ce vermentino.
L’A. Arena « BG » Patrimonio blanc 2004 est à 100% en cépage bianco gentile. Le nez est très pur, dense, riche, un nez de très grand vin. Le vin est fumé et se marie divinement bien au risotto et à l’osciètre. Sur le chapon que je vois présenté pour la première fois de façon aussi originale en caramélisé, c’est le 2007 sur lequel je reviens qui s’accorde le mieux. Je note à ce stade que cette cuisine vaut trois étoiles, tant les créations sont imaginatives et goûteuses, et qu’Aurore a fait un travail de première grandeur. Ce 2004 est un grand vin blanc, long, pur, délié, très fumé, poivré, de belle acidité citronnée, vibrant sur le chou-fleur du risotto.
Le bois de genièvre qui embaume quand on nous sert le Saint-pierre sur une crème de haricot coco fait immédiatement resurgir des souvenirs de Marc Veyrat. Nous sommes tous des adorateurs de ce grand chef et nous sommes heureux de voir une continuité talentueuse entre Marc Veyrat et Davide Bisetto.
L’Abbatucci, cuvée collection « Diplomate », Ajaccio blanc 2007 est un vin de grande race qui crée un accord d’une délicatesse absolue. Le vin est droit, direct et pur et donne la petite touche de fumé qui prolonge le plat. Le vin est du niveau d’un grand cru, dit Luc. Le vin est grand et l’accord est extrême.
Après une petite pause au « Sydre » qui est du cidre, nous continuons le repas par un cochon de lait sur deux vins. Le Clos Capitoro Ajaccio rouge 1997 est frais, court, mais très sympathique. Il a des accents de vin déjà vieux qui ne peuvent que me plaire. Le contraste est énorme avec le E-Croce Y. Leccia, Patrimonio rouge 2004 qui est puissant, fort, boisé, presque trop fort. Il est un peu fumé et vraiment un peu fort pour mon goût. Jean-Philippe aime ce 2004 à cause de son soyeux que je perçois quand le vin se domestique un peu. Même s’il est plus ordinaire, mon cœur penche pour le 1997.
La fantaisie du dessert avec sa glace à l’huile d’olive parachève, s’il en était besoin, l’étalage d’un talent qui surpasse le niveau de beaucoup de trois étoiles. Ce dessert est génial. Le Clos Camarelli, bianco gentile passerillé 2004 fait très vin du Jura qui aurait fauté avec un peu de macvin. Avec le chocolat, il prend des accents de xérès doux. C’est un vin délicat, léger, évoquant les fruits jaunes et les vins du Jura.
Nous avons longuement discuté avec Aurore qui a fait un travail de sommellerie de première grandeur sur un menu d’une explosion créatrice du plus haut niveau. Nous avons abordé des vins corses dont certains sont de productions tellement limitées qu’il serait impossible d’en acheter car tout est réservé. La question à laquelle je n’ai pas de réponse est celle-ci : dans un contexte de rêve, lié à la magie de l’endroit, au talent conjugué du chef et de la sommelière, nous avons adoré ces vins. Aurions-nous le même enthousiasme si les vins étaient servis à Paris et non pas sur leur territoire ? Peu importe. Il nous suffit que ce soir, ces vins corses aient été épatants.